Les fleurs usées

7 minutes de lecture

 Mai débute à peine, mais déjà les oiseaux rayonnent et les fleurs gazouillent. Cʼest une renaissance douce qui emplit lʼatmosphère et envahit les rues ; le Soleil éclatant chante ses plus beaux rayons dorés, irradiant le ciel immaculé dont lʼazur descend sur les pavés. Il est temps de sʼextirper de lʼambiance étouffante des intérieurs étroits où tournent encore les souvenirs de jours tristes qui se couchaient avant la nuit. Ouvrons les fenêtres ! Changeons lʼair saturé des pensées diurnes et du travail nocturne ! Je lʼavais remarqué ce matin, mʼétant fait la réflexion que la journée serait idéale pour une promenade dans les allées. Peut-être enfin la foule serait plus heureuse et les autos, moins énervées. Enchanté de la perspective dʼune marche tranquille entre les maisons égayées, je sortis.

Quʼil y en avait, du monde, dans les rues ! Tous, nous avions eu la même idée, ce qui la rendit tout à coup moins belle à mes yeux. Non pas que la foule soit désagréable, non, mais elle est par ce temps-là trop bruyante, trop chaude, trop gluante, trop... Trop. Et puis alors que je me fraye un chemin parmi les visages étranges, il apparut, illuminant lʼombre des inconnus. Il nʼavait pas tellement changé, depuis le temps. Cʼest pas lui qui change un monde, on reste bien tous les mêmes, au fond. Ce sont les situations, la contingence. Tout dépend si lʼon se revoit avant trop de hasards ou non. Nʼempêche que ça fait une paye. Combien déjà ? Peu importe, trop, sans doute. Trop pour que lʼon ait encore quelque chose à faire ensemble, trop pour seulement prendre la peine de sʼy arrêter. Mieux vaut parfois ne pas compter. Je suis alors soudainement subjugué par une enseigne vive, le plus loin possible de lui. Oh, elle nʼest certainement pas belle, non, purement fonctionnelle. Mais elle mʼa immédiatement attiré, cʼest tout ce quʼon lui demande, n’est-ce pas ? Je mʼapprêtais à en inspecter les moindres détails, sait-on jamais, où se cachent parfois les merveilles du monde ? lorsquʼil mʼaperçut, accélérant brutalement. Jʼaurais pu courir, laisser tomber ma couverture, mʼexcuser avec un air gêné auprès des passants veules : «Je suis désolé, jʼai un besoin pressant. Merci ! Excusez-moi...» ou encore jouer la carte de la sincérité : «Le passé en a après moi, il faut absolument que je fuie, merci !». Mais lʼenseigne nʼaurait de toute façon pas fonctionné, elle, comme excuse. Ces veaux ne pensent pas à chercher la beauté en des endroits pareils donc ils ne comprennent pas quʼon agisse autrement. On a beau jeu se plaindre de la morosité quand on n’essaye même pas de la dépasser. Mais déjà le voilà, riant et empressé. Les badauds nous collent lʼun à lʼautre, son visage tout près du mien. Non, définitivement, non, cʼest le même, cʼest bien lui, les années nʼont même pas réussi à lui ôter ce grand sourire niais quʼil arbore si souvent, béat. A quoi bon avoir des rides si cʼest pour quʼelles ne servent pas ? Jʼimagine ne pas trop en avoir non plus. Cʼest donc sans doute flatteur de mʼavoir reconnu... On se dédommage comme on peut des instants inutiles que jʼanticipe déjà.

«Eh ! Ça fait un bail, dis-donc ! Ça va depuis le temps ?»

Oui, ça va, merci. Toi aussi. Je le sais. La coutume exige une bonne réponse à cette simple question, tu nʼy échapperais pas. Mais au fond, tu tʼen fiches, nʼest-ce pas ? On ne se connaît même plus ! Je suis sûr que tu nʼes pas certain de savoir mon nom ! Cʼest bien pratique de nʼavoir quʼà faire comme si lʼon sʼétait retrouvés à la récré. Pas besoin de te justifier d’avoir oublié jusqu’à mon existence ; ni d’expliquer comment tu as retrouvé la mémoire pour satisfaire aux manières des gens polis. Je ne tʼen veux pas, cependant. Rien de plus normal. Jʼai oublié le tien aussi. Mais parlons, puisquʼil nous faut parler. Ne dérogeons pas à lʼusage en nous matant comme deux ronds de flanc. Les badauds ne comprendraient pas. Ils nous dévisageraient alors dʼun regard méchant, mécontents et jaloux du temps qui sʼarrête pour nous au milieu de leur voie. Qui cʼest ? Quʼest-ce quʼils foutent là ? Peuvent pas se pousser ? Pourquoi ils parlent pas ? Nous emmerdent à servir à rien, là. Car cʼest ce quʼils font toujours quand ils ne comprennent pas. Déjà quʼils ne nous aiment pas trop ces quidams, tous ces oisifs affairés, forcés quʼils se trouvent de se détourner du trottoir pour nous laisser vivre une enfance retrouvée. Alors quand même, on finit par se pousser gauchement, serrés tout contre une échoppe gaie.

