Accrétivo-séquentiel

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Cela n'aurait pas dû se passer comme ça.

Le matin encore Lucile était dans le bureau de l'inspecteur Lechat, mais la situation était devenue telle que sa véritable identité, celle de ses origines, n'avait pu rester cachée.

- Je suis une Australe, inspecteur.

L’inspecteur Lechat s'était retourné.

- … Vous, la fille d’Ignace, qui habite avant la montée au col de Petcha, à Saint Gabriel, une Australe ?

- En effet monsieur l’inspecteur. Comment va madame Lechat ?

- Toujours vaillante, malgré le poids des années ! Mais je ne savais pas ! Martine, qui écoute Lady d'Arbanville à fond les roulettes, lorsque passant sur la route je rejoins Petcha, votre maman, une Australe ?

Dans le bureau au dessus du Grand Banian, Lucile donnait quelques détails.

- Même si, aujourd’hui, nous croyons mieux connaitre l’Antarctie, ma mère a préféré ne pas mettre en avant cet épisode de sa vie. Qui pouvait la comprendre ? Comprendre le rêve qui l’animait, qui animait tout le Conseil des Visionnaires ? Martine en faisait partie. Elle fut à l’origine de l’Esperanto parlé en Antarctie. Mais au bout d’un certain temps, les choses ont changé. Certaines bases de peuplement, isolées par l’hiver avant le creusement des stubs, les galeries sous-glaciaires, ont connu des évolutions. Chacun des groupes a voulu marquer son identité. Les Australs et les Antarctes formèrent deux camps politiques rivaux. Ma mère ne se sentait pas concernée par toutes ces choses, aussi a-t-elle profité d’un séjour d’étude au sein des Nations - un privilège à l’époque - pour épouser un étranger, un homme de la tribu de Saint-Gabriel qui l’a emmené dans son pays, ici au Notanou.

- Et voilà que nous localisons des Antarctes et des Australs, ici, à l’école des Roussettes ! Mais la note ne dit rien sur un point essentiel : pourquoi veulent-ils enlever le Père Noël ?

- Je ne sais pas, inspecteur.

L’inspecteur Lechat resta pensif, tapotant son bureau avec la note, roulée en tube.

- Mon petit Lechat, deux pistes s’offrent à toi ! Semblaient dire ses petits yeux plissés. Primo, le GPS de l’équipe des Pieds Nickelés, mais il faudrait pour cela qu’ils daignent reprendre contact. Deuzio, le gang des Cafards, qui nous mènera aux commanditaires étrangers. Cette deuxième hypothèse, je dois dire, est particulièrement séduisante. On va tout ratisser… Quoi qu’il en soit, il me faudra garder Monsieur Steeve, et Lucile…

- Inspecteur ! La porte du bureau venait de s’ouvrir.

- Nom de… On frappe avant d’entrer !

- Inspecteur, on vient de retrouver le Père Noël, à moitié ligoté sur la plage. Il pleure et couine comme un petit cochon.

- Mince ! dit Steeve, qui semblait tout d’un coup intéressé par la conversation. On a retrouvé le Père Fouettard !

Vingt minutes plus tard, le Père Fouettard arrivait en fourgon, plein de sable mouillé.

- Steeve ! Disait-il, tirebouchonnant pour l’essorer son bonnet sur le bureau de l’inspecteur, tu es là !

- Ben alors, t’es tout mouillé ?

- On m ‘a enlevé, Steeve ! Ils voulaient que je fasse le Père Noël. Mais ils étaient jamais contents ! J’étais pas comme dans le prospect, qu’ils disaient… Je leur ai dit que j’étais une doublure. Ils se sont mis à me frapper, Steeve ! A me frapper ! Puis un gars est venu, il a dit qu’il voulait pas avoir d’ennuis avec les autorités locales. Et puis à un moment, je me suis réveillé avec les yeux d’une mouette dans le regard, Steeve, deux grands yeux de mouette, j’avais jamais vu d’aussi beaux yeux d’aussi près. «Enfin quelqu’un d’humain», je me suis dit. Mais la mouette a eu peur, elle s’est envolée en criant «criak ! criak !». Alors j’ai pleuré, Steeve, j’ai pleuré… Puis la mouette elle est revenue, Steeve, elle criait toujours «criak ! Criak !» elle avait l’air triste pour moi. J’ai partagé un reste de mon sandwich qui trainait au fond de ma poche, et depuis elle veut plus me quitter Steeve ! Elle veut plus me quitter ! Tiens, elle rapplique !

