Running

5 minutes de lecture

J'aime courir.

Pour échapper à mes soucis, pour faire le point sur ma vie, pour me défouler, aussi, car l'adrénaline aidant, je parviens à relativiser mes problèmes.

J'ai la chance d'habiter à côté des berges d'une rivière, et je ne me lasse pas de contempler le paysage qui défile au rythme de mes pas. Selon mon état d'esprit, il se teinte de joie ou de chagrin, mais n'est jamais deux fois le même. Aujourd'hui, j'ai choisi le coucher du soleil, pour ne pas être gênée par la chaleur du jour, les rayons orangés se marient merveilleusement avec les reflets de l'eau, et jouent sur les rochers.

Ce que j’aime encore plus, c’est courir en écoutant de la musique. Alors, je me suis composé une petite playlist spéciale pour mes séances de footing ; des morceaux planants pour commencer tranquillement, d'autres plus entraînants, pour me donner de l'élan quand la fatigue se fait sentir. Dans le jargon du running, on dit que l'on "tape le mur" quand on a l'impression de ne plus arriver à avancer, autrement dit, quand on a un bon coup de barre ! 

Aujourd'hui, je n'ai pas encore "tapé le mur", mais j'entends arriver le morceau suivant de ma playlist avec joie : Auto-Pilote, du groupe  de metal Lofofora (album Le fond et la forme, 2002). Du glucose en musique !


Tout commence par un coup de cymbales. Suivi d’un léger silence, très court, peut-être d’une seconde à peine. Ensuite, les guitares prennent le relai : un son gras, qui enfle, gonfle, emplit les oreilles, prend tout l’espace, reléguant la batterie au second plan. Et enfin, la voix du chanteur, Reuno ; un peu rauque, et chargée d'énergie. La langue claque contre les dentales, et la magie commence :

« Debout jusqu’au bout du dernier souffle d’air

Dont le goût promet d’être amer

Encore debout jusqu’au bout du dernier rayon de lumière

Un dernier trou dans les nuages

Juste avant l’ultime nuit

L’instant maudit où s’éteignent les étoiles

Et le soleil s’évanouit … »

Les mots frappent, touchent, justes et forts. J’ajuste mes écouteurs, et je m’accorde à leur rythme : un pas, un autre, souffler, expirer, penser. Écouter.

« Par-dessus les flots de larmes

Par-delà tous les cris

Il existe une autre loi que celle

Des hommes au regard gris … »

J’aimerais tellement le croire, mon cher Reuno … Combattre les injustices, c’est mon travail, tant professionnel que personnel et bon sang, y a du boulot ! En attendant, je me défoule sur l’asphalte, ça ne fait pas de mal. Les pistons du cœur et des jambes bossent bien, cela fait maintenant trois ans que je m’entraîne régulièrement, et mon corps répond comme un bon petit soldat. Je me concentre sur mon souffle, puis sur celui du chanteur qui entame le refrain : 

 « Je me surprends à rêver

A décoller du sol

Ignorant les signaux, les rappels

Qui m’ordonnent de redescendre

Sans pilote, et sans manuel

Je finirai en cendres

Que m’importe alors de m’écraser

Pourvu que je m’envole ! »

Cette fois-ci, je chante à tue-tête ces phrases que je connais par cœur et que j’écoute en boucle depuis des mois. Qu’importe, il n’y a personne autour de moi, et puis je me sens si bien, libre, heureuse et, pour une fois, légère !

Sans doute l’adrénaline qui commence à faire son boulot, mais j’ai l’impression que mes soucis se sont envolés, qu’ils sont partis se noyer dans l’eau grisâtre qui coule sous mes pieds et ne remonteront jamais. Tant mieux. Bon vent.

