Chapitre 12:

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Chapitre 12:

Une lumière arriva jusqu’aux paupières de Gabrielle, brillante, désagréable. Elle ouvrit les yeux lentement, son corps lui semblait lourd, engourdit. En un clin d'œil, elle reconnut sa chambre. Il ne lui fallu que quelques secondes pour se souvenir de ce qui aurait pu la conduire ici, posée sur son lit, encore habillée.

A ses côtés, Pierre, son oncle et son médecin de famille étaient présents. Gabrielle se redressa un peu.

« Bienvenue parmi nous, sourit le Dr Petit.

Son sourire chaleureux et doux lui fit du bien, la rassurant.

— Suis-je restée inconsciente longtemps?

— Suffisamment pour que j’ai le temps de te ramener ici et de faire venir le médecin., souffla Pierre.

Gabrielle vit tout de suite sur son visage que Pierre était agacé, et son oncle n’avait toujours pas ouvert la bouche.

— Votre tension est remontée, c’est une bonne chose. Vous allez rester au repos pour le reste de la journée, et si quelque chose n’allait pas, rappelez moi, d’accord? annonça le médecin, rangeant ses affaires.

— Très bien. Merci d’être venu si vite docteur.»

Alphonse raccompagna le médecin jusqu’à la porte. Gabrielle se redressa complètement sur le lit pour essayer de se réveiller un peu mieux, étant toujours groggy. Elle but de l’eau qu’on lui avait servi, et leva les yeux vers Pierre. Celui—ci était toujours debout, les bras croisés.

« Alors, ont-ils réussi à attraper l’homme que j’ai vu?

— Non. Personne n’a rien vu, et personne n'a rien attrapé. Monsieur Dharvilliers est mort de son hémorragie presque tout seul. Tu as créé un attroupement, attirant l’attention de tout le monde sur toi. Pour rien, siffla Pierre, semblant encore contenir sa colère.

Gabrielle resta une seconde la bouche ouverte, d'où venait une telle animosité?!

— Mais je l’ai vu, Pierre; Il était en haut du moulin, je l’ai vu dans une de petites portes tout en haut. Je ne souhaitais aucunement attirer toute l’attention sur moi, bien au contraire. Mais je l’ai vu, il était tel que feu monsieur Dharvilliers nous l’a décrit.

Pierre décroisa les bras pour marcher vers la coiffeuse de Gabrielle. Il toucha à ses affaires, regardant son maquillage, ses bijoux…

— Il n’y avait rien Gabrielle. Rien du tout, même pas une trace de présence humaine, pas un ballot de paille déplacé, pas une trace dans l’épaisse couche de farine qui recouvrait le sol du moulin. J’y suis allé moi-même, je l’ai vu aussi. Il n’y avait rien.

— Je … Je ne comprends pas…

Les bras lui en tombaient, elle avait clairement vu l’homme, elle en était aussi sûre que Pierre était devant elle dans sa chambre.

— Ce que je comprends Gabrielle c’est que c’était la dernière fois que tu m’accompagnais sur une scène de crime. Jusque là, je trouvais ta curiosité adorable et je ne voulais pas te refuser un peu de distraction. Mais cette fois-ci, tu es allée trop loin, tu as nuit à ma carrière, tu me donnes mauvaise réputation. Si tu avais été discrète, encore… Mais non, il a fallu que tu deviennes hystérique, que tu te mettes à hurler dans la rue, et que tu t’évanouisses dans la boue pendant que la rue entière venait assister à ton spectacle!

Gabrielle ne savait même plus quoi répondre, elle était sidérée.

— Mais je…

— J’espère que tu es au moins désolée, et au mieux mortifiée. Je m'investis dans cette affaire pour aider des victimes et faire avancer ma carrière et voilà l’image que tu me donnes.»

Un long silence s’installa, Pierre continuait à toucher aux affaires de Gabrielle, jouant avec son rouge à lèvres, puis avec la boîte que Armand lui avait offert et le parfum qu’elle contenait. Que répondre? Que dire devant un tel comportement et une telle mauvaise foi? Car elle ne voyait rien d’autre que l’expression de la jalousie et de l’égo mal placé de Pierre. Elle pouvait comprendre bien des choses, et elle aurait entendu sa colère si seulement il avait dit qu'on avait pas réussi. Mais dans ses mots et dans son attitude, elle comprenait très bien que Pierre la traitait de menteuse, et qu'elle avait fait tout cela pour attirer l'attention sur elle. Et ça, ce n'était pas supportable pour elle. Elle savait ce qu’elle avait vu et lui non. Cependant, il refusait de la croire sur parole, la traitant d’hystérique. Très bien. Gabrielle serra les poings et réfléchit une seconde avant de parler sous le coup de la colère. Si elle avait bien apprit une chose, c'est qu'avec Pierre, il fallait faire semblant.

Elle inspira profondément avant de parler d'une voix très calme.

« Eh bien je suis désolée Pierre, mon intention n’était point de te faire passer pour un amateur. Tu me penses hystérique, soit. Tu diras que l’odeur du sang et la situation me sont montés à la tête, ce qui n’est pas un mensonge; mais aussi, que mon esprit tendre et impressionnable de femme m’ont joués des tours. Je te présente mes excuses et je vais dès à présent me retirer pour me remettre de mes émotions.

Elle avait planté ses yeux dans ses siens, et serré les poings pour ne pas montrer qu'elle tremblait de rage.

— Si tu veux bien m’excuser.»

