texte complet

5 minutes de lecture

L’oignon ou le poireau ? J’hésite…sur les effluves qui planent passée la porte. L’emporte la certitude que mijote soupe ou potée dans les étages et mes oreilles soudain aux aguets prennent le pas sur le rapt de mon nez. A gauche de l’escalier un bruit acidulé me souffle une cadence amie et des ondes d’enfance.

Elle habite le premier étage. Ma famille occupe l’entresol. Une cave réhabilitée en appartement dont les ouvertures du salon et de la cuisine sont à fleur de terre d’une cour surplombant un boulevard.

De sa présence au-dessus de ma tête, j’ai d’abord entendu les pas. Feutrés, ceux de ses pantoufles le soir tant le corps de maison s’avérait sonore, incisifs juste avant que sa porte ne claque doucement : elle sort, descend l’escalier, enfile le couloir, passe devant notre fenêtre ouverte, un petit geste de la main. Ce furent nos premiers mots, la discrétion d’une rencontre, le quotidien d’une solitude qui la menait chercher son pain quelques mètres de trottoir plus bas.

De mon ré-de-cour je vois ses grosses chaussures noires à lacets et ses bas opaques qui saucissonnent ses jambes. Ses cheveux affichent le gris de l’âge longtemps porté, l’ensemble de sa silhouette raconte le chemin d’une vie avancée qui s’appuie sur une canne élégante. Je devine qu’elle sait, qu’elle a beaucoup à dire et à montrer. Sa dignité m’attire et comme un papillon j’aspire à la lumière.

Je m’enhardis : « -Bonjour madame ! Il ne fait pas trop chaud là-haut ? »

Ma mère me tire vers l’intérieur de la pièce, me réprimande sur ce qu’elle juge une impolitesse de gamine effrontée. Et là, une voix ! Chevrotante, presque cassée mais qui dit des douceurs :

« -Laissez, laissez, elle est mignonne cette petite ! »

Et nous nous sommes apprivoisées.

Petit à petit, sur le trottoir jusque chez la boulangère, puis dans l’ombre humide du couloir…dans les marches de l’escalier, au pied de sa porte. Sur le paillasson de sisal s’échouent nos conversations. Sa tête dodeline quand elle parle. Un ruban de velours noir épouse son cou, le comprime et lui fait des bas-joues. S’y balance un christ minuscule cramponné sur l’or de sa croix. Ses lunettes à monture cerclée brillent du même acier que ses yeux : bleus, bienveillants mais secrets. Je grille d’envie de passer le seuil avec elle.

Toujours gentiment, elle referme le lourd battant de bois. Juste avant d’entendre la clé la couper du monde extérieur, je suis chaque fois happée par un halo de lumière, comme un paradis mystérieux. Chez moi, règnent la pénombre du ventre de la terre, la clarté artificielle du jour électrique. Ma mère coud, elle a besoin d’y voir et elle use ses yeux.

Madame Jolivet. C’est ma mère qui m’a dit son nom dans une remontrance:

-« Laisse madame Jolivet tranquille, tu l’ennuies à la fin ! Retourne jouer dans la cour !»

La cour, le trois-pièces, la rue aux bonnes saisons, la cuisine, un baigneur noir aux cheveux crépus, un livre, des rêves et la cuisinière à charbon aux mauvais temps, voilà mon univers. Le premier étage, un ailleurs…intriguant !

Personne ne vient la voir. A Nevers, elle part quinze jours tous les ans chez son fils. Jamais elle ne confie sa clé, se limitant à poser les plantes vertes dans le couloir. Maman les arrose. A son retour, elle remercie avec un bouquet de roses toujours roses.

Un jour de mai, alors que je grimpe quérir au grenier, le linge sec, je tombe en arrêt. Un rais de soleil griffe le bois en diagonale sur le palier, le premier ! Sa porte est entrouverte ! Mon cœur bat, je m’inquiète : « ce n’est pas dans sa nature ! Va-t-elle bien ? Quelqu’un est-il rentré ?»

Précautionneusement, je jette un œil dans l’entrebâillement. La pièce est grande, inondée de lumière. Ça sent la cire et le chocolat. Je scrute émerveillée une commode de bois blond marqueté. Un meuble comme dans les châteaux, pas comme chez moi où sévissent le formica et le chêne brun. À côté de la fenêtre grande ouverte, j’aperçois le bras d’un canapé fleuri et la moitié d’un guéridon où je reconnais les feuilles d’une plante verte, une de celles qu’on arrose en son absence.

Je tends l’oreille. De l’autre bout du sofa me parvient une musique insolite : doux, cristallin et régulier ce bruit m’est inconnu mais il me charme, me porte comme une berceuse, s’infiltre dans mon cœur. Il m’intrigue, je me tords le cou pour en savoir plus, bascule l’épaule dans l’ouverture qui s’agrandit brusquement.

-« Entre ma petite ! »

Si je suis honteuse et confuse, elle n’est pas contrariée : assise sur une bergère en fleurs assortie au canapé, elle continue…à tricoter. C’est elle qui m’a appris la volupté et la tendresse de la chose tricotée….

« -Chi ch’est pour l’appartoument du primier, il est loué ! »

Je sursaute. Un bruit, une chute aigüe et l’orpheline glisse sur le carrelage humide. Sa jumelle pend, une grappe de tricot chiné sur sa hampe dans la main de la concierge qui vient de sortir de son antre à gauche de l’escalier. Je me baisse, ramasse la tige de métal gris gisant à mes pieds. Coiffée d’une perle bleue où s’inscrit son calibre elle est encore chaude des paumes qui l’ont serrée.

Combien de fois ai-je trébuché ? Pas moi ! Mon index ! En voulant prendre le rythme, le doux cliquetis qui chante la dextérité, emboîte les boucles, déroule les rangs. Jamais elle ne lâchait ses aiguilles, brin de laine glissant sur le doigt dans une valse à deux temps.

Mon baigneur a porté sa première barbotteuse au point mousse un peu chaotique. Une barbotteuse laborieuse qui n’était pas du meilleur goût (chinée marron et noir avec des bordures rouges) aux yeux des autres mais qui pour moi était un habit de lumière.

Sans un mot je remets l’aiguille frondeuse à la femme qui s’en saisit vivement et tourne les talons. L’ombre de l’escalier la happe, une porte claque sur des relents plus prononcés.

A l’évidence, c’est une odeur de poireau !

Non je ne suis pas venue pour un appartement…et cette entrée d’immeuble ne me dit rien qui vaille. Comme un automate je me tourne vers le peloton de boites à lettres, quatre rangées avec noms et numéros chapeautées par une adresse : « 3 Rue Lepic ».

Illico presto je m’engouffre vers la sortie, me jette précipitamment sur le trottoir du boulevard. Il doit m’attendre au 7 pour mon cours de piano.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire JAC LYNN ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0