8. Retrouvailles

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— Désolé. Je t'ai fait attendre ?

Oui, mais pour lui je suis prêt à attendre autant d'heures qu'il le faudra. Certes, je dis ça parce que je n'ai pas encore fini de descendre ma première bière. Peut-être aurais-je été plus irascible à la deuxième. Lucas est encore moins ponctuel qu'Aran. Il a beau se focaliser sur sa montre pour ses chimies, dès qu'il en relève la tête, la notion de temps n'existe plus.

Il se penche sur moi, frôle mon épaule et dépose une bise sur ma tempe. Finalement, si, rien que pour cela, j'aurais pu l'attendre trois bières de plus. Je sais qu'il s'est micro-dosé en LSD avant de venir. Cela lui permet d'affronter avec plus d'aisance un lieu bondé comme ce pub accoudé à la Petite Ceinture. Un endroit conquis et dans son quartier. C'est le minimum syndical pour rassurer Lucas et le convaincre de sortir son nez en public. Il est un grand handicapé social.

Vendredi dernier, avec Aran, j'ai pu avoir un aperçu de la surcharge sensorielle que peut ressentir Lucas dans ce genre de brouhaha. Aujourd'hui, et plusieurs jours après, je m'en accommode mieux. Je suis ressorti, j'ai revu du monde, Olga a invité ses copines à la maison et j'ai recommencé à travailler. Même si Igor m'a encore envoyé au fond du trou la veille, je commence à reprendre une existence à peu près normale. Et Lucas, avec son sourire embarrassé et ses mains qui bougent nerveusement, contribue à redonner un peu de soleil à ma vie.

Sa silhouette d'échassier bascule et s'installe sur le siège à côté de moi. Il a revêtu son traditionnel blouson en daim élimé et tenté de coiffer ses cheveux dans une symétrie qui ne lui sied pas. Ça ne m'empêche d'avoir le cœur gonflé de paillettes quand je lui réponds :

— Non, ne t'inquiète pas. L'essentiel, c'est que tu viennes.

Je me surprends même à sourire. Si ça, ça ne veut pas dire qu'il me fait de l'effet ! Par contre, son sourire, à lui, déchante. Il me pince le menton et tourne mon visage dans le spot de lumière. Zut. J'aurais peut-être dû emprunter le fond de teint d'Olga pour masquer l'hématome que la gifle d'Igor avait laissé sur ma joue.

— C'est encore ce connard ? siffle-t-il entre ses dents.

J'ai l'impression d'avoir eu cette conversation mille fois avec lui et j'en suis las. Je ne veux pas que le spectre d'Igor vienne salir nos retrouvailles.

— Ce connard est aussi ton patron, je te rappelle.

Je ne voulais pas rentrer dans ce sujet et, par réflexe, je l'ai fait quand même. Résultat attendu : Lucas se renfrogne dans son siège et son mutisme.

C'était le déclencheur principal de nos disputes lorsque nous étions ensemble. Il ne supportait pas les mauvais traitements d'Igor à mon égard, mais n'avait jamais le cran, de son côté, de rompre son accord avec lui. Il s'inquiétait pour moi et je finissais par lui en vouloir pour son hypocrisie. À présent, je me rends compte que je me faisais des films sur la situation de Lucas, qu'il n'est pas si simple de son côté de claquer la porte à son revendeur, qu'il n'a pas cette force de caractère non plus... La pieuvre a étendu si loin ses tentacules qu'elle nous paralyse presque tous.

— Désolé, je ne voulais pas dire ça, m'excusé-je. Je vais te chercher une pression ? Celle à la cerise que tu adores ?

Il lève sa tête penaude et la hoche difficilement. Je sais que Lucas déteste affronter la cohue du service au bar, alors je pars mener cette lutte à sa place. On joue de complémentarité lui et moi avec nos possibilités et nos compétences divergentes. J'avais l'impression qu'en unissant nos forces, plus rien ne pourrait nous abattre. À part nous-mêmes.

De retour avec deux nouvelles pintes, Lucas se met à siroter distraitement la sienne. Il a l'impression qu'il serait malvenu de lancer un autre sujet de conversation, alors je prends les devants. Je lance la première balle de notre sport préféré : commenter ce qui se passe autour. Les gens, leurs manières, leurs atours, ce qui cloche dans ce tableau festif en parfait décalage avec la terreur que nous inspire ce monde.

Et voilà Lucas, bravo, t'as encore merdé à mettre les pieds dans le plat. Maintenant, il va se mettre à disserter sur chaque tablée du bar alors que je voudrais juste qu'on rentre à la maison et qu'il me baise.