Le pas ferme, elle s’avança vers la porte pour inviter Pierre à quitter sa chambre. Son fiancé claqua la boite sur la coiffeuse avant de partir sans un mot de plus. Il savait qu’il ne pourrait plus rien obtenir de Gabrielle, il avait eu ses excuses, alors qu’il sorte de sa chambre. Gabrielle ferma la porte brutalement sur son passage, puis la verrouilla Elle ne voulait plus voir personne, plus entendre qui que ce soit, car maintenant il lui fallait prendre le temps de digérer tout ce qu’elle avait encaissé ses dernières heures. Il était à peine midi et ce qu'elle avait vécu en une matinée était plus palpitant et bouleversant qu’une vie entière.

Littéralement sous le choc, elle prit le temps de s’asseoir sur son lit pour reprendre ses esprits. Il lui fallait apaiser sa colère qui était toujours bouillonnante. Elle avait envie de tout jeter par la fenêtre, de casser ce qui lui passait par la main. Mais c’aurait été céder à la colère, et ce n’était pas digne d’elle, tout ce que cela lui aurait apporté c’est être exactement comme Pierre. Quelqu’un qui n’en valait pas la peine.

Ce qui lui faisait horreur c’était la présence de son oncle. Il avait dû discuter avec Pierre et Dieu seul sait ce qu’il avait pu lui raconter. Gabrielle entendait bien que son malaise et ses cris avaient pu attirer l’attention et mettre Pierre mal à l’aise, elle n’était pas sotte et reconnaissait ses torts. Mais de là à la prendre pour une hystérique, de l’insulter et la rabaisser? Non, cela, elle ne l’acceptait pas. Gabrielle avait horreur de l’injustice et en être elle-même victime lui hérissait le poil.

Dorénavant, il allait falloir ruser car Pierre ne lui donnerait plus aucune information, l’incident allait sûrement lui servir de leçon. Il lui avait dit qu’il ne l’emmènerait plus sur les scènes, mais Gabrielle était certaine que Pierre ne lui demanderait plus de l’accompagner non plus en repas d'affaires ou à son bureau, tout du moins, pour le moment. Il finirait forcément par avoir besoin de sa compagnie, cela faisait toujours bien mieux de se présenter avec son épouse, cela rendait plus humain, plus sympathique. Mais en attendant que les choses changent à nouveau, il se passerait sûrement longtemps… Gabrielle n’allait plus avoir d'informations sur l’affaire et ça, ce n’était pas possible.

Elle l’avait vu le tueur, il aurait pu être n’importe qui, un fermier, un enfant qui jouait là, mais non, Gabrielle en avait l’intime conviction, c’était lui. La victime, Monsieur Dharvilliers, avait décrit des choses tellement effrayantes, tellement hors du commun… Soudainement, le docteur Courtois revint à l’esprit de Gabrielle, lui et ses hypothèses surnaturelles… et si l’homme possédait la force d’un animal? Il avait brisé les bras de la victime, il lui avait cassé les côtes, les clavicules et le sternum, et il avait probablement encore bien d’autres fractures qui n’avaient pas été découvertes… Cela tombait sous le sens, et en même temps, n’en avait quasiment plus. Tout allait dans le sens du médecin, on savait déjà qu'il s'agissait d'un homme adulte : mais cette fois, il y avait un témoignage un peu plus précis de cette personne. Le docteur Courtois avait raison, le tueur buvait le sang de ses victimes, il était fort, et rapide. Son corps humain semblait être une sorte de … déguisement ? Et on avait fait muter le médecin, alors qu'il était le plus proche de la vérité. Gabrielle se tendit. Il savait forcément quelque chose que les autres ne savaient pas, et peut—être Armand l'avait-il découvert lui aussi? Le faisant muter? Où alors, il l'avait cru trop fou pour permettre à quelqu'un dans son genre de rester près de l'affaire, faisant du tort à Pierre...

Réfléchissant rapidement, Gabrielle chercha comment rencontrer le Docteur Courtois, il fallait qu’elle le voit et qu’elle ait une discussion avec lui. La meilleure personne pour retrouver quelqu’un aurait été Armand, mais Gabrielle avait depuis peu un avis très réservé sur les intentions de celui-ci et ce dit que pour le moment ce n’était sûrement pas opportun de lui demander quoique ce soit. De toute manière, il était toujours absent.

Pourquoi pas commencer par la police et tenter de joindre le commissaire Taylor…

Gabrielle fit appeler Marguerite pour l’aider à se changer et se préparer, elle avait une course à faire jusqu’à l'hôtel de police. Au diable les injonctions à se reposer, elle aurait une vie entière avec Pierre pour s’ennuyer et dépérir.

***

Il n’avait fallu que quelques heures à Gabrielle pour retrouver la trace du docteur Courtois, étrangement, elle n’avait pas eu à forcer la main à tant de gens que cela. Gabrielle avait menti sur son identité et s'était faite passer pour une veuve de l'affaire, et qu'elle cherchait à rencontrer le médecin qui s'était occupé de feu son mari. Personne ne l'avait reconnue et c'était tant mieux, elle n'avait pas eu à inventer des mensonges plus poussés. Après avoir récupéré son adresse et le numéro de téléphone de l’hôtel et elle pu rentrer.

Elle allait prendre rendez-vous avec lui, dans un endroit discret pour pouvoir parler. Gabrielle savait que lui seul pourrait la croire et l'aider.

A peine rentrée chez elle, Gabrielle tomba nez à nez avec son oncle, et elle se crispa: elle aurait dû être dans sa chambre en train de se reposer.