Une mouette arriva en se dandinant, passant la porte entrebâillée.

- Vlà qu’t’as adopté une mouette ! Et tu l’as appelée comment ?

- Ben, Sandwich. Vu que c’est ce qu’elle aime. Tiens regarde !

Et le Père Fouettard se mit à jeter en l’air des morceaux de pain, que la mouette appelée Sandwich attrapait au vol. – Regarde !

L’inspecteur Lechat commençait à s’impatienter.

- maintenant que vous avez présenté votre nouvel ami, si vous n’y voyez pas d’inconvénient Monsieur Fouettard, je souhaiterais vous poser quelques questions.

- C’est que…

- Allez lui chercher un café.

- … Je suis encore tout trempé.

- Mettez-vous à l’aise !

- Bon…

Le père Fouettard commença à se mettre en caleçon, pendant qu’un officier à moustache lui apportait un café et une serviette. – Enfin une moustache bien de chez nous ! Se disait l’inspecteur Lechat.

- Monsieur Fouettard, je tiens sincèrement à vous remercier pour cette contribution à notre enquête ! Reprit l’inspecteur contemplant étalés sur son bureau les deux bonnets, l’un trempé de sable mouillé, l’autre maculé de poussière rougeâtre.

- Je…

- Vous avez été en tout point remarquable.

- C’est que...

- Bien, je savais pouvoir compter sur vous. Savez-vous qui vous a enlevé, monsieur Fouettard ?

- Et bien, je venais de dire au revoir aux enfants, quand, dans la rue, j’ai été poussé dans une voiture. On m’a mis une cagoule, monsieur l’inspecteur, j’ai rien vu.

- Mais vous les avez entendu. Que disaient-ils ?

- Je ne sais pas moi, ils parlaient pas beaucoup. Sauf quand deux autres sont arrivés. Ils parlaient entre eux un drôle de baragouin…

- Mademoiselle Lucie, pouvez-vous nous donner un exemple de baragouin ?

- Avec plaisir, inspecteur, et pour joindre l’utile à l’agréable, je vais vous déclamer quelques vers du plus célèbre des poètes Australs, Sjiavo Bergal.

« Estin sjergi, mersen zlo… »

Aussitôt, le Père Noël se leva d’un bond,

- C’est elle, ou lui, enfin, sa cousine ! Oui, c’est le baragouin !

- Le baragouin, comme vous dîtes, monsieur Fouettard, c’est de l’Austral !

- Plus probablement de l’Antarcte, monsieur l’inspecteur.

- Si vous voulez… Bien. En l’absence de toute information de la part de la camionnette de Chez Hertzel, nous allons lancer l’opération Piège à Cafards !

Pendant ce temps, dans la cour du commissariat entre les racines du Grand Banian, l’agent à la moustache téléphonait. On voyait la fumée d’une cigarette traverser sa moustache, les racines de l’arbre, le feuillage, avant d’aller rejoindre le ciel. A l'autre bout, un téléphone vibrait sur le Solo guitare de Hôtel California.

Là haut dans la Chaîne, un groupe de motards en blousons de cuir et foulards rouges, mauves ou orange, prenait des photos de la villa et de ses hôtes. Ils portaient la moustache tombante, et s’ils eussent été un tantinet plus bavards, on aurait pu remarquer l’accent d’un dialecte bien peu usité dans les vallées du Notanou.

Ils étaient trop loin pour entendre, mais ils avaient clairement identifié leur cible, qui terminait d'intéressantes circonvolutions en compagnie du gros général Gallina, reconnaissable à sa large crinière frisottée.

- Bon, oublions l’Esperanto accrétivo-séquentiel, et puis surtout cette affreuse moustache…

Le général Gallina venait de prendre congé. Jacques Pelot, alias le Père Noël, était maintenant confortablement installé sur le deck, au bord de la piscine. Tout allait bien.

Les deux jeunes femmes à ses côtés étaient particulièrement attrayantes. S’évader ?

Il n’en était pas question.

- Que pouvons nous pour votre service monsieur Pelot ?

- Que diriez-vous d’une partie de ballon dans la piscine ? Après, je jouerai bien à cache-cache. Cette propriété est si vaste, je suis sûr que l’on peut s’y perdre, loin du monde, et que personne ne pourra jamais plus nous trouver !

