De toute façon, elle fumait

de Image de profil de MichaylMichayl

Apprécié par 1 lecteur

Le hasard a cela de réconfortant qu'on peut y mettre toutes les couleurs. Tous les sentiments s'y mêlent, toutes les excuses, toutes les envies, tous les visages.

Je traînais ma carcasse et mon ennui sur la terrasse d'un bar, flanqué de mes compères et collègues. L'un bavassait à perdre haleine sa triste relation manquée, son cœur brisé. L'autre écoutait, patientait, attendait son tour qui ne viendrait peut-être jamais. Et moi, je regardais la pluie venir, l'oreille distraite par le foot et le cœur ouvert. Je ne souhaitais rien qu'un bon moment, une tranche de vie arrosée de quelques bières belges et tartinée de fromage de chèvre, avec des cornichons. J'aime à penser que rien ne serait pareil sans le cornichon. Rien dans un apéritif ne croque et ne ravive plus le palais qu'un cornichon extra-fin dans son jus. Rien n'apparaît aussi succulemment dans une soirée qu'une poignée de cornichons frais, qu'importe sa garniture et sa boisson. Non, vraiment rien.

Et tandis que mon esprit dissertait sur la valeur du cornichon, le ciel nous tomba sur la tête. Le temps s'était arrêté, le vent ne caressait plus nos visages brûlés, la pluie ne battait plus la tôle du bar, la télévision s'était tue et le monde retenait son souffle pour que cet instant n'expire jamais.

Elle était arrivée. Je ne l'attendais pas mais elle venait pour moi. L'espace se retirait devant elle, et tandis que son corps flottait sous sa fine robe d'été, l'allée glissait sous ses pieds. Les tables défilaient les unes après les autres derrière elle, ses jambes semblaient à peine la porter tandis que sa taille fine ondulait sous les longs fils d'or caramel de sa...

« Oh tu m'écoutes ? »

Je sursautais, manquant de renverser la table de fortune qui constituait notre terrasse.

« Et voilà, on l'a perdu. T'as vu qui ? Si elle était jolie, soit elle ne bosse pas chez nous, soit elle vit loin d'ici. »

Loin d'ici, voilà où je m'étais retrouvé durant ces quelques secondes avant qu'elle n'entre dans le bar. Loin, avec ce sentiment distant mais furieux que quelque chose de bon était arrivé. Une nostalgie, une chaleur refoulée, comme un parfum lointain dont on aurait oublié l'appartenance.

« Vous ne l'avez pas vue ? »

Mes compères me regardèrent avec interrogation.

« La... » Les mots me manquaient. « … fille, continuais-je avec hésitation, qui vient de traverser l'allée, avec sa robe verte et ses grands yeux parfaits.

Ah oui, je la connais, on était au lycée ensemble. »

Je sursautais, intérieurement cette fois-ci. Notre ami silencieux venait d'ouvrir le ciel sur mille soleils, et je me recroquevillais dans ma propre ombre. J'étais curieux malgré tout.

« C'est bien elle, dit-il en me montrant son Instagram, elle est cool, tu veux aller lui parler ? »

Curieux et terrifié. Ma confiance aux pieds d'argile, ma gueule mal rasée et mon haleine de bière m'interdisaient d'espérer l'approcher. Mais pire encore, je ne parvenais pas à distinguer ce sentiment fuyant qui m'envahissait. Je touchais du doigt un interdit que je pensais perdu à jamais. Mais quel était son nom ? Quelle était cette mélodie qui résonnait en mon sein et trébuchait sur les pièces de mon être parsemées ça et là ?

« Parfaite, c'est toi qui le dis », reprit le collègue célibataire endurci mais pas trop parce qu'il discutait un peu avec son ex mais vite fait parce que ça fait une compagnie et qu'au fond il s'en fichait bien sûr. « Elle fume, je te ferais remarquer. »

Bien sûr qu'elle fume, bien sûr qu'elle n'est pas parfaite, bien sûr que je vois tout ça puisque je n'autorise que mon regard à l'aimer, à espérer un contact, à espérer de vivre autre chose que ma morne solitude claudicante et pitoyable, gorgée du dédain d'une autre et de la honte de m'être laissé berner, encore, bien sûr que j'espère.

Bien sûr... Cette certitude me heurta de plein fouet. Je voulais me lever, traverser les interminables mètres qui nous séparaient et m'agenouiller devant elle. Je voulais la remercier, lui rendre grâce, et saluer le destin pour cette rencontre avec elle, cette inconnue parfaite. Je voulais lui dire toutes ces choses, combien je l'avais attendue, combien j'avais désiré ce moment sans le savoir, combien j'avais voulu connaître à nouveau ce tressaillement, cette folie, ce coup de foudre pour la vie qu'on appelle sobrement l'espoir. Elle m'avait fait rêver. Elle m'avait rendu l'espoir.

Une heure passa. J'appris son nom et son âge. Cela m'importa peu au final. Elle n'apprendrait jamais mon existence ni son importance. Notre relation imaginaire ne dura que ces quelques dizaines de minutes, et tandis que je l'observais quitter mon monde dans la pénombre, je la remerciais encore, tout en espérant un jour désirer autant, encore.

Et puis de toute façon, elle fumait.

Tous droits réservés
1 chapitre de 3 minutes
Commencer la lecture

Table des matières

Commentaires & Discussions

Des milliers d'œuvres vous attendent.

Sur l'Atelier des auteurs, dénichez des pépites littéraires et aidez leurs auteurs à les améliorer grâce à vos commentaires.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0