« Gabrielle! Que fais-tu dehors?

La jeune femme referma la porte d’entrée, face à elle son oncle était fixe sur ses pieds, semblant prendre toute la place dans le hall.

— Il fallait que je sorte, éluda t-elle.

— Tu devais rester ici et te reposer, le médecin ne t’as pas autorisée à sortir.

La colère s’était réanimée en son sein, cette petite promenade l’avait calmée, mais visiblement pour seulement un instant.

— Il fallait vraiment que je sorte, appuya-t-elle, se voulant volontairement isolante.

Gabrielle retira sa veste, posa son chapeau, évitant le regard de son tuteur.

— Pierre a appelé pour s'enquérir de ta santé, et tu n’étais pas là. Je ne vais pas mentir pour toi, je lui ai dit que tu t’étais absentée après que ta femme de chambre ait trouvé tes appartements vides.

— Cela m’importe peu, je n’ai pas besoin que tu mentes pour moi. J’étais absente, et voilà tout. Je suis assez grande pour me débrouiller avec mon fiancé.

— Gabrielle! Pourquoi es-tu si odieuse? Cet homme s’inquiète pour toi, te ramène ici, appelle le médecin, et toi voilà comment tu le traites?! Il mérite un minimum de respect et d'obéissance de la part de sa future épouse.

Gabrielle ne put en entendre plus, elle fulminait tant la colère lui brûlait tout le corps.

— Je vous demande pardon? Mon oncle, vous vous en faite pour moi et vous n’acceptez pas mon attitude? Pourtant vous me connaissez suffisamment pour m’avoir cherché un mari qui me siérait, quelqu’un qui supporterait mon tempérament, qui serait suffisamment digne de moi. Et voilà que vous me faites la leçon dans le hall d’entrée parce que je suis un problème d’après un inconnu de notre famille? Vous ne le connaissez pas, mon oncle, croyez-moi, sinon vous n’auriez jamais dit oui. Je suis une insolente, une fille irrespectueuse et une fiancée épouvantable, soit.

Alphonse resta quelques secondes figé, visiblement contenant sa colère.

Il se passa un long moment pendant lequel aucun des deux ne dit quoi que ce soit. Gabrielle commençait à sentir l’énervement redescendre et voilà qu’elle regrettait déjà de s’être énervée contre Alphonse.

— Excusez-moi, je me suis emportée. je n’aurais pas dû vous parler comme ça.

— Je vais prendre cela pour de la souffrance Gabrielle, et pas un manque de respect. Mais je t’en prie, contrôle toi. Je te l’ai déjà dit, personne n’aime une femme qui déborde de sa place. Et tu débordes.»

Gabrielle serra les dents, avant d'acquiescer. Ce n’était plus le moment d’en rajouter, vraiment plus du tout. Son oncle soupira longuement avant de libérer le passage pour la laisser remonter dans sa chambre. Sans demander son reste, Gabrielle se mit en mouvement pour rejoindre l’escalier.

« Va te reposer, Pierre vient te chercher demain pour 18 heures, il y a une soirée pour le début de la campagne pour les élections municipales de Paris. Il veut que tu portes la robe que tu avais pour vos fiançailles, la verte.»

Alphonse s’en alla vers le salon, laissant Gabrielle au milieu des escaliers, agacée. Une nouvelle soirée à devoir endurer Pierre en public. Et bien elle avait eu tort, Pierre voulait bien d’elle pour apparaître en public. La nouvelle la soulageait d’un sens. Plus vite elle retournerait en société, plus vite il pourrait de nouveau la supporter à cette place.

Gabrielle rejoignit sa chambre et s'assit sur son lit, ses forces la quittèrent progressivement. Oui, elle avait bien fait un malaise le matin même et n’avait pas encore recouvré toute sa santé. voilà des mois qu’elle était fatiguée souvent, qu’elle enchaînait les cures de fer, les heures de repos, les nuits interminables.

Gabrielle ouvrit son armoire pour sortir sa robe de fiançailles, celle que Armand lui avait fait faire… soupirant, elle fit appeler une domestique pour lui donner à nettoyer et préparer pour le lendemain. Puis elle retira ses vêtements pour aller se reposer car malgré tout, cette sortie bien que nécessaire lui avait coûté beaucoup de force. Elle avait besoin de dormir.

***

Gabrielle gardait le silence, mais restait souriante et polie. Pierre à ses côtés était lui bien bavard, cette soirée était tout ce qu’il aimait. Des gens, plein de gens de son milieu, de l’alcool, des hôtesses distribuant petits fours et verres de champagne. Il y avait le gratin du tout Paris politique, des candidats, des élus, des adjoints, des partisans, des curieux aussi. Cette vie politique était quelque peu inconnue pour Gabrielle, elle savait que ces gens existaient, mais elle ne s'était jamais vraiment penchée sur le fonctionnement de tout cela, n'avait pas réellement d'avis politique et ne connaissait que très peu les partis, les têtes de listes. Ce n'était pas un milieu qui lui plaisait, et leurs histoires étaient trop compliquées pour elle; pas qu'elle trouve cela difficile à comprendre: mais il avait toujours trop d'imbroglio, trop de personnes, trop de rumeurs, de lois, d'arrêt, de cour de justice… Et elle n'avait tout simplement pas la patience de mettre autant de temps et d'énergie pour quelque chose qui ne la concernait que de très loin, elle qui ne pouvait pas voter en sa condition de femme. De toute façon, les hommes n'appréciaient que très peu les femmes qui se mêlaient de ce genre d'affaires, passant pour des illuminées, avec des manières d'hommes.