- Comme vous avez raison monsieur Pelot !

La souriante jeune femme plongea dans la piscine. Jacques Pelot, alias le Père Noël, fit une moue du bout des lèvres. Que voulait-elle dire par là ? Mais il oublia bien vite l’incident pour rejoindre ces fascinantes créatures dont-il avait oublié le nom.

- Nous sommes Nadia et Nadia.

- Ha… Pas très pratique, ça !

- Vous pouvez choisir le nom que vous voulez…

- Vous n’avez pas une petite préférence ?

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas moi, ce pourrait-être… affectif, peut-être ? Vous pourriez vouloir rendre hommage à votre grand-mère, qui s’appelait Mélusine, ou vouloir essayer le nom de votre meilleure copine Radegonde, que vous avez toujours jalousée en secret.

- Les sentiments sont dangereux, monsieur Pelot, ils déprogramment ! Notre Guide est contre. Rien ne doit perturber le plan des Visionnaires !

- Parlez-moi donc de cette Doctrine, que l’attentionné général Gallina vient de mentionner. Cela me semble beau comme une itération logique, aussi touchant qu’un poème accrétivo-séquentiel !

- Et bien voilà. L’homme est le support d’un programme mental, programme fondé sur la Logique Pure, comme vous l’avez justement noté. C’est la Doctrine. Nos Visionnaires ont reçu en songe une impulsion, qui vient de l’Espace.

- C’est comme la télévision !

- Oui. Il y a des Programmateurs. Le rôle de programmateur est un rôle complexe, qui demande des qualités particulières. Des gens très éduqués. Mais la traduction qui en est donnée au peuple des bases, que nous appelons aussi « ceux des sas thermiques », est plus simple. C’est un concept binaire. Il y a ce qui est Gaou, c’est à dire dans votre langue ce qui est inapproprié. Et ce qui est Hinana, c’est à dire autorisé.

- Et cela fonctionne ?

- L’Antarctie est le pays le plus fonctionnel, monsieur Pelot. Tout le monde sait ce qui est interdit et autorisé, et tout est prévu dans la Doctrine. Comme on dit chez nous en Antarctie, c’est «simple comme un stub». Nous sommes le pays des Propres. En comparaison, tous les autres pays vivent dans le plus grand désordre et la Souillure !

Jacques Pelot, alias le Père Noël, en avait assez entendu. Il commençait à avoir des démangeaisons dans les orteils.

- Et si nous allions faire cette partie de cache-cache ?

- Tout ce que vous voudrez, monsieur Pelot.

Tandis qu’il sortait de l’eau, Jacques Pelot ne put s’empêcher de tenter un dernier échange. - Encore un mot. Pouvez-vous me parler de cette minorité ethnique si exotique, les Australs ? Jacques sentit que les Nadias se raidissaient.

- Nous pouvons répondre à votre question monsieur Pelot. Les Australs ne sont pas une minorité ethnique, mais une minorité idéologique. Ce sont des sentimentaux. Ils tentent d’échapper par tous les moyens à la programmation Antarcte. Notre Grand Visionnaire souhaite ardemment l’unité du peuple, aussi a-t-il fait quelques concessions. Nous allons utiliser les armes des Australs, et les utiliser contre eux. Dans un grand élan de sentiments fraternels, ils décideront librement d’unir leur destin au nôtre.

- C’est programmé ? Demanda Jacques.

Nadia rougit sans répondre, puis ajouta,

- Je n’ai pas le droit de vous en dire plus.

Jacques avait compris. Il faisait partie du programme. Mais il n’allait pas laisser les choses se dérouler comme prévu, ça non !

- Je crois que je vous ai trouvé un nom ! Depuis longtemps, je songeais à créer une équipe féminine. S’en tenir au seul élément masculin, aussi compétents et dévoués que soient mes chers Lutins, c’est idiot ! Désormais, vous serez mes Elfes, et je vous nomme Aerwin et Elwing !

Avec un Père Noël, des Elfes, des Lutins, ils n’ont qu’à bien se tenir ces Antarctes ! Attendons, et la cavalerie va rappliquer, comme dans les Ouaistairnes !

Jacques, à la recherche des Elfes au long des couloirs de la grande villa, sentit monter en lui un furieux appétit pour la reprogrammation.

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