Sa pensée me coupe dans mon élan alors que je m'apprêtais à brosser un nouveau commentaire sur les chaussures en faux-cuir violet de la fille posée près du billard.

Je ne sais toujours pas comment parler à Lucas de mon nouveau « pouvoir ». Il le faudra pourtant bien, un jour, surtout si j'espère renouer avec lui. Mais j'ignore comment aborder ce sujet sans avoir l'impression de jeter un cheveu sur la soupe.

— Tu sais Lu, si tu n'es pas à ton aise, on peut aussi se dépêcher de finir nos bières, rentrer se poser chez toi et...

— Et ?

Mon humeur se rabougrit. Je l'aime, mais que son tissu de paradoxes m'exaspère ! J'aimerais pouvoir crier dans le bar : « et je te ferais le cul ! », juste pour la provoc'. Mais alors même que c'est ce qu'il souhaite, ce serait le meilleur moyen de lui faire peur et de le faire fuir. D'un autre côté, si je le rassure en lui vendant une partie de cartes, il s'y pliera et taira d'autant plus ses désirs.

— Et on avisera, me contenté-je donc de répondre, laconique.

Cette ouverture ne le rassure pas non plus, entretenant sa confusion quant à mes intentions et le menant au bord du gouffre de la prise d'initiative. Même avec le pouvoir de le déchiffrer, cet homme reste d'une complexe ambiguïté.

Néanmoins, je suis ravi de constater qu'il gobe de plus larges et plus fréquentes gorgées de sa pinte.

*

Ragaillardis par l'alcool, nous prenons congé de cette enclave bruyante et descendons la rue Belliard jusqu'à l'impasse discrète de son immeuble.

J'ai toujours adoré venir chez lui. Cette impression d'oasis fleurie à seulement quelques encablures du périphérique est saisissante. Son appartement au deuxième étage est un vaste studio dont le désordre ne reflète que trop bien celui de son esprit. Mon deuxième endroit préféré – après son lit, bien sûr – est ce petit balcon accessible depuis la cuisine, qui donne sur la Petite Ceinture. J'adore m'y installer pour crapoter mes cigarettes et profiter du roucoulement des pigeons alors que je surplombe l'ancienne voie ferrée, sauvage et verdoyante. Les promoteurs et la mairie de Paris se bagarrent depuis des décennies pour déterminer d'un projet de réhabilitation de ce long tracé autour de la capitale. Aucun n'a jamais obtenu gain de cause, alors l'accès reste calfeutré et la nature y reprend ses droits ; ce qui n'est pas plus mal.

Mais ce soir, je n'ai pas envie d'une cigarette et d'une séance d'introspection méditative. Je m'approche dans le dos de Lucas alors qu'il cherche deux nouvelles bières dans son frigo et passe mes mains taquines sous son tee-shirt en ronronnant comme un chat.

— Qu'est-ce que tu fais, Jay ?

— À ton avis.

Il se retourne pour me faire face, avec son air de lapin pris dans des phares. J'en profite pour l'embrasser. Et comme ce n'est jamais aisé avec sa grande taille, j'emprisonne sa nuque avec mes doigts pour faire ployer son corps de roseau vers moi. Malgré cela, il trouve encore le moyen de s'extraire.

— Une bière et t'es déjà chaud ?

— Deux bières, rectifié-je. J'en ai bu une en t'attendant, je te signale.

Il a ce petit sourire maladroit qui ne me donne que trop envie de récidiver. Il ne cherche pas à rompre le contact une deuxième fois et laisse à ma langue le loisir de goûter ses lèvres imprégnées de la saveur cerise de sa bière. Il se laisse ainsi entraîner jusqu'à son lit. Je le fais basculer sur le matelas et enlève la moitié supérieure de ses vêtements pour profiter de l'enivrant contact avec sa peau douce. Je n'ai pas besoin de lire son esprit pour savoir qu'il apprécie mes caresses. Ses gémissements étouffés parlent pour lui. Inévitablement, je prends le chemin de son entrejambe pour m'attaquer à l'une de mes parties préférées de son anatomie. Sa verge, épaisse et enrobée d'une toison aussi blonde que ses cils, glisse mollement hors de son caleçon, mais se rigidifie bien vite lorsque je l'entreprends de mes coups de langue.

C'est donc ça. Ses clients ne suffisent plus à satisfaire sa libido, alors il revient vers moi comme on ressort une vieille chemise du placard lorsqu'on n'a plus rien à se mettre. Il ne m'aimera jamais comme moi je l'aime.

