Prendre dix ans pour trois balles

5 minutes de lecture

Quelques heures auparavant, pendant que l'équipe des Lutins se morfondait encore, Jacques s’était réveillé dans une chambre d’hôpital. Au travers d’un brouillard épais, il avait entendu son nom.

- Monsieur Pelot, Monsieur Pelot ? Vous m’entendez ? Je suis Lechat.

Jacques avait laissé rouler son regard autour de lui. Sur la table, son costume était impeccablement lavé et repassé… Sa barbe synthétique, dépoussiérée et admirablement brossée, reposait sur le bonnet à pompon. Une douce impression de calme, de sérénité, l’envahit à la vue de son costume aussi bien plié, aussi beau. C’était plus fort que lui. Mais il y avait l’autre là, comment avait-il dit, Lechat ? Quel nom.

- Et moi, je suis la souris, je présume ?

- Je me présente, inspecteur Lechat. Je suis enchanté, quoique étonné, de rencontrer le Père Noël, ici au Notanou. Vous conviendrez sans peine que l’hôpital Odile Dubéret n’est pas le cadre idéal pour un atterrissage en traineau, et manque dramatiquement de cheminées !

Jacques se souvenait, péniblement. Hôtel Aurora, Notanou, Pacifique Sud. Lorsqu’il eut annoncé l’annulation du contrat sur la Côte d’Azur, ses Lutins furent déçus. Finies les plages, la mer, les petits restaurants. L’annonce du départ pour le Notanou avait rassuré tout le monde.

Les images bleues, une température agréable, avaient fini par convaincre l’équipe de la «Bonheur Limited» désormais installée à l’hôtel Aurora. Le premier jour les avait conduit sur un ilot corallien, tout au bord du récif, entre le lagon gris clair ou vert d’eau, et l'Océan. Kevin était le plus informé. Il ressortait sa science toute neuve, le nez fourré dans sa plaquette publicitaire.

- Le Notanou, très montagneux, avec sa charmante capitale de Notanou, vous accueille dans des hôtels de standing réputés pour leur accueil chaleureux.

- Chaleureux… Ces gens sont plaisantins.

Il regarda à nouveau l’inspecteur. Se pourrait-il qu’on se paie sa tête ? Il souffrait.

- Vous êtes venu pour me faire la conversation inspecteur ? La police s’oriente vers les activités de patronage ? Laissez-moi deviner, vous êtes une visitandine déguisée en inspecteur. Veste en cuir mou, petite bedaine, calvitie occipitale, air triste. C’est très réussi comme imitation.

Le Père Noël avait récupéré toutes ses facultés d’invective. Jacques était rassuré. Il se palpa néanmoins le torse et le gras du ventre, pour être bien certain qu’il était là, qu'il n'était pas au Paradis, réincarné en grenouille, ou pire encore, en Père Fouettard. Il regarda autour de lui. A part un blessé grave, plâtré du bassin, des deux jambes et d’un bras, et qui curieusement avait une guirlande de fleurs autour du cou, il n’y avait personne.

- Que me voulez-vous inspecteur ? Vous voyez bien que je suis en journée de repos.

- Vous ne devriez pas, nous sommes le 22 décembre au matin.

- Je suis très organisé. J’ai une doublure, en cas de pépin. Dans ma situation, c’est une nécessité. Les contraintes sont énormes, et je ne peux pas me permettre d’impair. Dès que mes hommes ont vu que je n’étais pas là, ils ont du actionner le plan B.

- Le plan B…

- Oui, B comme Biture. Ils ont l’habitude. Il m’arrive de me relâcher. Vous savez ce que c’est, la pression. Aussi, nous avons mis en place un plan B avec le Père Fouettard.

- Vous voulez dire... Que le Père Noël c’est le Père Fouettard déguisé ?

- Oui, enfin, pas toujours. Pas souvent. Seulement en cas d’urgence absolue. Je suis certain que le plan B est actionné.

- Vous m’en voyez heureux, car voyez-vous, vous êtes en état d’arrestation.

Jacques n’en revenait pas. Comment pouvait on l’arrêter, lui, le Père Noël ? Telle fut la première pensée qui lui vint à l’esprit.

- Et… Que me reprochez-vous ?

- D’avoir tué le directeur de l'Aurora. Mordre la main de celui qui vous fait confiance, tssh…

- Mais c’est impossible, c’était un brave homme ! Il était sur mes genoux, hier encore !

- Ceux-là meurent aussi, comme les autres.

- Ha, vous voyez bien ! On ne peut rien contre la fatalité.

- Surtout lorsque la fatalité est aidée par un solide coup de pouce. Les infirmières ont retrouvé trois balles du même calibre que l’arme qui a servi à tuer monsieur Lemêtrier, dans la poche de votre habit de Père Noël.

Jacques regarda son costume.

- Je l’avais bien dit à ma couturière ! Un Père Noël n’a pas de poches ! Des poches ça fait faux Père Noël, on a envie d’y mettre un téléphone portable, et puis un jour, dring ! En pleine représentation. Ou bien ce sont les clés de voiture, qui font kling-kling. Même un slip, il ne faudrait pas. Ou alors, un grand caleçon, style pyjama molletonné. Ça, c’est la classe.

- En attendant, vous avez obligation de rester sagement dans notre belle cité de Notanou.

- Il y a un problème inspecteur. Je suis innocent.

- J’ai tendance à vous croire. Garder trois balles au fond d’une poche, ce n’est pas très professionnel, Monsieur Pelot. Or vous êtes un professionnel. Nos services ont un dossier très fourni sur vos activités – à ce propos, félicitation pour le Noël de l’Elysée, c’était un coup de maître, un coup de génie publicitaire – et nous avons pour instruction de vous sortir de ce mauvais pas. Encore une fois, certaines personnes vous doivent beaucoup, peut-être même la Présidence, qui sait ? Et peuvent avoir encore besoin de vous.

- Ha ! Je savais pouvoir compter sur les amitiés désintéressées qui peuplent ce bas monde. Je suis ému.

- Vous êtes lucide.

- Merci. Toujours, quand je bois.

- Pour aujourd’hui, pour les journées des 23, 24 décembre et le jour de Noël, nous partirons donc du principe que vous n’êtes pas le meurtrier.

- C’est gentil. Et pour le 26 décembre ?

- Fin de la trêve des confiseurs. La Justice ouvre à nouveau ses portes, et si le meurtrier n’est pas retrouvé, vous êtes attendu. Vous avez remarqué ? Nous avons un mois de décembre exceptionnellement ensoleillé. Je compte bien profiter des effets positifs d’El Niño. Je pars pour trois jours chez ma mère, au pic Kilebo dans l’arrière-pays. C’est assez isolé comme coin. Je vous laisse mon numéro. Mais ne l’utilisez qu’en cas d’urgence, ma petite maman est sensible, et avec l’âge, vous savez…

- Comptez sur moi, inspecteur, doigté et discrétion, telle est ma devise.

- Nous comptons sur cela, Monsieur Pelot. Quoique vos ennemis semblent dotés des mêmes qualités que vous… Prendre dix ans pour trois balles, avouez, ce serait bête !

Jacques à cet instant se sentit désespéremment seuL Y avait-il au monde quelqu'un qui eut compris qui il était vraiment, quel était son drame, et qui eut jamais, pour lui, ne serait-ce qu'une pensée sincère ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire Julie Sansy ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0