Cʼest là, dans le bref silence qui escorte nos pas que tout remonte, tout en haut et ça déborde et coule à flots. Ça veut plus sʼarrêter et je me retrouve bien vite trempé jusquʼà lʼos dans la fontaine de Jouvence. Tu te souviens comment cʼétait ? Ah oui, hahaha ! Quʼest-ce quʼon avait rigolé ! Je sais même plus pourquoi, dʼailleurs, le vent dʼantan a dû emporter tout ça, laissant seules accrochées les images les plus vivaces de cette époque-là... Mais ça, tu te rappelles ? Haha oui, quelle histoire ! Ahlala, on se marrait bien, quand même, comme les deux doigts dʼune main !

La preuve que non. Sinon je me souviendrais pourquoi tʼétais parti. Pour te dire, à lʼépoque je savais même pas. Tu vois, je mʼen foutais déjà. Essaie pas de me faire croire quʼon se connaît si bien que ça. Tu vas bien, cʼest tout ce qui compte, jʼaurais oublié demain, jʼen doutais pas. Contente-toi de me demander ce que je fais maintenant, ça nous intéresse sûrement (sinon pourquoi tout le monde voudrait savoir ça ?) et on pourra chacun prétendre quʼon a autre chose à faire, ce qui n’est pas tout à fait faux ; et reprendre notre chemin, comme avant. On n'était pas potes au temps où lʼon était assis côte à côte en français, tu sais. Cʼest pas maintenant que ça va commencer. Et puis de toute façon, je tʼai toujours trouvé un peu idiot, pardonne-moi de penser ça de toi, les yeux dans les yeux mais cʼest comme ça.

Merde alors, j’aime pas être méchant, en plus. Tu me fais un peu pitié, alors, forcément, ça fait mal d’être dur avec toi. Et puis, cela dit... Dans le fond... Cʼétait quand même le bon temps. Lʼépoque où rien encore ne comptait vraiment. Où les problèmes que lʼon ne comprenait pas nʼexistaient pas ou étaient simplement facultatifs. Quand toute lʼactualité brûlante ne tournait quʼautour des copains et des potins de la récré. Cʼest vrai quʼon le savait pas, mais on était bien. Et plus jamais on le sera comme ça. Maintenant quʼil faut tout avoir en tête, même des problèmes que lʼon ne comprend toujours pas mais dont on sait quʼils nous guettent. Maintenant quʼil nʼy a plus de copains que des hypocrites, des courtisans ou une majorité de gens inintéressants. Merci quand même de mʼavoir replongé là-dedans. Un instant disparu, hors du temps, où lʼon redevient le petit bonhomme que lʼon ne fut jamais. Non pas que je mʼaigrisse en vieillissant (jʼai pas encore de rides, tu te souviens ?), mais tout ça finit par sʼévanouir dans la nuit de lʼéternité, jusquʼà paraître nʼavoir jamais existé, sauf dans un rêve un peu naïf et embrumé. Parti aussi, comme ils le furent, comme vous le fûtes tous. Simple question de lucidité. De maturité. Dès que le reste du monde commence à compter, il assassine lʼinsouciance qu’on sʼétait forgé. Et cʼest alors seulement quʼon prend conscience que cʼest terminé. On nʼa jamais assez profité, de toute façon mais ça on le sait que quand toutes les chances sont écoulées.

Alors parfois je songe aux années perdues et ne puis mʼempêcher de sourire et pleurer. Je me surprends toujours à remarquer dans la foule dense tous ces visages inconnus, jeunes, si jeunes quʼils ne savent encore que lʼon vieillit toujours. Et que bien vite on dépasse tout ça, hébété. Ou bien lʼon reste planté là, terrifié. Mais à quoi bon sʼagripper ? Pourquoi ne pas laisser filer les minutes, jours, heures et années ? On ne finit par bien apprécier lʼinstant, tout ça, quʼaprès le recul quʼont les vieux sur cette insouciance envolée. Et puis tant que lʼon nʼavance, on recule, mais le monde ne sʼarrête pas, lui, il nʼattend personne, dans sa course effrénée pour lʼobscurité. Il vous laisse tomber et faut pas non plus espérer compter sur les autres, trop empressés quʼils sont tous sur leur chemin à eux. Et lʼon pourra toujours alors ressasser les moments disparus, où lʼon ignorait encore que lʼon sʼarrêterait si tôt et que toutes ces rêveries puériles nʼauront que fait perdre du temps, pourtant si précieux. Et quʼelles auront seulement précipité la chute, par leur inatteignable espoir. Alors, non, il faut avancer, et avancer encore, sans craindre dʼentrouvrir le rideau. Et ce, même si lʼon nʼaperçoit que des rides et lʼennui, loin, là-bas. Car il nʼy a pas dʼautre choix. Cʼest toujours mieux que dʼarrêter de vivre, nʼest-ce pas ?

Alors, tout idiot que tu sois, ça mʼa fait plaisir de te revoir encore une fois. Je suis content que tu ailles bien, moi aussi. Mais... La messe est dite, non ? Maintenant que as ébréché la carapace du temps, qu’espères-tu y voler ? Tout ça est mort, que tu le veuilles ou non et tu ne ressusciteras rien en forçant des tombeaux. Ne vaudrait-il pas mieux que chacun reprenne sa route, son chemin, en sʼefforçant de ne pas oublier ce que lʼon fut ? Cʼest bien tout ce quʼil nous reste. Et quand bien même tu voudrais discuter, que peuvent bien se dire deux étrangers qui ne peuvent plus se parler ? Nos langues n’ont plus en commun que des sentiments vieillots et des images désuettes. Mais elles aussi resteront muettes.

Parce que les souvenirs sont comme les fleurs usées.

Fanés.

Annotations

Vous aimez lire Valjad ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0