Sa pensée crisse sur moi comme une craie sur un vieux tableau noir, coupant mon action en plein élan. Je meurs d'envie de le secouer comme un prunier. Pas parce qu'il ose insinuer que mes clients sont d'une quelconque aide pour satisfaire ma libido – c'est faux – ni parce que cet imbécile se compare à une vieille chemise, mais parce qu'il se persuade que je ne peux pas l'aimer ! Comment peut-il s'imaginer ça alors que, de nous deux, j'ai toujours été le plus démonstratif ? Celui qui le couvait de toutes les attentions, qui l'appelait sans cesse pour prendre des nouvelles quand il ne décrochait jamais son portable, trop absorbé qu'il était par ses chimies, celui qui lui a clamé des « je t'aime » desquels il se détournait systématiquement pour ne pas avoir à me regarder, à me répondre.

Mais s'énerver serait se trahir, alors je me contente de remonter délicatement son torse, persistant à le couvrir de baisers, jusqu'à pouvoir planter mes yeux dans les siens, semblables à un ciel bleu parcouru de nuages.

— Tu m'as vraiment manqué, Lucas, et je ne parle pas seulement de ton corps. J'adore tout ton être, ta personnalité déconnectée et rêveuse, ton intelligence, ton humour piquant, parfois acide, même ta maladresse, je la trouve adorable...

Les nuages dans ses yeux s'assombrissent, comme aux prémices d'un orage.

— Alors pourquoi m'as-tu quitté ?

Sa voix n'est plus qu'un souffle venteux et grondant leur kyrielle de rancœurs.

— Parce que je pensais que tu ne voulais plus de moi. Mais moi, je n'ai jamais cessé de te vouloir.

Et la tempête se déchaîne en lui. Il ne sait plus quoi penser, quoi croire. Remettre en question ses préjugés quitte à s'y brûler encore les ailes ? Me chasser comme une rafale enverrait valser une girouette ? Quitte à briser tout espoir d'une accalmie, d'un retour au soleil ? Moi non plus, je ne sais plus comment le rassurer. Son cœur finit par trancher. Sa voix revient alors brumeuse et épuisée.

— Ne me laisse plus, Ejay.

— Je ne te laisserai pas.

Pour le lui prouver, je fonds sur lui et couvre son corps de mon brasier. Enfin, ses lèvres répondent aux miennes et ses bras glissent dans mon dos pour approfondir leur étreinte. La suite, je ne saurais la décrire tant je n'étais plus vraiment moi-même à ce moment-là.

C'est comme si je m'étais fondu en lui et mon corps s'est mu au diapason de ses envies. Sa réticence s'est étouffée dans ma chaleur. Quand j'ai pénétré son intimité, j'avais l'impression de ne former plus qu'un seul tenant avec lui. Deux faces d'une même pièce. Le feu et la glace. J'accordais mes mouvements à ses envies, accélérant quand il voulait exacerber la sensation, décélérant quand son être réclamait tendresse et langueur. Je n'existais plus que pour parfaire son plaisir et son plaisir transfigurait le mien. Quand je l'ai senti au bord du précipice, je l'ai poussé pour tomber avec lui. Et j'ai joui au moment même où il a jailli au creux de nos ventres. Je n'avais jamais expérimenté un orgasme d'une synchronicité si parfaite.

Je ne suis pas dupe. Sans cette nouvelle empathie exacerbée, je n'aurais jamais pu le sentir à la fois si ébranlé et si comblé dans mes bras, en ce moment même.

Il faut que je lui en parle.

Je bascule sur le côté, sans cesser de le tenir entre mes bras comme une précieuse et fragile sculpture de glace. Il niche sa tête entre mes clavicules. De la sorte, j'ai l'impression d'avoir affaire à un enfant, non plus à ce grand dadais surdiplômé de sept ans mon aîné. Je le berce, tandis qu'il vogue encore dans ses nuages. Ses doigts naviguent le long de mes côtes et font parcourir des petits éclairs sur mon derme. Je pourrais demeurer enlacé ainsi pour l'éternité.

— Comment t'as fait ça, Jay ? C'est... c'est comme si tu étais dans ma tête.

L'éternité est bien trop courte. Je me décroche de lui avec délicatesse et roule sur le dos. Quelle sera sa réaction lorsque je lui en parlerai ? Je ne peux malheureusement pas l'anticiper avec ma télépathie alors qu'il n'a jamais envisagé ce cas de figure. Quel tragique tour de montagnes russes ce serait que de ruiner ce précieux moment d'harmonie avec cette révélation !

Mais ce sera encore plus douloureux d'attendre. Il n'y aura jamais de bon moment. Et si je ne réponds rien maintenant, alors j'aurai l'impression de lui mentir. Je ne veux pas mentir à Lucas.

— Il faut que je t'avoue quelque chose, Lu.

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