ANNA MÊME LUNDI

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Elle patiente devant l’ascenseur parmi la foule des costards-cravates. Elle a posé sa robe légère rouge sur sa peau blanche de rousse. Elle sent leurs regards caresser sa silhouette. Elle devine les haines qui fermentent sous les tailleurs stricts. La porte s’ouvre. Ils s’entassent la prunelle aveugle. Elle grimpe en dernier. L’ascenseur sonne. Ils ignorent. Elles la tatouent aux regards jaloux. Elle descend pincée. Des sourires vengeurs éclairent les faciès gris des mégères de direction. Les portes métalliques se referment. Son visage crispé s’y reflète. Elle patiente le second.

Elle grimpe avec le tas de crabes dans la panière à ascension. Elle vomit leur sourire bien rangé, leur parfum supermarché. Anna ne baisse pas les yeux. Elle soutient, maintient, brûle. Le rouge lui va si bien.

« Bonjour Anna
- Salut Jacqueline dit-elle un brin encore excédée.
- T’as passé un bon week-end ?
- Retour chez mes vieux et plan con à la place d’un plan cul. Et toi ?
- Rien d’intéressant. J’ai tourné dans notre superbe pavillon jusqu’à ce matin. »

Anna sourit d’une crispation. Elle coupe la conversation de sa porte de bureau. Elle allume son ordinateur, son imprimante, classe les dossiers que la ferveur du vendredi soir avait oubliée en désordre sur son bureau.

Mot de passe, nom de code, fond d’écran fractal.

On toque. C’est sa chef.

« Anna, pourriez-vous au moins ranger vos dossiers avant de partir ? J’ai cherché en vain le mémo à propos de l’affaire Sinclair vendredi après votre départ.
- Et vous avez préparé cette phrase d’accroche tout le week-end ou vous agissez sous le coup de la colère propre au lundi matin ?
- Vous devriez faire attention à vos saillies mademoiselle. Par les temps qui courent, estimez-vous heureuse d’avoir un travail.
- Laissez courir les temps madame. Ils n’ont besoin de personne. Quant au mémo, il repose sur votre bureau si bien ordonné entre le pot à crayons et votre agrafeuse Cacharel. »

La porte claque.

Les mails s’entassent en enveloppes fermées dans le fond de son logiciel. Là encore, des objets rouges d’urgence crient leur impatience.

On grince la porte. C’est Jacqueline.
« Elle est furibarde ! Qu’est-ce que tu lui as encore dit ? rigole-t-elle en secouant sa main boudinée avant de la poser sur sa bouche de petite fille. Elle sourit première communiante complice du diable.
- Jacqueline t’es gentille. Mais le lundi matin faut me laisser le temps. Sinon je vais être désagréable. »
Jacqueline tend ses lèvres corde à piano puis referme la porte avec délicatesse. A petits pas, elle dodeline hésitant entre la machine à café et son bureau. Puis elle se décide à angle droit. Elle glisse son embonpoint derrière son bureau formicable et vide ses yeux dans le portrait de ses enfants.
Trois mômes souriant figés dans une sainte attitude. Une vraie pub pour la procréation. Jacqueline ne dit jamais à ses collègues lorsque ceux-ci s’épanchent en soupirs d’admiration que la photo est déjà vieille de sept ans. Elle ne dit pas combien son aîné la torture de ses mines calamiteuses dessinant les affres de la déchéance. Elle ne raconte pas sa fille peinturlurée les samedi soirs ni la violence de son dernier qu’elle a pourtant bercé plus que les autres. Et elle tait les absences de celui auprès de qui elle a trop vieilli pour le remplacer. Jacqueline remplit ses silences par les inepties d’une vie cathodique. Elle communique avec sa télécommande et parfois son boulanger. Il lui reste son travail pour se mêler à l’existence des autres, pour partager ce même élan. Il lui reste son travail pour justifier ses levers et ses couchers. Alors elle supporte les mauvais mots, les moqueries. Et puis il y a Anna. Jeune, belle, pleine de vie... de passage. Elle remplace Christine qui déprime. Six mois qu’elle lui cause. Six mois de beaux temps sauf les lundis matins. Parce qu’Anna a une vie riche et rocambolesque. Elle a toujours les yeux tirés et des poches violettes qui trahissent des nuits de démences…enfin c’est ce que se dit Jacqueline pour qui ni les nuits ni les jours ne riment avec folie. Elle supporte donc les lundi matins mornes et silencieux. Elle attend le café de quatorze heures pour s’abreuver aux anecdotes d’Anna. Ça lui brille les yeux, ça lui hoquète les mandibules. Elle n’en demande pas plus Jacqueline.

