Coup de mou

5 minutes de lecture

Jacques, l'oeil humide, regardait avec tendresse celui qui lui servait à boire.

Mollement accoudé au comptoir du Lue Kou, sur la baie de Ngöni, il trouvait le barman fort sympathique. Il ressemblait à Marco, le garçon de son café préféré, Le Lampion à Paris.

- Dis-moi Kevin, tu serais pas un peu cousin avec Marco ?

Ils avaient déjà passé une demi-heure à effeuiller l’arbre généalogique de Kevin, lorsqu’au milieu d’une brousse épaisse de beach-combers, javanais, kanaks, japonais, wallisiens, déportés de la Commune et convicts australiens, apparut une petite radicelle, qui partant d’une vallée perdue, allait fouailler le terroir Corse.

- Et dire que Marco, il est même pas parisien ! C’est un Corse !

Jacques avait tenu à boire à la santé de tous les ancêtres de Kevin, à commencer par les vivants. Mais, comme il avait encore soif, il se mit à honorer la mémoire des morts, trinquant aux ramilles, rameaux et brindilles, descendant ensuite jusqu'aux radicelles les plus éloignées.

Jamais on ne vit arbre aussi bien arrosé.

- Kevin, on aurait dû commencer par les morts, et finir par les vivants. Là, moi ça me remue. Je chiale comme un gamin et ça donne un drôle de goût à mes glaçons…

Kevin était parti maintenant, remplacé pour la soirée par un certain Grégoire, quelqu’un de beaucoup moins sympathique aux yeux de Jacques, qui n’avait d’intérêt que pour une belle blonde assise à l’autre bout du comptoir, loin de lui.

- Ha ! On voit tout de suite que toi, tu n’es pas Corse… Comme le Christ sur la croix, je suis désormais seul, abandonné de tous… Si c’est pas la misère…

Il repensait à l’étrange rencontre faite tantôt, et à l’envie qu’il avait eu de se lever et de suivre l’homme à la brouette. Que lui avait-il dit, déjà ?

Il essuyait une grosse larme au revers de sa manche, lorsqu’un homme dans la petite cinquantaine, légèrement chauve sur le sommet du crâne, s’assit à ses côtés et lui décocha un large sourire amical. Jacques but une gorgée de whisky, le regardant par dessus ses lunettes avec tout ce qui lui restait de lucidité. C’était tout à fait étonnant, car la vue d’un Père Noël ivre et beuglant, la chemise à moitié sortie du pantalon et le pompon du bonnet décrivant de dangereuses trajectoires algorithmiques, circulaire pour – Et encore une tournée, une ! D’avant en arrière pour le fameux – je leur avais bien dit ! Ha ! Ou bien encore pendulant lamentablement de gauche à droite, puis de droite à gauche, pour le classique – Un malheur comme ça, c’est pas dieu possible… avait tendance à éloigner toute velléité d’approche, comme si un seuil de salubrité, style bande plastique rouge et blanche, avait été tracé en cercle rubalisé autour de lui.

Même Grégoire, qui pourtant en avait vu d’autres, lui poussait désormais son verre du bout du doigt, comme s’il frémissait à l’idée de franchir la barrière sanitaire qui le séparait de la déchéance morale faite sang et faite chair, et autres fluides moins nobles, à n’en pas douter, d’ici peu.

Mais là, rien de tout cela. Cet homme avait un regard bienveillant. Intéressé. Un regard louche quoi.

- Si tous les gens honnêtes détournent leur regard, cet homme, c’est soit Jésus qui revient attiré par mes beuglements, soit l’un des deux fripons de la Croix. Voilà ce qu’il se disait, le Père Noël.

L’idée qu’il eut réussi à faire revenir Jésus, annonce des Temps Derniers, lui sembla intéressante, mais il la jugea bien vite irréaliste, après une rapide computation des occurrences d’apparitions soudaines d’honnêtes gens, de fripons et de Jésus, depuis deux millénaires. Il en tira la conclusion fort logique que l’homme en question, ne pouvant être Jésus malgré ses yeux si doux, et n’étant pas de l’espèce sautillante des honnêtes gens, devait être un fripon.

