Je n'ai plus le temps

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Je n’ai plus le temps.

Je n’ai plus le temps. Je cours dans tous les sens, du lever au coucher du soleil. Parfois, je voudrais m’arrêter, stopper les aiguilles qui tournent et tournent. J’en ai le tournis. J’en ai la nausée.

Six heures, le réveil sonne. Son bruit assourdissant me prépare aux heures qui vont suivre. Je bois un café dont je ne sais plus apprécier le goût à force de le moudre. Je suis comme ce café, envoyé trop tôt dans la machine. Les quais du métro sont toujours pleins à craquer. Parfois, je me dis qu’à force, quelqu’un tombera, bousculé par la foule, et ça n’inquiétera personne. Mon téléphone sonne. Ma femme. Un petit message empli de tendresse qui n’a déjà plus sa place dans ma journée. Je répondrai plus tard. Je ne répondrai jamais. Tuer dans l’oeuf toute envie d’évasion, il ne faudrait surtout pas que mon esprit soit pollué par autre chose que faire du chiffre.

Deux minutes d’attente. C’est interminable. Pourquoi le temps se distord-il autant ? Pour nous narguer, je n’ai plus de doute là-dessus. Quand j’étais petit, les secondes me paraissaient semaines. Mes quinze minutes de récréation avaient la douceur de vacances d’été. Je n’ai plus le temps.

Arrivé au bureau, l’odeur de l’argent se mêle à celle de la transpiration. Je ne les distingue presque plus. Tout le monde gigote comme un tas d’asticot sorti du sol. Je croise mon patron et entame une courbette des plus grossières. Un petit geste en vue de ma demande d’augmentation. Pour quoi faire ? Je ne sais plus très bien. Je n’ai plus le temps d’y réfléchir. Il ne me rendra jamais ma courtoisie. Je m’en moque, je n’ai plus le temps.

Mon bureau a toujours la même allure depuis des années. On se ressemble tous les deux : usé, fatigué par le poids des dossiers qui pèse sur nous. Des tâches de café sur son bois le font paraître négligé. Merde, j’ai la gueule du mobilier. Je fais partie intégrante du décor à présent. Le cerveau bourré à ras-bord de choses inutiles, comme ma boîte mail.

“ As-tu pensé à envoyer le BAT à l’agence ?”

“ Rappel : réunion sur l’intégration du chatbot. 13h15-15h30. Penser à prendre un sandwich.”

“ T’as vu les nichons de la nouvelle ?”

Je les lis. Non, les survole rapidement. Je n’ai plus le temps. A toute allure, mes doigts glissent entre les touches grasses du clavier. Il parait qu’il y a plus de microbes sur cette saloperie que sur les cuvettes des chiottes. La journée les mains dans la merde.

- Salut Aurélien, ça avance les maquettes ? C’est pour ce soir, hein !

Je ne supporte plus cette voix éraillée de petit puceau parisien.

- C’est un client super important, mais on est sur le bon chemin. Notre stratégie va payer, tu vas voir. L’atomic design, c’est le futur.

Est-ce que tu penses vraiment ce que tu dis, mon pauvre ? Est-ce que tout ça t’intéresse réellement, ou as-tu raté une merveilleuse carrière d’acteur ?

- Oui oui, tu as raison.

Je me fais pitié. Je n’ai pas le temps de te répondre davantage, mon cher. Va donc traîner ailleurs, toi et ton masque du parfait Directeur Artistique. En face de moi, Julie Binoché a toujours le même visage de hibou sous amphétamine. Ses gros yeux font des allers retours gênants entre son écran et moi. Viens donc me le dire en face, que tu m’aimes secrètement depuis des années. Crie. Hurle. Embrasse-moi, que je te repousse, que je traite de salope. Qu’il se passe quelque chose. Que toute cette mascarade s’arrête. Je n’en peux plus Julie de te voir avachi sur ton bureau comme un retraité dans une maison de repos. Tu ne vois pas ce qu’il se passe ici ? Tu ne vois pas qu’on fait tous semblant ? On attend la mort, voilà la vérité. Désolé Julie, je n’ai déjà plus le temps de m’occuper de ton cas.

Mon sandwich a un goût de gras et de poulet maltraité. Des milliers d’années d’avancées technologiques pour en arriver à ce moment précis, cette extase intellectuelle où se réunissent une dizaine de personnes dans cette pièce totalement austère. Le sujet ? Doit-on mettre notre chatbot en bleu ou en rose ? Vous ne savez pas ce qu’est un chatbot ? Moi non plus. Durée de cette orgie des plaisirs : trois heures. Trois heures de ma vie à regarder fixement la tâche de gras sur la cravate de mon supérieur. Il ne s’en est pas rendu compte, mais je crois que les deux personnes de l’agence, eux, en rigolent discrètement. Piètre compensation.

