Renaissance²

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        La nuit passa. Elle fuyait toujours. Elle ne cavalait plus cependant, la fatigue l’avait gagnée. Elle marchait comme un somnambule, presque plus consciente de son environnement. Son bras blessé était la seule chose qu’elle ressentait encore.


        Le soleil sombra. La lune le remplaça. Elle ouvrit les yeux sur un monde à nouveau obscur. Nalya était couchée sur le sol meuble de la forêt. Épuisée, elle s’était assoupie sans s’en rendre compte. Elle se sentait fiévreuse. Son ventre gargouillait sous la faim. La douleur de son membre ne s’était pas calmée pendant son sommeil. La jeune femme ignorait où elle se trouvait, et son assoupissement lui avait fait perdre tout repère. Elle voulut se relever et continuer, mais à quoi bon ? Elle n’aurait même pas su dire dans quelle direction reprendre sa fuite. Elle se sentait vide. Asséchée. Le seul sentiment qui rugissait encore en elle était la colère. Une émotion froide et incisive, autant tournée contre Mikel que contre elle-même, si faible, incapable de lui prendre sa vie, juste retour des choses, pour lui qui avait anéantit la sienne.

        Un sanglot déchira la nuit. Aucune larme ne l’accompagna. Elle n’en avait plus. Allait-elle vraiment finir son existence au milieu de nulle part ? Elle se releva avec difficulté. Tant que son cœur battait, elle n’abandonnerait pas. Sa longue marche parmi les arbres reprit. Pas longtemps cependant. Quelques minutes plus tard, elle atterrit dans une clairière baignée par les rayons lunaires. Elle parvenait au centre lorsqu’un bruit dans les fourrés l’interpella. Elle se figea, à l’écoute. Un lourd silence régnait à présent. Plus de bruits d’insectes, plus de cris d’oiseaux. Une goutte de sueur froide roula le long de sa tempe. Son estomac gargouilla. Le son la surprit dans le calme alentour.

        Un grognement s’éleva derrière elle, sourd, comme le tonnerre au loin. Sauf qu’il ne semblait pas avoir de fin. Avec prudence, elle se retourna. Un loup, son pelage gris luisant sous la lueur blanchâtre de l’astre nocturne, dardait ses yeux jaunes droit sur elle.

        Nalya serra le manche du couteau dans sa main. À aucun moment de sa fuite elle ne l’avait lâché, seule arme pour se défendre. L’animal restait immobile, grondant toujours. Malgré la frayeur insinuée en elle, la jeune femme remarqua son allure presque pitoyable. Rachitique, son corps était zébré de cicatrices, zones dépilées de sa peau. Il semblait seul, sans doute un vieux solitaire rejeté de sa meute. Il avança d’un pas. Nalya voulut reculer, mais se retint. Ne jamais montrer à une bête sauvage la peur qui vous assaille.

        D’une puissante détente, le loup sauta sur elle. Elle ne vit rien venir. Les crocs s’enfoncèrent dans son épaule et ils basculèrent dans l’herbe humide. Nalya hurla en sentant sa chair se déchirer. Elle répliqua. Le couteau ripa contre une côte et s’enfonça à peine. Enragé, l’animal accentua la pression. Elle frappa à nouveau, avec toute la force du désespoir. Cette fois, la lame pénétra profondément dans le thorax. Le loup la lâcha en jappant. La jeune femme planta alors son arme dans l’encolure de la bête, juste derrière sa tête. Le fluide qui s’échappa de la plaie semblait noir dans l’obscurité de la nuit. L’animal s’écroula. Nalya se plaça à genou à ses côtés et retira le couteau. Puis l’abattit dans la chair. Encore et encore. Elle assenait les coups avec violence, bien après même que l’animal ait rendu son dernier souffle. Les larmes coulaient, se mélangeant au sang fumant. Elle finit par s’écrouler, exténuée.

        Nalya resta couchée là, la tête tournée vers le ciel. Les étoiles la narguaient de leur clarté glaciale. Son ventre se tordit soudain de douleur. La faim la tenaillait. Elle se tourna vers la dépouille. Des volutes de vapeur s’élevaient dans l’atmosphère. L’odeur cuivrée du sang emplissait ses narines. Appétissante. De sa lame, Nalya écorcha l’animal, dévoilant les muscles. Elle huma l’odeur de la viande crue. Son estomac criait famine. La jeune femme ne tenait plus. Elle découpa la chair et en fit en festin.