Pour le moment tout semblait se passer pour le mieux pour Pierre, il discutait passionnément avec tous les gens qu’il croisait et qui le reconnaissaient. On lui demandait systématiquement des nouvelles de l’affaire en cours, tout le monde voulait absolument savoir où elle en était et quelle était la gestion actuelle des derniers éléments. Gabrielle ne participait pas mais en profitait pour écouter ce qu’il se disait, sa curiosité inextinguible abreuvée en permanence. On avait arrêté plusieurs hommes, des suspects, ils avaient été écoutés pour l’enquête, puis relâchés car cela n’avait rien donné de bien probant. Des témoins avaient été entendus également, on avait pris leur retour sur un homme qui aurait été vu fuyant de la butte Montmartre, en haut de certains monuments ou bâtiments, mais aucun ne l’avait aperçu de près, personne ne pouvait décrire son visage, la couleur de ses yeux ou même ses vêtements.

Cela agaçait profondément Pierre, Gabrielle le voyait bien, il avait les traits tirés. Il avait énormément travaillé ces derniers jours, car il continuait de monter son dossier avec l'hôtel de police, avec les rapports de l'hôpital. Il n’avait pas dormi la nuit précédente avec ce qu’il s’était passé, maintenant il était là avec Gabrielle à mettre tout en œuvre pour se montrer le plus agréable possible, plus disponible, le plus désirable pour être élu. Il y tenait tellement, que ce soir il semblait jouer sa vie. Gabrielle comprit bien qu’il ne fallait surtout pas dire quoique ce soit, qu’il ne fallait pas faillir, ni contrarier Pierre. Alors elle observait tout ce qu’il se passait, elle restait attentive au moindre détail et savait d’hors et déjà que tout ceci allait mal se terminer.

Tout autour d’elle, des petits détails attiraient son attention: la soirée se déroulait dans un hôtel particulier, celui--ci disposait d’une grande salle de réception, où la plupart des invités passaient d’un convive à l’autre, de la table des hors d'œuvres à celle du bar. Et parfois, certains s’éclipsaient vers des salles légèrement à l’écart. De temps en temps, Gabrielle voyait revenir des femmes, un plateau à la main puis repartir avec un homme. D’autres fois, dans un coin, des messieurs et leurs épouses partageaient une fiole de cocaïne, ou bien dégustaient à plusieurs de l’absinthe. Et tout ceci n’était que ce qu’elle avait pu apercevoir de là où elle était, elle supposait que d’autres salons plus petits accueillaient des réunions impromptues entre plusieurs invités, ou bien un salon de musique, un fumoir… Mais tous étaient très enthousiastes, tous très libérés et c’était étrange. Gabrielle repensait à la discussion qu’elle avait eue avec Armand à ce sujet Tout le monde savait, il existait donc bien une sorte d’omerta sur les agissements et les pratiques de chacun, non que cela soit un souci: car au final, chacun avait bien le droit de s’adonner aux plaisirs les plus variés et les plus étranges. Mais aucun n’en parlait en dehors de ce genre de moments, Armand avait bien raison, ce qui se passait dans ce genre d’endroit y restait.

Soupirant, elle jouait distraitement avec son verre, puis avec sa bague de fiançailles: elle s’ennuyait, Pierre commençait à parler politique avec un autre invité, un collègue député de toute évidence.

Gabrielle sursauta quand Pierre posa sa main sur son bras pour attirer son attention.

« Gaby s’il te plait, va me chercher Armand là bas, il vient d’arriver.»

Gabrielle retint une grimace en entendant de nouveau le surnom dont il l’affublait, cela ne lui plaisait vraiment pas. En même temps, elle tourna les yeux, le cœur au bord des lèvres pour chercher Armand du regard. Machinalement, elle s’en alla vers lui. Armand venait tout juste d’arriver, une jeune femme prenait son manteau. Il était très élégant vêtu d’un ensemble bleu nuit, et d’une chemise blanche avec une lavallière en tissus argenté, cependant, ce qui attira le plus son attention ce fut son visage. En règle générale, Armand avait toujours un teint pâle et délicat, mais là, il semblait blafard, épuisé, tendu. Ses traits en disaient très long sur son état mental. Gabrielle s’approcha doucement, elle n’avait pas envie d’aller lui parler, chaque pas qui la rapprochait de lui faisait grandir la douleur au fond de sa poitrine.

« Armand. Bonsoir.

— Oh, Gabrielle, bonsoir.

Comme à son habitude, Armand prit sa main pour l’embrasser tout en se baissant. Il n’avait pas souri.

— Pierre veut te voir, il m’a envoyé te chercher.

— Très bien, merci.»

Et il partit le rejoindre, sans attendre Gabrielle, sans un regard. Voilà maintenant que Gabrielle était partagée entre une forte nausée et un flot de déception. Une seconde, elle le regarda partir d’un pas déterminé. La seule chose qui lui vint sur le moment, c’est que Armand avait dû faire couper ses cheveux, et qu’il les avait de nouveau attachés, cela faisait longtemps… Gabrielle soupira, pleine d’une déception envers elle-même qu’elle avait du mal à gérer. Comment pouvait-elle se retrouver dans une situation telle que celle-ci? Armand n’avait rien fait de spécial pour l’attirer à elle, mais voilà où elle en était: seule au milieu de la piste de danse d’une soirée d’avocats, à faire la potiche auprès de son fiancé, pendant que personne ne lui montrait la moindre sympathie.

