Accident

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adiv nais.

adiv vis.

adiv nourrit.

adiv travaillons.

adiv mourrez.

adividuum protège.

Ça enregistre ? Oui. Bien.

Je… Non. Ça fait toujours bizarre de prononcer je. Aussi loin que ça… pardon. Aussi loin que je remonte dans mes pensées, les souvenirs qui me viennent ne sont jamais rattachés à des évènements personnels. J’ai beau me concentrer, essayer de toute mes forces, ma mémoire ne semble pas capable d’établir de lien entre l’être que je suis et ce que... j’ai été ?

Je ne suis même pas certaine que je puisse dire « j’ai été ».

Non pas que je n’ai pas vécu mais je n’étais pas je. Le je que j’utilise aujourd’hui est inscrit dans ce présent, mon présent.

Je suis.

C’était.

Vous pensez certainement que ce n’est qu’un pronom, deux lettres quelconques dont il est facile de faire usage. Pour moi, ce mot a été bien plus que ça.

Un pronom implique un nom. Ça n’avais pas de nom. Ni nom, ni numéro, ni identifiant, ni moyen de reconnaissance. Non, surtout pas de reconnaissance. Pas d’ego, pas de moi, non, rien de ça.

Nous étions adividuum ; quand nous n’étions pas adividuum, nous étions adiv ; et quand nous n’étions pas adiv, nous n’étions rien. Ou si peu, juste... ça.

Que fait une cellule extraite de son organisme ? Ça crève en silence. La cellule ne s’en offusque pas, elle n’en a rien à faire, n’a pas conscience de cet état de fait. Et à moins que cette cellule ne soit indispensable à la survie — ce qui, admettons-le, n’arrive jamais ou presque — l’organisme s’en accommode de sa plus belle indifférence. Chaque jour, nous perdons un million de cellules de peau morte, vous saviez ? Vous avez déjà pleuré pour ça ? Non. Voilà.

Mais vous attendez de moi que je partage ces souvenirs.

Je le sait, ça le sens.

Voilà qui complique les choses. Ces souvenirs s’effilochent, s’étirent dans tous les sens, sans lieu ni date pour les ranger. Ils s’estompent et se taisent à mesure que je prend le dessus. C’est effrayant. Je me dis parfois que ça n’a pas existé, comme un cauchemar récurrent qui persiste au réveil mais dont les détails échappent à la conscience. Et d’autres jours, j’ai du mal à réaliser que je existe.

Mais par où commencer ? La souffrance, peut-être ? Oui, la souffrance. Elle s’ancre plus facilement que les autres émotions. La souffrance s’inscrit à coup de burin dans le corps et dans la tête. Il est facile d’en rappeler le vif souvenir. Oui.

Ce jour là... ce jour là n’était que souffrance, vécue sans bruit, comme un animal blessé abandonné à son sort. Des regards en fuite guettaient, appréhendaient le silence et la pénombre qui enveloppaient.

Perdu. Sale situation.

Trouver une solution, faire appel à la mémoire embrouillée : que s’était-il passé ? Adiv s’afférait à la tâche, creusait à la mine, participait au bien-être d’adividuum quand le sol s'était affaissé dans un craquement sourd. Le corps avait glissé, la peau raclé contre les planches brisées. L’épiderme avait brûlé, s’était déchiré sur des échardes traîtresses.

Adiv avait crié d’une Voix.

Une chute, le choc, la douleur à nouveau, le silence, puis le trou noir. Inconscience.

Conscience. Adiv s’était tu. Écouter le silence, guetter la Voix. Impossible de bouger ; la jambe blessée lançait la chair, mais cette douleur là restait supportable. Chercher une solution quand l'isolement affolant et la fièvre ne dévoraient pas l’esprit.

Inconscience paisible. Le temps s'effaçait.

Conscience supplice. Le temps durait, s’allongeait à l’infini jusqu’à en perdre la mesure.

Depuis quand ce cycle durait-il ? Impossible de le dire.

Les mains poisseuses de sang coagulé, la tête dans un étau, un cri brisé tentait d’obtenir une réponse, suppliait le retour de la Voix apaisante. Ce silence là était le plus difficile à supporter : l'impensable absence de la Voix, la conscience d’être réduit à rien.

Vous diriez solitude j’imagine mais ça ne pouvais pas penser comme je.

La Voix. Oui, pardon : la Voix. Vous voyez, ces... comment dites-vous déjà ? Oui, ces réceptions. J’aime les réceptions. Avez-vous déjà, pendant un instant au cours d’une réception, pris la peine de vous replier sur vous-même, de ressentir cette chaleur qui se dégage, d’écouter les éclats de rires, le brouhaha homogène réconfortant de ce groupe ? La Voix, c’est un peu ça, sauf que chacune des paroles que vous entendez est claire et distincte. Le brouhaha est dialogue et le dialogue est la Voix. Elle me manque, la Voix.

Et ce jour là, pour la première fois de toute une vie, la Voix ne répondait plus. Pourtant, l’espoir persistait. Adividuum viendrait. Adividuum protège. Adividuum vient toujours.

Inconscience. Conscience.

Au loin une voix se fit entendre, un souffle à peine perceptible provenant des hauteurs.

~ Hey ! Adiv ici !

Mais adiv ne répondait pas. La Voix restait inaccessible. Pourtant, là haut, quelque-chose de vivant bougeait. Etait-ce le délire de la fièvre ? La simple possibilité que ce soit réel imposait de réagir rapidement. La gorge sèche, la voix brisée, à bout de souffle, un cri, un échec. À portée de main, une planche, une tige de métal ? Saisir, frapper, frapper encore, encore jusqu’à bout de force. Qui sait ? Peut-être ?

Inconscience.

Puis ce fut le réveil.

La Voix avait guidé les pas de la conscience vers la lumière blafarde du matin. Le pâle soleil blanc distillait sa chaleur froide. Tout autour, adiv prodiguait les premiers soins. De l’eau, du sucre, la Voix. Le vent sifflait sur la peau. La Voix soufflait les craintes. Quand l’esprit s’éclaira enfin, adiv put demander :

~ Comment adiv a trouvé ?

~ Adiv est tombé sur un des siens inanimé. Adiv est venu au secours, pour la gloire d’adividuum.

~ Où est le reste d’adiv ? Adiv travaillait en groupe !

~ Adiv a disparu depuis trois jours. Il n’y avait qu’un corps ici, étendu dans la poussière, exposé au désert et à ses charognards. Rejoignons adividuum maintenant. Le corps a besoin de soins.

Dès cet instant, il n’y eut plus de question à poser. Adiv rejoignit la Colonie. Le corps mit plusieurs semaines à se remettre. Adividuum ne chercha pas à comprendre comment un adiv avait pu se retrouver loin de la mine, loin de ses membres. Adividuum protège. Adividuum nourrit. Adividuum survit. Le reste ne compte pas.

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