 

        Les arbres filaient de chaque côté, formes floues de part sa vitesse. Elle sauta par-dessus un tronc couché et atterrit avec souplesse sur le sol gorgé d’eau. La pluie avait cessé, laissant derrière elle une forêt détrempée. L’odeur de l’humus l’exaltait, mais pas au point de celle du fuyard. La nuit tombait, les bois étaient sombres, emplit d’ombres, mais elle n’avait à présent plus peur du noir. Elle s’arrêta. Sa proie avait changé de cap. Ses yeux jaunes scrutèrent les alentours. Là, un mouvement. Elle s’élança.

        Un hurlement monta dans l’air crépusculaire, bientôt repris par toute une meute. La chasseuse accéléra. Elle refusait qu’un autre loup lui dérobe sa proie. La queue blanche du chevreuil se rapprochait. Depuis les heures qu’elle le traquait, la fatigue l’affaiblissait enfin. La distance entre eux diminuait de seconde en seconde, jusqu’à l’instant fatidique. Elle bondit, tous crocs dehors. Sa mâchoire se ficha dans l’échine du cervidé. Il brama et sauta en l’air, tentative désespérée d’envoyer valser son prédateur. Elle tint bon. L’encolure. Il fallait qu’elle atteigne la chair tendre et fragile de son cou. Elle lâcha prise pour mieux mordre dans sa cible. Le chevreuil faillit se dégager, mais la louve était trop rapide. Le sang gicla sur le pelage gris de son museau lorsqu’elle déchira la peau de la base de l’encolure. Il s’écoulait dans sa bouche, goût métallique enivrant. Encore un pas, puis deux, et le cervidé s’écroula.

        Nalya hurla, savourant sa victoire.

        Affamée, elle se jeta sur sa proie. Ce fut une traque longue et difficile, mais la récompense en valait la peine.

        Des regards brillants s’allumèrent autour d’elle. La meute était arrivée et cinq loups s’approchaient avec précaution. Le museau toujours enfoncé dans les entrailles du chevreuil, elle gronda. Les intrus stoppèrent. L’un d’eux, plus hardi, continua son avancée. Nalya tourna la tête vers lui et claqua des dents. Il recula, effrayé. Malgré leur nombre, les canidés restèrent à distance respectueuse de la louve. Elle était bien plus imposante qu’eux et les dominait de toute sa puissance. Ils se contenteraient des restes.

 

        Nalya ignorait ce qui avait bien pu se passer. Quand elle s’était réveillée aux côtés de la dépouille à moitié dévorée du loup gris, elle en était elle-même devenu un. Son instinct bestial éveillé, elle n’avait pas cherché à comprendre. Ce qui était fait était fait, et les changements étaient plutôt à son avantage. Blessée, elle parcourut les bois pendant plusieurs semaines, domptant son nouveau corps. Il ne lui fallut guère de temps pour s’y habituer. Son ouïe, son odorat, ses intuitions de prédateur, tout en elle lui paraissait si naturel qu’elle en venait à douter de sa vie d’humaine. Elle se la remémorait comme un rêve. Un long cauchemar enfin terminé. Le temps de récupérer ses forces, Nalya se nourrissait de charognes ou rongeait le peu de viande que les autres loups laissaient sur leurs proies. Aujourd’hui, elle se sentait en pleine forme. Elle n’avait plus à dépendre de la nourriture en décomposition qu’elle trouvait. Maintenant, elle chassait. Et la proie qui hantait ses nuits allait bientôt connaître sa fureur.

        Grâce à ses sens de loup, elle n’eut aucun mal à retrouver le village. Les habitants y continuaient leur routine, paisibles, y compris Mikel. Elle voulait l’observer avant de passer à l’attaque, mais sa fureur grandissante ne le lui permis pas. Chacun de ses pas lui rappelait son mari. La boiterie était légère, mais bien présente. Il allait regretter ce qu’il lui avait fait subir.


        La lune, bien accrochée dans le ciel d’encre, illuminait le village endormi. La louve se faufilait entre les maisons, plus silencieuse qu’une ombre. Quelques fenêtres étaient encore éclairées par la lueur de bougies, de plus en plus rares avec l’avancée de la nuit. Elle parvint enfin devant son ancienne habitation. Qu’elle lui paraissait futile à présent ! Elle y était restée si longtemps juste pour avoir un toit et à manger dans son assiette. Sa vie antérieure était si pitoyable pour la prédatrice qu’elle était devenue.

        Nalya fit le tour des lieux. Les quelques moutons survivants du déclin de Mikel bêlèrent, effrayés par sa présence. La débâcle des bestiaux excita la louve. La salive humecta sa gueule. Elle avait faim, et pas que de nourriture.