Gabrielle s’en retourna auprès de Pierre et Armand. Silencieuse. Éteinte. Les amis et collègues étaient déjà en pleine discussion.

« Oui, j’ai eu tes télégrammes, c’est pour cela que je suis revenu. Tout ceci est excellent pour toi. La presse à commencé à s’emparer de l’affaire, ils cherchent des personnes à questionner, j’ai croisé plusieurs d’entre eux à l’extérieur. Pour le moment, ils sont retenus dehors, mais je pense qu’un simple mot de notre part aux videurs et ils pourront nous rejoindre… À voir ce que tu souhaites.

— Peut-être plus tard, je ne sais pas si cela serait une bonne chose pour nous, soupira Pierre, récupérant deux verres de vin pour lui et Armand.

— Pour quelle raison?

Armand regardait tout autour de lui, semblant faire l’inventaire des invités.

— Tant que les choses ne sont pas encore terminées, je pense qu’il faut que cela reste dans l’ombre. J’ai peur que cela fasse fuir notre tueur, ou bien que les gens se mettent à le traquer et se mettent en danger.

— Je suis d’accord avec toi. Les foules sont difficiles à gérer, mais cela ne pourra pas durer très longtemps, conclu Armand, portant le verre à ses lèvres.

— Certes, mais maintenant que nous avons un semblant de portrait et que nous connaissons sa façon d’opérer, je pense que les choses vont aller très vite. Ce n’est qu’une question de jours, voire de semaines. J’en suis persuadé.

Armand resta silencieux face à ce que disait Pierre. Gabrielle ne cherchait pas à participer à la conversation, elle savait déjà que celui-ci ne lui répondrait pas. Il avait l’air très fermé, cela était relativement inhabituel. Armand était un personnage attirant, il séduisait autour de lui, mais jamais ne laissait passer d'information sur ce qu’il était et ce qu’il pouvait penser réellement.

Pierre soupira et avala son verre de vin rapidement.

— Je suis fatigué de tout cela. Les enjeux sont trop importants pour moi. Je me rends compte qu’un tueur en série se promène dans les rues de Paris, mais, moi, tout ce qui m’inquiète c’est ma carrière. Je risque de me retrouver dans les lignes du journal, et quand ils comprendront qui je suis, et qui est Gabrielle, cela va être l’escalade et je vais devoir le gérer. Et je ne pense qu’à cela depuis hier, je n’arrive pas à dormir, parce que je me demande ce que je vais devoir porter pour susciter la confiance.

Il regardait dans le vide, son verre vide à la main. Armand avait tourné les yeux vers lui, sans rien dire sur le moment, sûrement lui laissant de l’espace pour s’exprimer plus encore s’il avait besoin. Une petite seconde, soudainement, Gabrielle cru interpréter un mouvement de sourcils de sa part: du mépris? Du dégoût? Réellement? Parfois, elle avait cru avoir cette impression, mais cette fois, pendant à peine deux secondes Armand n’avait pu se contenir. Du moins, c’est de cette façon que Gabrielle l’interprétait.

— Occupe-toi des choses une par une. Si cela va aussi vite que tu le penses, tu n’auras pas le temps de réfléchir et les prochains jours seront décisifs.

Voilà qu’il éludait, encore une fois. Il remettait Pierre sur les rails rapidement, celui-ci l’écoutait presque toujours quel que soit le sujet. Armand était celui qui mettait de l’eau dans son vin.

— Oui, soupira lourdement Pierre. Bon, que dis-tu d’aller fêter ton retour avec mes collègues du club? Ils ont un salon privé à l’étage.

Gabrielle tenta de rester de marbre, mais encore une fois, elle allait se retrouver seule au milieu des invités. Malgré tout, mieux valait être en compagnie de Pierre et Armand de mauvaise humeur, que de rester seule.

— Si tu veux, mais pas trop longtemps. Tu dois te faire des contacts. Et moi aussi.

— Mais oui, profitons un peu. Je pense qu’il doit y avoir une bouteille de cognac qui nous attend.»

Pierre avait attiré Armand vers le couloir et l’escalier, sans prendre le soin de s’adresser à Gabrielle pour lui demander de venir, ou d’attendre, ou quoique ce soit. Ils étaient partis comme si elle n’avait pas été là du tout. Voilà, elle avait envie de partir, de rentrer chez elle et encore une fois de préparer des plans pour s'enfuir de Paris. Préparer des plans et finalement se dire qu’elle était égoïste et trop exigeante. Cela n'aboutissait jamais à rien.

Elle se redressa pour rejoindre un buffet de nourriture et de boissons. Des montagnes de fleurs aux couleurs du drapeau français et de fruits décoraient la table, Gabrielle trouvait cela ridicule et inutile. Un tel étalage d'exubérance qui n’avait pour but que de rendre l’endroit agréable aux yeux; de faire en sorte que tous se sentent exceptionnels. Tout lui sautait aux yeux et lui semblait factice: les costumes des messieurs, dignes de ceux portés aux mariages, les toilettes des dames outrageuses et cherchant à se prouver visiblement qui était la plus riche, la plus à la mode, la mieux entretenue de tout Paris. Des chapeaux immenses, avec des plumes, des fleurs. Voilà le monde dans lequel elle allait devoir vivre après son mariage si Pierre accédait à des fonctions plus élevées.