Les collègues vrombissent autour d’elle. Ils s’échangent les cartes postales de leur week-end formidable. Ils pestent contre ces semaines qui recommencent trop rapidement, le teint rosé et le sourire éclatant. Ils saluent Anna de loin. De loin, elle leur jette un coup d’œil. Elle ne partage pas leurs émotions d’avant besogne. Anna file. Elle respire un autre air. Elle évolue dans une autre atmosphère. Anna travaille avec absence. Anna vit ailleurs. Elle peint des phrases sur le visage de Jacqueline pour y ébaucher des esquisses de joie. Mais elle n’a nul besoin d’écouter celles de ses contemporains.

Il lui faut des minutes d’asphyxie, des enclumes d’oubli pour s’atteler à la tâche. Ses jambes trépignent des fureurs de grands espaces coincées sous le bureau encombré d’une mélasse de papiers à classer. Et le téléphone aigrelette déjà sa complainte, impatience en bout de fil. Anna crisse, Anna grince. Elle n’esquisse pas les premiers pas d’une diplomatie commerciale rabâchée lors des scénarios de formation. Elle n’entonne pas le long refrain des amabilités incapables. Elle n’excuse pas, elle n’hypocrise pas non plus. Du mardi au vendredi, elle explique. Mais le lundi, Anna mitraille. Les liens de la servilité lui enserrent trop fort les chevilles. Elle rue. Elle souffre. Alors elle délivre la vérité crue. Mot à mot dans un désert blanc de silence. Sans fioritures, sans chrysanthèmes. Pas de longues banderoles d’adjectifs alambiqués. Court, lapidaire. Au loin, on repose le combiné. KO.

Il ne faut jamais appeler un lundi matin.

Anna exècre le lundi. Elle s’immole en terribles révolutions, elle se consume en vaines résolutions. La bile au bord des lèvres, elle fomente des rêves libérateurs. Elle aguiche, elle provoque, elle diffère. Parce qu’elle est libre.

Elle a viré sa patientèle un lundi matin de trop. Douze ans de médecine sous les applaudissements de ses parents. Un an de libérale sous les encouragements de ses copains. Huit heures, dix-neuf heures du lundi au samedi. Des nourrissons à écraser pour qu’ils respirent, des vieux à écouter pour qu’ils survivent. Toujours les mêmes symptômes, toujours les mêmes toux, les mêmes pustules alors que les bouquins promettaient tellement d’exotisme. Elle récitait vingt-cinq diagnostics par jour, six jours sur sept. Le soir, seule dans son cabinet blanc, elle rangeait dans deux colonnes les recettes et les dépenses. En débit s’inscrivait ses rêves. Une salle d’attente toujours pleine de plaintes, une suite de jérémiades et quand enfin le dimanche se lève sur une journée de repos, le proche, l’ami, le voisin, le cousin, la tante qui va bientôt claquer, le frère qui coule du nez, toute une ribambelle de petits bobos pendus au téléphone, à la sonnette du palier.

Alors elle a tout plaqué. Valise sous le bras, elle est retournée chez ses vieux. Coups de lattes dans les ambitions de papa, coups de poignard dans les péroraisons de maman, trahison dans le dos des amis, égoïsme, orgueil… dépression ? Ils l’ont poussée sur le canapé du psy de la famille, celui qui rabiboche les couples en crise, celui qui soigne les mômes hyper-tout. Elle l’a consulté, elle a écouté puis elle l’a enfourché sur l’ottoman.

Il ne valait pas le scandale déclenché, toute cette vulgarité crachée. Elle les a plaqués au milieu des cendres et des ruines, lui et sa rombière ménopausée.

Puis, elle s’est laissée par le troupeau rattraper. Le fric en manque, les temps pauvres aux matins coupants. Le vieux a commencé à cogner à la porte de sa piaule parce qu’on ne dort pas quand on ne paye pas. Il a réclamé un loyer, une participation. Des mots terribles l’ont repoussée. Il l’a rejetée parmi les étrangers. Elle avait perdu sa liberté…celle d’autrefois, quand elle était sa princesse.

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