        Une fois assurée que personnes à part elle ne rôdait aux alentours, elle s’avança vers l’entrée. Comme à son habitude, son idiot de mari n’avait pas fermé la serrure. Nalya se dressa sur ses pattes arrières et agita la clinche de ses antérieurs. La porte s’ouvrit en grinçant. Elle pénétra dans son ancienne demeure avec prudence. Il lui tardait de savourer sa vengeance et elle ne voulait surtout pas que Mikel ait le temps de se défendre. Une maigre bougie dispensait sa lueur dans la pièce. Sans elle pour garder un semblant d’ordre et de propreté, la maison était devenue un vrai taudis. Qu’importe, bientôt, plus personne ne vivrait dedans.

        Des bruits étouffés lui parvenaient de la chambre. Elle pointa ses oreilles, puis les plaqua sur son crâne après les avoir identifiés. Ses babines se retroussèrent et un grondement sourd s’éleva de sa poitrine. Elle l’atténua assez vite. Il n’était pas encore temps qu’ils la remarquassent.

        La porte était juste contre. Ils n’avaient même pas pris la peine de la fermer. Du museau, elle la poussa avec délicatesse. Les deux amants étaient trop pris dans leurs ébats pour y prendre garde.

        La fureur qu’elle contenait tant bien que mal et qui n’arrêtait pas d’enfler en elle éclata d’un coup. Dans son lit ! Ce porc osait coucher avec cette jeunette dans son lit ! Elle grogna et bondit.

        Juste à ce moment, la jeune femme l’aperçut. Ses yeux s’écarquillèrent de terreur. Elle voulut hurler, mais son cri mourut dans sa gorge déchiquetée. Estomaqué, Mikel chuta du lit dans un bruit sourd. Nalya s’approcha de lui avec lenteur. Elle voulait prendre son temps. Une fuite rapide dans la mort lui serait trop clémente. Terrifié, il recula le long du lit jusqu’à ce que son dos cogne le mur. Il tremblait. Enfin, elle pouvait voir la peur dans ces yeux, comme tant de fois il l’avait vue dans les siens. Et elle s’en nourrissait.

        Il était si pathétique, recroquevillé tel un gosse face au monstre du placard. Sauf que le monstre était bien réel. Au moment où elle plongeait vers lui, il sauta sur le lit. Ses dents n’attrapèrent qu’un bout de son mollet. Il se dégagea et s’enfuit en boitillant. Son sang en gueule l’enfiévra. Elle se lança à sa poursuite. Blessé, il n’avait pas été loin. Il l’attendait derrière la table, une buche en main, prêt à s’en servir. Si elle avait pu rire, elle l’aurait fait aux éclats. Que pouvait son malheureux bout de bois face à sa force ? La louve sauta sur la table, renversant au passage la bougie. Mikel agitait sa buche en tout sens, paniqué. Parée à éviter le moindre coup, Nalya n’eut cependant pas l’occasion de l’attaquer. Il lui lança son arme improvisée à la gueule et s’enfuit en courant au dehors.

        Formidable chasseuse, la louve ne perdit pas sa trace. Même un chiot aurait pu suivre cette odeur de sueur, de sang et de peur mélangés. Elle se lassait peu à peu de ce petit jeu. La traque devait prendre fin. L’heure de la mise à mort arrivait.

        Mikel courrait à en perdre halène, faiblard sur sa jambe blessée. Nalya percuta son dos de plein fouet et ils s’étalèrent dans le tapis de feuilles et de terre des sous-bois. Leste, la louve ne perdit pas son équilibre et retomba sur ses pattes. L’homme qu’elle avait épousé avec tant de joie et qui avait fait son malheur rampait devant elle, misérable. Elle enfonça ses crocs dans son bras, juste retour des choses pour la blessure qu’il lui avait infligée. Toutefois, lui ne risquait pas de souffrir des séquelles toute sa vie. Sans lui permettre de réagir, elle s’attaqua alors aux jambes. Elle se repaissait de ses cris de douleur. Elle savourait cet instant qu’elle aurait voulu interminable.

        Mais il était temps.

        Nalya lui mordit l’épaule et l’obligea à se mettre sur le dos. Elle voulait voir l’étincelle de vie disparaître de ses yeux. Elle se délecta de ce dernier moment où elle le dominait de toute sa puissance. Ses crocs se plantèrent dans la chair tendre de sa gorge. Le sang de se vengeance était une bénédiction pour ces papilles. Encore quelques secondes de souffrance, le temps que le fluide vital s’écoule de sa blessure, et son regard devint vide.

        Essoufflée, les babines ensanglantée, Nalya s’assit près du corps de sa victime, son ancien tourmenteur. Sur le moment, elle avait ressenti une indicible joie. Mais à présent, seul un grand calme l’emplissait. Elle se sentait délivrée de l’emprise de Mikel. Cette fois, s’était bel et bien fini.

        Elle dirigea sa tête vers le ciel et hurla à la lune, libérée.

 

 

FIN

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