Un peu à l’écart, Gabrielle avait fini par trouver un fauteuil pour s’installer, inconfortablement, devant se tenir bien droite. Elle sortit son éventail pour se faire un peu d'air, et se rafraîchir. Paris en été était sûrement le pire endroit où être: la chaleur saturait l'air d'odeurs infectes, et même ici, au milieu des fleurs odorantes, des fumés de nourritures, de tabac et de Cologne puissantes: elle pouvait déceler la sueur, le crottin, parfois l'urine… Elle qui était particulièrement sensible à cela, peinait à trouver un semblant de repos, d'apaisement au milieu de ces sur stimulations.

Environ une dizaine de minutes passèrent, pendant lesquelles Gabrielle avait pu profiter de la musique tranquillement, avant que Pierre ne refasse son apparition, semblant la chercher depuis un moment.

« Ah tu es ici. Viens avec moi.»

Gabrielle n'eut pas le temps d’ouvrir la bouche que Pierre l’avait attrapée par le bras pour l’emmener avec lui. Il finit par la lâcher et la conduisit à l’étage, vers les salons privatifs. L’endroit était sublime, un interminable tapis bleu recouvrait le sol de marbre blanc sur toute la longueur, et les murs vierges de tableaux recevaient seulement la chaude lumière venant de la rue, créant des ombres délicates. Sans prévenir, Pierre ouvrit une des portes adjacentes pour faire rentrer Gabrielle. Une très forte odeur de cigares l’assaillit. Il y en avait tellement qu’un nuage bleuté flottait dans la pièce. Une petite dizaine d’hommes en costumes trois pièces tournèrent de suite les yeux sur Gabrielle, semblant l’attendre. Sans trop savoir pourquoi, Gabrielle se raidit, elle n’aimait pas cela du tout. Dans un coin, Armand était là, ayant interrompu sa discussion avec un homme portant une belle moustache brune.

Pierre s’approcha de Gabrielle après avoir refermé la porte du salon, l’incitant à avancer. Il n’y avait presque rien dans cette pièce, seulement deux grands sofa, une table basse couverte de verres de cognac pleins et vides, de cendriers débordant et un bouquet de tulipes rouges. Dans le fond, près de la fenêtre occultée par un rideau de damas rouge, une desserte avec les carafes d’alcool et une boîte de bois contenant probablement les cigares.

Mais alors que Gabrielle pensait que Pierre avait quelqu’un à lui présenter, il s’approcha d’elle et commença à débouter le col de sa robe, juste dans sa nuque.

« Mais qu’est—ce que tu fais ? sursauta Gabrielle, cherchant à le faire arrêter.

— Laisse toi faire, veux-tu?

— Je ne veux pas, non! Ça suffit!

— Oh allez ma belle montre-nous ! intervint un des hommes présents.

Tous la fixait, tous semblaient attendre quelque chose. Deux ou trois autres convives abondèrent en son sens.

— Gaby, tonna Pierre, tout bas, cherchant de nouveau à la déshabiller.

— Mais non, arrête ça!

— Allez là! Fais pas ta prude, montre nous ton con!

— On veut savoir, personne à encore vu de femme rousse nue.

— Je te dis que les poils ne sont pas roux aussi.

— Mais bien sûr que si, si les sourcils sont roux, tout le reste est roux!»

Gabrielle en fut mortifiée de honte. D’une oreille, elle continuait d’entendre les hommes débattre avec une passion inattendue sur les femmes blondes et la couleur de leur toison… et de l’autre, Pierre la poussait à se laisser faire. Mais non, il en était hors de question! Avec véhémences, Gabrielle se débattit, tentant de repousser les mains de Pierre d’elle, tournant le dos à la petite assemblée qui ne la quittait pas des yeux. Mais son fiancé était fort et elle ne put rien quand il fit sauter la rangée de boutons dans son dos, puis la retourna pour ensuite baisser avec une poigne rapide son jupon et son pantalon fendu, faisant sauter au passage les jarretelles de son corset et déchirant la robe.

Voilà, elle se retrouvait à moitié nue devant une foule d'inconnus, Armand et son fiancé... Le spectacle semblait étonner, plaire, mais elle entendait également la surprise autour de sa maladie. Impossible de relever les yeux, affronter le regard d’un de ces hommes était au—dessus de ses moyens.

S’il n’y avait eu que la honte, s’il n’y avait eu seulement que cela... Mais en elle, c’était le déferlement de colère, d’injustice, d’impuissance, de peur. Des larmes coulaient sur ses joues écarlates, qu’elle tenta d’essuyer rapidement, comme essayant de camoufler l’aveu de sa faiblesse.

« Et maintenant tu nous montrerait pas ce qu’il y a sous ce corset !

— Allez Pierre!»

Non! Non c’en était trop!

Pierre riait avec les autres, et semblait enchanté par l’idée de son compagnon, mais alors qu’il tenta d’attraper Gabrielle pour lui délasser son corset, celle-ci se rebella dans un sursaut d'orgueil. Elle tenta d’attraper les mains de Pierre, de le repousser.

« Non!! Stop ça suffit!

— Je ne te demande pas ton avis !»

D’un violent revers de la main, Pierre lui assena une gifle disproportionnée qui fit trébucher Gabrielle dans les guenilles de sa robe à ses pieds, la faisant chuter sous le coup.

Choquée, Gabrielle poussa un cri de surprise et de douleur, sa lèvre s’étant fendue nette. Plus aucune pensée n’arrivait à son esprit, et aucun geste. Seulement la sidération et la douleur.

