Argiope

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Vous l'avez sans doute déjà vue. Souvent, elle vous a paru hideuse, effrayante, répugnante. Certains la tuent. Certains la fuient. Parfois aussi, vous n'avez pas pu vous empêcher d'être touché par ce charme fragile. Peut-être, fasciné, vous êtes-vous arrêté pour la contempler plus longtemps. On la croise à l'improviste, suspendue dans les airs ou dissimulée immobile dans son repaire. L'araignée.

Son visage paraît si différent du nôtre qu'il nous semble odieux. Mais la brillance mystique des huit sphères métalliques qui lui servent d'yeux ensorcelle ceux qui s'y plongent. Leur courbe épurée, ouverte sur le monde avec tant de candeur, dérange l'idée même de cruauté qu'inspire l'araignée. Leur réflexion nous renvoie notre propre image, qui alors nous paraît étrangère. L'attendrissement devient fascination mêlée d'horreur lorsqu'on aperçoit les deux chélicères, ces crocs recourbés croisés reliés à une tige creuse, que l'imaginaire collectif représente suintants de venin mortel. Encore une fois, laissez affluer la vision simple et sans artifice des choses. L'articulation de ce crochet n'est-elle pas parfaite ? Sa courbe et sa pointe ne sont-elles pas merveilleusement fluides et ajustées ? Même les minuscules dentelures qui en ornent le creux se succèdent avec une régularité admirable. Le venin aussi exerce une séduction sournoise par sa létalité, le danger fantasmé que contient cette infime injection, le mystère de sa formule étudiée pour les proies fugitives et véloces que l'araignée poursuit ou guette.

 Toutes ces pièces labiales qui s'agitent forment un spectacle dégoûtant s'il en est, fourmillement grouillant d'autant plus repoussant qu'il semble chaotique. Pourtant aucune ne heurte l'autre ; une coordination minutieuse règle leur danse complexe. Chaque excroissance s'adapte miraculeusement à une encoche correspondante, selon une horlogerie fine huilée par l'évolution.

Le corselet incurvé accueille l'attache du faisceau des pattes ; ces pattes souvent invoquées comme raison principale de répulsion, sujettes à tant d’ambiguïté ! Ces membres démesurés dont on récrimine la longueur, le nombre ou la pilosité, articulés d'une manière si exagérée, condensent tout l'équivoque inspirée par l'araignée. Elles se hérissent de soies, d'épines, de griffes, invitent à l'aversion par leur apparente agressivité. Leurs dimensions insensées déroutent nos sens limités... Dès qu'elles se meuvent pourtant, l'élégance aérienne de leurs mouvements efface leur aspect hirsute et retient l’œil attentif de celui qui prend le temps d'observer. La hideuse bête développe une exquise grâce dans chaque geste, avec à la fois cette lenteur précautionneuse commune aux dentellières et la précision fulgurante du fauve. La touchante délicatesse de la danseuse arachnéenne émeut autant qu'elle surprend. Car après tout les pattes sont toujours couvertes de soies hostiles, dès qu'on regarde d'un peu plus près ; mais la noblesse du mouvement mêle à l'aversion primitive un émoi désarmé, vertigineux, et presque une honte de bête pataude face à ce miracle de ténuité. L'infiniment petit se pare d'autant d'abîmes et d'autant de sommets inaccessibles à notre pauvre entendement que l'infiniment grand. Les pattes de l'araignée illustrent à merveille l'alliance intrinsèque de la distinction et de la cruauté ; car l'admiration ne va pas sans l'effroi, et l'appréhension ne va pas sans un brin de séduction ensorceleuse. Qui n'a vague idée du supplice irrésistible et implacable de la veuve noire ? L'araignée joue avec brio sur l'extrême bord de nos fantasmes craintifs, en équilibre sur une frontière aussi mince que son fil de soie, à la lisière de nos craintes.

 De cette machinerie de science-fiction émane encore un sujet d'émerveillement : le fil. La soie angélique s'échappe de fuseaux dont l'aspect, pour une fois profondément organique, dégoûte cette fois par similitude avec nos propres organes. Les filières évoquent quelque monstrueuse boursouflure maladive ; et pourtant de ces protubérances naît le textile le plus fin qui soit. Il paraît à la limite de l'absurde qu'un matériau aussi éthéré sorte de cette grotesque et répugnante fabrique. Rien de plus logique pourtant. La nature ne s'embarrasse que de la fonction, et néglige l'apparence que nos esprits bornés lui imaginent.

 L'araignée est une beauté maudite. Les motifs et les couleurs qu'elle porte sur la rondeur de son ventre nous feraient presque oublier ce que nous regardons... La mosaïque hasardeuse des teintes, ocres, grises, blanches, sombres, brunes, verdoyantes et orangées, évoque une palette de peintre abandonnée après une nature morte en automne. Notre suggestion croit y reconnaître un visage, un arbre, des silhouettes indistinctes, nées d'une distorsion instinctive de la réalité. L'araignée porte ces subtils dessins pour disparaître, imiter la grâce naturelle qui l'entoure et s'y fondre. Encore une fourberie de sa part ? L'extrême précision de la marqueterie ne se révèle qu'à ceux qui ont le courage de se pencher sur elle avec une loupe, malgré l'acuité des crocs et la rudesse des pattes. Il faut surmonter la grossière coquille de l'huître pour dévoiler la perle...

 L'araignée fuit ; et de sa terreur nous nous sentons à la fois rassurés et coupables. Sa rapidité inspire encore un sursaut de répugnance; son habileté à disparaître force le respect, même rageur. Elle se terre, inconsciente de l'hésitation qu'elle provoque et du curieux regard dont elle vient d'être l'objet. Rassurée seulement d'avoir échappé à la grosse bête immonde. Nous.

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