Les présentations se succèdent, les arguments fusent. Tout le monde a l’air si concerné. Est-ce moi qui ne tourne pas rond ? Bordel, comme ces aiguilles ne tournent pas rond. Elles font des pauses, elles reculent parfois. Je n’ai plus le temps. Pour ma femme. Pour mes rêves. Pour mon fils. Mais tout va bien, je suis occupé à choisir la couleur d’un chatbot. “Il faut avoir le sens des priorités” m’avait rétorqué mon supérieur à mon entretien de fin d’année. Contrôle technique pour salarié. Il ne faudrait pas que la machine soit défectueuse. Ce gras connard. Trois heures, c’est une éternité. Le temps exact que je mettrai pour rendre visite à mes parents que je n’ai pas vus depuis des mois. Je n’ai plus le temps. En trois heures, je pourrais emmener mon fils dans un parc pour partager une glace, des rires, une partie de foot. Six fois. Je ferai l’amour six fois à ma femme en trois heures. Mais comprenez-moi, je n’ai plus le temps pour tout ça.

A quel moment j’ai tout foiré ? A quel moment le conformisme qui croupit sous ma peau a-t-il gagné ? J’ai de vague souvenir de rêves d’enfant que je garde dans un coin de ma tête. Je les réaliserai plus tard. Plus tard veut dire jamais. Une phrase tourne dans ma tête comme les aiguilles de ma montre. “Je le ferai plus tard”. Je n’ai pas le temps de prendre conscience de mon anesthésie. C’est un luxe que je n’ai plus.

- Tu en penses quoi Aurélien ?

Merde, je dois remettre mon masque du parfait Designer. Où l’ai-je foutu, bordel ? Je panique. Je sens une goutte de sueur couler dans mon dos. Stresse répugnant. Angoisse salariale. Je l’ai posé juste un instant, il ne s’est quand même pas volatilisé ? Je dois au plus vite mettre ma muselière neuronale avant que mon cerveau ne commence à échafauder un plan pour s’échapper. Depuis le temps qu’il est incarcéré, l’habitude de sa cellule l’empêche de rêver de liberté. Combien de temps met un oiseau en cage pour rêver d’évasion, après avoir gouté à l’air pur de la liberté ?

Sous le siège ? Dans mon cahier ? Le temps presse. Je sens mon esprit se réveiller. Le lion domestique a toujours mémoire de son animalité. Le syndrome de Stockholm perd de sa superbe. Et si je quittais tout ? Et si je leur disais d’aller se faire foutre, eux et leur sourire factice ?

Se ressaisir. Je dois me ressaisir. J’ai ce stylo ridiculement jaune dans les mains. Et si je leur enfonçais dans les orbites, juste pour voir ?

J’ai envie de dessiner. J’ai envie d’écrire. J’ai envie d’arracher ma cravate et de pendre ma vie formatée avec.

Je vais sortir d’ici, et courir. Courir à m’en filer un arrêt cardiaque. Courir pour rattraper ce temps perdu et lui demander pardon. Pardon pour ces heures entières à observer tous ces cons s’astiquer dans le vide. Pardon à ma femme. Pardon à mon fils. Pardon à moi. Surtout à moi.

Mon cerveau est à deux doigts de retrouver sa liberté. Il va faire tout ce qu’il a toujours voulu. Penser. Créer. Développer. Aimer. S’épanouir pleinement au regard de la beauté de ce monde. Adieu masque du parfait Designer. Va au diable.

Ils me regardent tous comme on regarde un ordinateur défectueux. Ils angoissent. Ils sentent que quelque chose est en train de se reprogrammer, et ils détestent ça. Un mouton qui s’écarte du troupeau sera dévoré par le loup sous l’œil impassible de ses congénères. Je veux me lever, mais mon corps refuse. Que se passe-t-il ?

Non.

Pas ça.

Je sens mes veines trembler, se gorger de sang. Quelque chose glisse sur moi. Lève-toi, foutu corps ! Tu es libre ! Ne me laisse pas tomber, putain. J’avale ma salive comme j’avalerai un rocher. Mes yeux se détournent de leur regard oppressant. Le silence me lacère les entrailles. Peu à peu, je sens l’odeur immonde du masque. Il s’approche de moi comme l’ombre d’un aigle. J’y étais. Je pouvais toucher du doigt cette liberté.

- Ce que j’en pense ?

Bordel, à quoi avais-je la tête ? Je n’ai pas le temps.

- Je pense qu’on a quelque chose de vraiment intéressant. Nos clients vont être ravis !

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