Dans une brume de rage et d'incompréhension, elle vit Armand se rapprocher rapidement pour attraper le bras de Pierre qui se levait de nouveau vers Gabrielle.

« Arrête, Pierre. Tu dépasses les bornes. Tu as largement dépassé les bornes.» Sa voix était basse, glaçante.

D’un geste rapide, Armand ôta sa veste pour la poser sur les épaules de Gabrielle et l’attrapa, avec ses vêtements comme si elle ne pesait rien pour l’emmener. Sous les regards déçus et parfois choqués des convives, il ouvrit la porte du salon pour sortir sans un mot.

Gabrielle n’avait pas eu le temps de comprendre, ni de dire quoique ce soit. En une minute, Armand avait trouvé un autre salon, mais cette fois-ci, vide. Il les y enferma, et déposa Gabrielle sur un des fauteuils puis se retourna pour aller regarder par la fenêtre.

Tremblante, la jeune femme tenta de se rhabiller comme elle put, seuls les boutons de sa robe étaient hors d’usage, la faisant tomber sur le devant. Entre les larmes et les sanglots, ses gestes étaient hachés, approximatifs. Sans rien dire, Armand revint vers elle pour s’asseoir à ses côtés sur le sofa.

« C’était avant qu’il fallait lui dire d’arrêter! Tu l’as laissé faire!

Gabrielle n’avait même pas réfléchi, la phrase était sortie toute seule. Armand pinça les lèvres.

— Je ne savais pas ce qu’il voulait faire, je discutais plus loin et il est soudainement parti avant de revenir avec toi…

Armand parlait doucement, contrairement à Gabrielle qui eut du mal à se contenir.

— Dis moi qu’il avait bu, dis moi que ce qu’il a fait est une erreur, une exception... pleura-t-elle de nouveau.

— Oui et non… Oui il a bu, est-ce que cela justifie son comportement? Non. Est-ce que je peux t’assurer que cela ne se produit que lorsqu’il a bu? Non. Je n’ai jamais eu à rester derrière lui pour surveiller ses faits et gestes, et je ne peux toujours pas le faire.

— Alors pourquoi agir comme ça?! se mit-elle à crier. Tu es là, tu me fais croire que tu es mon ami et tu me dis que tu ne peux pas être derrière lui? Je comprends que tu ne sois pas son père, mais un ami et conseiller devrait au moins pourquoi l'aiguiller vers le bon chemin à prendre. Avoir un peu de respect pour son épouse et les femmes en général.

— Gabrielle, je … Armand tenta de lui couper la parole, en vain.

— Je te promets que si mon avenir avec lui est à l’image de ce qu’il vient de se passer, si je dois vivre au quotidien les humiliations et la violence, je préfère tout de suite aller me jeter à la Seine. J’avais une vie très heureuse avant lui, j’avais espoir de trouver un époux agréable, poli. Mais là je suis avec la pire enflure de Paris. Et toi tu es là, tu fais croire à tout le monde que tu es un respectable conseiller, tu ne montres rien de ta vie et de ce que tu penses vraiment. Je vais finir par penser que tu ne fais que te moquer de nous et que tu fais tout cela intentionnellement.

Armand ne répondit pas, il laissa Gabrielle parler et crier, et pleurer. Il se passa plusieurs longues secondes pendant lesquelles Gabrielle se mit à regretter ce qu'elle venait de dire. Voilà que sous le coup de la colère elle s’était attaquée à Armand qui n’avait rien fait… Après tout, elle disait cela mais ce n’était que pure spéculation, seulement l’expression de ce que elle seule percevait. En face d’elle, Armand sortit seulement un mouchoir de sa poche pour le lui donner. La jeune femme le prit en se mettant à pleurer de plus belle.

— Excuse-moi… Je suis injuste.

— Je ne pense pas. C’est ce que tu ressens, ce que tu vois de moi et c’est seulement à moi que je dois en vouloir si je n’accepte pas ce que tu dis. Ce que tu vis est difficile, j’entends surtout ta colère et ta douleur.

Armand lui prit le mouchoir des mains pour essuyer sa bouche à sa place, avec délicatesse il tenait son menton de l'autre main. Gabrielle eut très envie de lui attraper le bras pour l’empêcher, par peur d’avoir mal mais aussi parce que le contact avec n’importe quel être vivant la répugnait sur le moment. Mais c’était Armand et dans ses gestes il n’y avait jamais rien de désagréable, aucun sous entendu. Une pensée fugitive lui passa en tête, une pensée qui ressemblait à une vengeance envers Pierre.

— Tu vas avoir un bleu, ta lèvre a commencé à gonfler.

— Soit, je le porterai comme trophée. J’espère que mon oncle pourra ressentir un peu de compassion à mon égard.

— Parce qu’il n'en a pas?

— Je ne sais pas, je l'évite en ce moment. Je pense que j’aurais du mal à tenir un discours teinté de bonheur sur mon mariage à venir. Trop de choses se sont passées… Surtout hier.

Armand la regardait toujours, l’air las.

— Oui, j’ai appris. Comment te sens tu ?

— Je ne sais pas. Je me suis évanouie devant tout le monde. Pierre pense que je lui ai porté préjudice en me donnant en spectacle. Il pense que je mens et que je n’ai pas vu le tueur.

— Et tu l’as vu? demanda Armand, lui laissant de l’espace pour s’exprimer.

— Oui Armand. Je l’ai vu comme je te vois. Il n’était pas tout proche, mais je saurais donner un début de portrait du tueur. C’était lui.

