Chapitre 6 (deuxième partie)

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Château de Lures, juin 1726

Au printemps suivant nous parvint une lettre de la sœur de ma mère, ma tante Anne. Son mari venait de décéder. Ils vivaient à Paris et elle demandait à ma mère la possibilité de passer quelque temps auprès de nous, pour aider ses deux filles à faire leur deuil de leur père. Une autre raison, moins avouable, poussait ma tante à partir : sa belle-famille ne l'appréciait guère et son beau-frère espérait remettre la main sur les biens de feu son frère, sans laisser grand-chose à ma tante et à mes cousines. Ma mère trouva sans doute les arguments pour convaincre mon père de la recevoir ou peut-être mon père ne fit-il aucune difficulté à cela, toujours fut-il que peu avant l'été, je revis ainsi ma tante et mes deux cousines. En fait, pour ces dernières, j'en fis même la connaissance, car je ne les avais vues qu'une seule fois, alors que j'avais à peine deux ans et je n'avais gardé aucun souvenir d'elles.

Iphigénie avait trois ans de plus que moi et Sophie un an de moins. C'est d'elle que, très vite, je me sentis la plus proche. Nos caractères étaient certes très différents, mais nous nous entendions bien. Sophie était très douce et sage, très gentille. Elle s'émerveillait d'un rien et ayant toujours vécu à la ville, elle s'extasiait du chant des oiseaux, de la beauté d'une fleur. Je pris alors très vite plaisir à lui faire découvrir le domaine, l'été étant vraiment propice à de grandes promenades dans le parc. Iphigénie, en revanche, n'était guère heureuse de venir vivre avec nous. Elle rêvait déjà de bals, de jeux, d'amusements en tout genre comme la Cour et les salons en offraient, du moins c'était ce qu'elle imaginait. Elle était aussi assez hautaine et comme elle était très belle, avec de beaux cheveux d'un blond cendré, un teint pâle, des lèvres de rose, elle prenait des airs de grande dame qui la rendaient ridicule. En cachette, je me moquais souvent d'elle ce qui faisait rire Sophie que son aînée écrasait bien souvent de sa suffisance.

Néanmoins, leur présence combla un peu pour moi le vide laissé par le départ de François et le décès de ma grand-mère, et le séjour de ma tante se prolongeant, nous finîmes par croire qu'elles resteraient toujours chez nous.

Malgré tout, je guettais avec impatience chaque lettre de mon frère, lui écrivais en retour. J'avais espéré naïvement qu'il aurait pu être présent pour mon dixième anniversaire, mais il était à croire que je ne fêterais aucune de mes dizaines d'années en sa présence.

Une nouvelle année passa, au cours de laquelle François ne revint pas. Il avait été envoyé sur le front espagnol pour quelques mois, avant d'être affecté à une compagnie stationnée dans les Flandres. Face à ces armées voisines, c'étaient en fait toujours les Anglais que nous combattions, même indirectement.

Château de Lures, juin 1728

Ce fut au cours de ce mois de juin que ma cousine Iphigénie fêta ses quinze ans. A cette occasion, ma tante et ma mère avaient décidé d'organiser un bal dans notre propriété. Le dernier remontait à fort loin et je n'avais encore jamais assisté au moindre bal auquel mes parents étaient invités, étant trop jeune pour cela. J'avais tout juste douze ans et Sophie pas encore onze, on considéra cependant que nous pouvions participer à une partie de la fête. Iphigénie était aux anges et faisait des manières encore plus que d'habitude ; Sophie et moi, trop excitées par la perspective de pouvoir nous amuser, n'y prêtâmes guère attention. De nouvelles robes furent commandées pour nous et nous passâmes plusieurs heures en compagnie de couturières, ce qui m'ennuya bien vite. Il me semblait que je perdais mon temps à ces essayages sans fin et qu'une fête était un enjeu bien dérisoire aux côtés de promenades manquées et d'explorations avortées.