- J’ai vraiment apprécié votre, comment dire, prestation, tout à l’heure à l’hôtel Aurora. C’était, comment dire, impressionnant.

Jacques le regarda, l’air peiné, comme si ces paroles étaient la preuve manifeste qu’il était temps de commander un autre whisky, et que dieu était bien mort.

- Je suis flatté. C’était peu de choses.

- Mais si, j’insiste. Cette façon d’arriver à l’improviste dans une assemblée fébrile, et comme tombant du ciel, après une attente soigneusement entretenue, c’est du grand art. Et votre Ho, Ho, Ho, est vraiment exceptionnel, grave, chaleureux, l’expression même de la bonhommie et de la bonté.

- Là, je dois dire, c’est vrai. Il m’a fallu travailler longtemps pour obtenir la rondeur parfaite, ce velouté dans la voix, cet épanouissement complet dans le relâchement des muscles et de l’esprit. Savez-vous que j’ai travaillé avec un élève de Pavarotti ? Un Uruguayen, qui zézayait affreusement, mais lorsqu’il chantait, vraiment, c’était un autre homme, directement connecté une ou deux sphères plus haut que le commun des mortels. D’ailleurs, hélas, il est mort. L’art est une illusion mon cher monsieur.

- Je vois que vous doutez de vous, mais vous ne devriez pas. Je sais reconnaître le talent.

- Je ne suis pas le vrai Père Noël.

Cette idée qu’il put avoir du talent était insoutenable. Père Noël n’était pas une vocation. La grenouille, dans son impérieux silence de Pythie, disait la vérité.

- Mais vous êtes plus vrai que nature !

- Justement, c’est là mon drame, traduttore, traditore, je suis un traître, Judas, c’est moi !

- Vous n’aimez pas ce que vous faites ?

- Voyons, c’est un gagne-pain, et en trois ou quatre semaines, il me fait hélas vivre pendant toute l’année ! J’ai honte. De la Saint-Nicolas au Jour de l’An, je traîne ma honte, de quatre à huit prestations par jour, pendant vingt-six jours, à un tarif prohibitif, sans les frais d’hôtel et de restaurant, comptés à part. Si je fournis les cadeaux et les bonbons, c’est en plus sur la note. Je suis imposé sur la fortune. J’ai des salariés. Un Père Noël à court de jouets ou de bonbons, ça n’existe pas ! Une équipe tourne sur les villes où je me trouve, dont la seule mission est d’approvisionner ma hotte. Les 23 et les 24 décembre, c’est de la folie, nous sommes obligés de faire des stocks, car les magasins et les entreprises sont dévalisés ou fermés, et ensuite nous livrons en flux continu, pour huit à dix sessions de Père Noël à la journée.

- C’est une organisation remarquable !

- Ma vraie détente, c’est en début de saison, lorsque je fais le Saint-Nicolas avec le Père Fouettard, dans le Nord de la France. C’est détendu, encore bon enfant, on fait la tournée des restos.

- Donc vous n’aimez pas le Père Noël ?

Jacques Pelot leva les yeux, et regarda intensément l’inconnu.

- J’aime le Père Noël, Monsieur, mais je suis indigne de lui.

A ces mots, vaincu par l’alcool et l’intensité mise dans l’expression nue de son désespoir, le Père Noël, alias Jacques Pelot, tourna de l’œil et s’écroula de tout son long.

Lorsque l’équipe médicale arriva avec un brancard, puis, lorsque peu après elle ressortit avec Jacques, ils croisèrent sur le trottoir un couple étrange, composé d’une jeune femme aux cheveux blonds entremêlés de guirlandes et d’un homme brun assis dans une brouette, poncho sur les épaules et chapeau sur la tête, malgré la nuit.

- Il faudra le protéger, dit la femme.

L’homme se leva, puis hocha la tête en signe d’approbation.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire Julie Sansy ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0