11h 45

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Je regarde machinalement ma montre. 11 h 47. Le temps, c’est bizarre. Un simple chiffre, et pourtant impossible de le changer, de le remonter ne serait-ce que quelques secondes. Pourtant, la matinée avait bien commencé.

Le soleil rayonnait malgré cette fin décembre, et mon mari, Paul, était allé promener le chien. Il était dix heures. Ça, c’était l’apparence d’une vie de couple harmonieuse et sereine.

En réalité, Paul n’est pas mon mari, mais plus de vingt ans de vie commune créent des liens indissolubles qui valent bien que je puisse le qualifier ainsi. Plus encore, cette durée même s’oppose, selon moi, à toute possibilité de changement. Si l’on est resté aussi longtemps ensemble, ce n’est pas pour se séparer. Et pourtant.

Paul n’avait pas fait que promener le chien. En même temps, il téléphonait à sa pute. C’est ainsi que je l’appelle, cette femme qui, il y a quelques mois, me l’a pris. J’ai tout découvert voici plus d’un mois, il m’a avoué qu’il voulait me quitter pour cette salope. Parce que depuis des années je ne faisais pas attention à lui, parce que de la distance s'était mise entre nous, parce que je ne le touchais plus… Foutaises. S’il y a des problèmes, on les règle à deux. Je refuse qu’il m’échappe. Il est à moi.

Je l’ai prévenu. J’ai pleuré des heures devant lui, je l’ai supplié d’arrêter ses conneries. En vain. Je l’ai prévenu, pourtant, avant qu’il ne soit trop tard.

Trop tard, c’est 11 h 47, aujourd’hui.

Il est rentré avec le chien à onze heures, satisfait sans doute de sa discussion, de son infidélité assumée. Il a travaillé au jardin, puis il m’a dit qu’il voulait casser des noix pour les oiseaux.

À tous les coups, un nouveau prétexte pour appeler sa pute.

Seule, à l’intérieur, j’entends le bruit régulier du galet avec lequel il cogne les noix pour les casser. Un universitaire comme lui, un conférencier écouté dans toutes les grandes universités ne devrait pas perdre son temps à briser des fruits pour nourrir les oiseaux l’hiver.

Je suis certaine que, tout en cassant ses foutues noix, il a les écouteurs à l’oreille. En fait, s’il en tourne, il n’en casse même pas, c’est juste pour se foutre de moi, encore une fois. Je déteste qu’il me prenne pour une imbécile qui ne voit rien, qui ne réalise pas qu’il est avec elle.

Je la connais mal. Elle habite loin, comprend ses travaux, c’est une universitaire comme lui. Ce que je sais, c’est qu’il la baise, et qu’il aime ça. Et elle aussi. Moi, je ne suis pas porté là dessus. Je pensais que cela ne l’intéressait pas.

J’entends le galet qui écrase les coques des fruits. Ce bruit m’insuporte. Je suis sortie, doucement, pour le surprendre.

Il était 11 h 45. Je voudrais qu’il soit toujours 11 h 45.

Pourquoi a-t-il fallu qu’il ait laissé trainer la serpe avec laquelle il a taillé grossièrement ce lierre qui envahissait la clôture ?

Il me tourne le dos, concentré sur sa tache stupide. Casser la noix, enlever la coque, mettre les morceaux de cerneaux dans un tube grillagé qu’il suspendra à l’arbre tout proche. C’est ce qu’il pensait faire, sans doute, à 11 h 45.

Maintenant, il ne pense plus.

Son esprit si brillant se réduit à un flot de sang et des traces blanchâtres sur la lame de la serpe que je lui ai plantée dans le crâne.

Il est tombé sur son seau plein de noix., elles ont roulé partout.

Nous voyant immobiles, une mésange s’est enhardie à venir se servir dans le tube plein de cerneaux. Paul et moi, nous nous reflétons dans son petit œil noir. Ensemble pour toujours.

Jamais il ne me quittera pour sa pute. Jamais plus il ne la baisera. Il ne quittera plus personne.

Et pourtant, je le regarde, ce corps sans vie qui a partagé la mienne si longtemps.

Je le regarde, et je me dis que j’aimerai qu’il ne soit que 11 h 45.

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