Car pour explorer, j'explorais. Oh, toujours le domaine et même un peu au-delà de ses limites, ce qui ne manquait jamais d'inquiéter Sophie, mais elle gardait le secret et ne disait rien à ma mère de nos escapades au-delà de l'orée du bois, dans la plaine qui s'étendait jusqu'aux premiers hameaux. Là, j'avais sympathisé avec des camarades de jeux dont la simple existence me paraissait bien plus digne d'intérêt que les sempiternelles leçons de maintien, de diction ou de danse. Ces dernières, surtout, me faisaient souffrir, car je ne parvenais jamais à poser mon pied correctement et j'essuyais les réprimandes piquantes de notre instructrice, la très sévère Mademoiselle de Lorgeon, et les moqueries d'Iphigénie.

Dès que nous en avions le loisir et sous prétexte de petits tours à l'ombre des arbres, Sophie et moi partions donc à la rencontre des enfants des fermiers des alentours. Ce fut là que j'assistai pour la première fois à la naissance d'un petit agneau et que j'appris quelques rudiments pour fabriquer des tisanes favorisant le sommeil ou des cataplasmes pour apaiser les douleurs que je ressentais encore dans ma jambe, du fait que je n'avais pas encore tout à fait terminé ma croissance. Ces douleurs s'apaiseraient lorsque je cesserais de grandir.

Pour combler le temps et l'ennui, je poursuivais aussi mes découvertes dans la bibliothèque de mes parents. Depuis les longs mois que j'avais dû passer allongée, à soigner ma jambe blessée, j'avais vraiment pris goût à la lecture et je prenais beaucoup de plaisir à me plonger dans les récits et romans que mes parents possédaient. J'avais ainsi l'impression de voyager, de m'évader et, tel un oiseau emporté par le vent, de m'accrocher à un nuage et de survoler la terre et les océans, en quête de mondes nouveaux, de villes étranges et de peuplades inconnues.

**

Dès le matin de ce beau jour de juin, toute la maisonnée vibra de cette étrange excitation provoquée par les réjouissances à venir. Les soubrettes couraient de ci, de là, les valets les croisaient. Mon père s'était enfermé dans son bureau pour échapper à la folie qui s'était emparée de sa propre maison, et Sophie et moi étions debout à peine les premiers rayons du soleil avaient-ils surgi derrière le bois. Iphigénie fut levée encore plus tôt que nous et ses cris perçants nous agacèrent bien vite. Il nous fallut cependant subir toute une séance d'habillage en commun et, avant le début de l'après-midi, j'avais déjà les oreilles farcies de ses jérémiades. Elle affichait cependant un grand sourire ravi.

Si Sophie et moi n'étions pas autorisées à assister au bal lui-même, nous pûmes cependant passer les heures de l'après-midi et du début de soirée en compagnie de nos invités. Je connaissais plusieurs d'entre eux, amis de mes parents, mais je n'avais que rarement eu l'occasion de croiser leur progéniture.

Même si je n'étais pas encore pubère, ma situation faisait que j'attirais déjà quelque intérêt de la part d'hommes plus ou moins jeunes. Etant encore considérée comme une enfant, aucun ne se serait permis la moindre allusion, ni même le moindre aparté avec mes parents me concernant. Iphigénie, en revanche, était au centre de bien des attentions, ce qui la rendait encore plus pénible. Au bout de cette journée, nous en conclûmes Sophie et moi que rien ne valait un peu de tranquillité.

Au cours de l'été qui suivit, François eut la possibilité de venir passer quelques semaines avec nous juste avant de prendre son premier commandement. Je revis avec grande joie mon frère et sa joie fut réciproque. Il m'avait tellement manqué ! Toujours fut-il qu'il revêtit à mes yeux une nouvelle aura. Mon esprit rêveur se plaisait à imaginer mon frère chéri mettre à mal la Couronne britannique, conquérir les belles cités espagnoles ou ramener des trésors de toute l'Europe. Je balayais donc d'un simple geste le fait qu'il ne soit qu'un modeste capitaine arpentant la plaine sans fin des Flandres. Car à bien y réfléchir, cette vie me semblait palpitante au regard de mon petit horizon familial.

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