— Et qu’est-ce qui t’as fait perdre connaissance?

— Tout ce que j’ai vu… il y avait tellement de sang... l’odeur… Devant moi, il y avait un homme mourant dont les membres étaient brisés, quelqu’un qui avait vu la mort rentrer dans sa maison. J’ai eu peur, j’étais écoeurée. C'était beaucoup trop.

— Et Pierre?

— Il a dit que j'étais hystérique, que je faisais cela pour attirer l’attention sur moi. Il m’a ramené chez moi où mon oncle et mon médecin m’ont fait la morale sur le fait j’étais une pauvre femme fragile et que ma place en tant qu’épouse n’était pas d’être là et d’agir comme cela.

Armand avait levé les sourcils.

— Je pense qu’il attend beaucoup de toi.

Gabrielle eut un rire nerveux.

— Tu penses vraiment que je vais te croire? Pierre se fiche complètement de moi, il est juste intéressé par l’image qu’il renvoie avec moi à ses côtés; Je suis son atout charme. Ce qu’il s’est passé ce soir en est la preuve à mes yeux. Il a voulu montrer à tout le monde son trophée, ce qu’il a réussi à obtenir. Une bonne affaire.

— Tu m’impressionnes parfois, Gabrielle. Malgré tout ce que tu vis, tu restes très consciente et clairvoyante. Sûrement trop.

— Et toi tu n’es pas impartial.

— Non... c’est vrai.»

Armand retira ses gants et lui attrapa les mains. Elles étaient glacées, ce qui arracha un frisson à Gabrielle et en même temps, ce fut comme si elle entrait dans un rêve. L’atmosphère lui sembla cotonneuse, hors du temps. Ses pensées n’arrivaient plus à former des idées concrètes. Il n’y avait que la fraîcheur des mains d’Armand qui l’ancrait dans la réalité.

Doucement, il caressa sa joue et le bord de son menton avant de glisser son pouce sur sa bouche, faisant légèrement ourler sa lèvre. Ses yeux dans ceux de Gabrielle, comme si plus rien au monde n’existait. Un soupir tremblant lui échappa. Mais elle se sentait à la fois vide et emplie d’Armand, de son regard et de son attention. Sur son visage, elle réussit, malgré le trouble, à trouver comme une expression de douleur, de tristesse... Mais avant qu’elle n’eut le temps de comprendre, de penser, Armand lui reprit les deux mains.

« Oublie cela Gabrielle. Nous sommes ici tous les deux et tu retiendras seulement que tu es courageuse.

Puis il lâcha ses mains pour remettre ses gants, et pendant ce temps-là, Gabrielle poussa un long soupir, comme si elle sortait d'une longue apnée.

— Excuse-moi, tu disais? J’étais ailleurs.

— Rien. Veux-tu rentrer chez toi? Demanda Armand, se relevant.

— J’aurais voulu rester, juste pour ne pas perdre la face... Mais ma robe ne tient même plus en place. Et je ne peux pas me montrer avec ta veste sur les épaules.

— En effet. Je vais faire appeler un fiacre, mais je ne pourrais t’accompagner, il faut que je reste avec Pierre. J’ai beaucoup de travail en ce moment, ma longue absence à Paris se fait sentir.

— Je vois…

— Au fait. Armand se pencha vers Gabrielle pour prendre quelque chose dans la poche intérieur de sa veste. C’est à toi, je crois?

Là, dans le creux de sa main, il avait ouvert un mouchoir dans lequel reposait la broche qu’il lui avait offerte.

— Mais… Je croyais l’avoir perdu.

Gabrielle inventa rapidement un mensonge, car elle se souvenait très bien avoir jeté la broche à la mer. Mais voilà qu’elle était là. Et son retour la touchait profondément. Elle ne s’y attendait pas réellement.

— Un domestique l’a retrouvée sur la plage.

Souriante, elle récupéra l’objet précieux qui semblait n’avoir nullement souffert du mauvais traitement qu’il avait subi.

— Merci….

— Prends-en soin cette fois-ci, sourit Armand, toujours agréable.

— Oui. »

Gabrielle n’avait toujours pas bougé, elle le regardait, avec, sans trop comprendre pourquoi, en tête que Armand semblait perturbé, triste peut-être. Pourtant, il ne lui avait rien dit?

Une dernière fois, elle tamponna doucement sa lèvre abîmée pour vérifier que le sang avait arrêté de couler. Puis, elle se leva, ayant retrouvé un semblant de dignité.

Armand sortit de la pièce pour faire appeler un fiacre, avant de revenir la chercher et l’aider à sortir par une porte dérobée pour éviter de rencontrer du monde. Tous ici aurait pu se méprendre sur ce qu’il venait de se passer.

Avant de partir, Gabrielle regarda par la fenêtre, Armand n’avait pas bougé du trottoir, la regardant lui aussi. Le vide s’installa de nouveau, emplissant son cœur, son corps, sa tête… et tout le froid de la nuit semblait vouloir s’insinuer jusque ses os. L’amour qu’elle avait pour lui semblait se raviver toujours plus chaque fois qu’elle le voyait, pour ne laisser que des braises brûlantes une fois loin… des braises qui consumaient tout en elle. Des braises qui aidaient parfois à faire cicatriser les horreurs qu’elle vivait auprès de Pierre. Mais pas cette fois.

Ne restait plus que le silence, la douleur, la honte et ce vide qui semblait tout emplir jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’elle. Jusqu’à ce qu'elle abdique et attende que la tempête passe.

A suivre...

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