« Tant que dans l’obscurité subsiste encore une dernière étincelle

Fermement, se tenir au serment

De lui rester fidèle

Qu’elle me guide vers le meilleur

Toujours, qu’elle m’illumine

Qu’elle éclaire à nouveau mon âme

Déjà rongée par la vermine … »

Mon âme à moi est surtout rongée par les soucis ; le quotidien, le boulot, le sens de la vie … La vermine ordinaire, en quelque sorte. Heureusement, j’ai trouvé ma catharsis : un short, un t-shirt, des baskets, et 16 giga-octets de mémoire. Et en avant pour le décrassage de neurones ! Au passage, j’ai perdu quelques kilos et gagné quelques muscles, c’est toujours bon à prendre.

« Demande l’autorisation de ne plus atterrir

A quoi bon ?

Si le nectar qui vous délecte

Me fait l’effet d’un poison … »

Cette phrase résonne toujours en moi d’une façon bien particulière, moi qui ai toujours été « l’originale », pas dans le moule, pas dans les cases, « bizarre », pas comme les autres …

Il m’a fallu presque deux ans de thérapie pour le découvrir, mais je sais aujourd’hui que je ne suis pas un monstre, et que si je suis « anormale », c’est au sens premier du terme : pas dans la norme. Hyper-sensible, très bonne mémoire, aptitudes artistiques … et différente, irrémédiablement.

A ce qu’il paraît, mon cerveau fonctionne différemment de 90% de la population. Bon,  ça fait rien, on est 10% à fonctionner pareil du coup, c’est déjà ça. Et puis la norme, c’est relatif, et le couplet suivant me donne raison :

« Briser à jamais les chaînes

Qui vers le fond m’entraînent

Ne plus me laisser noyer

Dans le noir broyé

Déployer le courage

Ne plus jamais vivre à moitié

Remonter les raz-de-marée

Qui poussent à renoncer

Toujours avancer ! Toujours avancer !

AVANCER !!! »

Pour avancer, j’avance ; déjà 7 kilomètres au compteur d’après ma montre-podomètre-ultra-perfectionnée.

Quand je pense qu’il y a encore quelques années, je dénigrais les coureurs à pied, me demandant ce qu’ils pouvaient bien trouver dans cette activité, qui me paraissait vaine et stupide. Hé bien, je ne sais pas si tout le monde la pratique comme moi (peut-être que peu de gens chantent en courant, j’en sais rien), mais en ce qui me concerne, c’est justement l’occasion de me retrouver un peu en tête-à-tête avec moi-même, et de faire le point.

Bonjour, moi.

T’en penses quoi, toi, de ce qui nous arrive en ce moment ?

Tu ferais quoi, à ma place ?

« Déserteur de l’armée des victimes

Evadé du tourment

Ici-bas, même le chasseur déprime,

Voyez, vous ne m’aurez pas vivant !

Insoumis à la gravité

Réfractaire à des vérités

De paradis qui s’enfuit

Et d’enfer mérité »

Dernier couplet, puis dernier refrain.

Je n’y tiens plus : grisée, je ferme les yeux, et je m’élance, bras ouverts sur la phrase finale « … pourvu que je m’envole !!! » et ma parole, j’ai vraiment l’impression de décoller !

Aucun obstacle ne me barre la route, personne ne me prête attention, et quand bien même ce serait le cas, je me sens capable de déplacer des montagnes et d’ignorer les remarques les plus déplacées.

Totalement euphorique, les pensées s’entrechoquent à toute vitesse dans mon crâne, jusqu’à ce qu’il n’en subsiste plus qu’une, seule, mais tellement vraie et si belle : « voilà mon vrai moi ». Pas cette fille pleine de doutes, apeurée, qui n’a pas confiance en elle ; je suis cette fille qui veut courir le marathon un jour et qui, un jour, y arrivera, pourvu que sa playlist soit suffisamment longue !

Me voilà revenue à mon point de départ. En apparence, j’ai parcouru 8 kilomètres. Intérieurement, j’en ai fait bien plus. En sueur, essoufflée, échevelée, je contemple la rivière sous la lumière déclinante.

Rien n’est plus parfait que ce moment, l’ici et maintenant.

La force du lâcher-prise.

Pour quelques instants, je suis, enfin, mon propre auto-pilote.


FIN

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