FANTAISIE

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La salle froide lui donnait l'envie de fuir immédiatement. Ici régnait une atmosphère sordide, il n'y avait rien en apparence, le silence s’imposait, et pourtant il pouvait sentir une puissante présence.

Sa peur ne diminuait point, elle croissait un peu plus à chaque pas. Il ne savait pas ce qu'il allait rencontrer entre ces murs, il avait voulu faire taire les histoires en y allant lui-même, seul. Un château n'était pour lui qu'une œuvre faite de pierres, de forces d'hommes et d'anciens pouvoirs royaux. Il était tout au plus un patrimoine à préserver, mais les histoires qu'on lui prêtait n'étaient rien d'autres que des récits d'hommes, eux-mêmes qui aimaient imaginer des fantaisies pour ajouter quelques couleurs éphémères à la fadeur de leur existence. De son côté, il préférait toujours la couleur grise et factuelle de son ciel, aux couleurs chatoyantes mais illusoires du ciel des autres.

Voilà pourquoi il était venu, une nuit de pleine lune, au cœur des murailles de ce château auquel on aimait tant prêter des artifices. Il voulait rencontrer la pierre et sa réalité brute, sa froideur, sa solidité, son infaillibilité. Puisqu'elle était restée ainsi plusieurs siècles, elle disait l'importance d'un travail rationnel et appliqué. Les hommes qui étaient passé là, ceux dont la seule histoire méritait d'être racontée et transmise, étaient ceux qui avaient fournis sueurs et labeurs en assemblant pierre par pierre les murs de l'édifice. C'était donc tout cela qu'il portait en lui avant de franchir ces murs, et qu'il serrait entre ses poings, lorsqu’il pénétrait à l'intérieur. Cet intérieur, il essayait de s'en convaincre, n'avait été infiltré par personne depuis bien longtemps. Il se rassurait au son de ses pas qui tombaient lourdement sur chaque grande dalle de pierres, et résonnaient dans l'ensemble du lieu. C'était une façon de se répondre à lui-même, d'être présent avec lui-même, et d'ordonner ses perceptions au milieu de sa raison. Celle-ci sécurisée par sa tête tenue fermement par son buste. Et ce fut lorsque l'écho changea quelque peu en apportant une réponse dissonante, qu'il s'arrêta. Il haussa ses épaules dans un souffle d'exaspération. Il prit immédiatement cette sensation, la modela dans ses mains et lui attribua une place dans sa raison. Une fois cela fait, il pouvait continuer. Mais dès lors que son souffle partit de sa bouche, il ne lui appartenait plus, il alla s'étendre dans la pièce et cogner contre les murs. Les murs. Impossible qu'ils puissent réagir à quoi que ce soit. Leur pierre est fixée depuis si longtemps, elle est humide, froide, dure. Voilà tout ce qu'il en est de ces murs, pensa-t-il. Ne pas pouvoir récupérer son souffle était source de frustration, mais il se dit que celui-ci était voué à disparaître dans l'air, et que c’était, d'une certaine manière, une façon de l’endiguer. Cependant, les murs jouèrent avec, ils se le renvoyèrent d'un côté à l'autre, ils le firent monter vers le plafond, tanguer autour du grand lustre, réveillant la poussière. Il retomba au sol, puis fut de nouveau récupéré par les murs qui, cette fois, s'en imprégnèrent.

La pierre avait un souffle, et pouvait alors murmurer. Lui, n'avançait plus. Il avait tout vu. Il ne pouvait reculer désormais, et ne put empêcher les murmures de venir jusqu'à lui, remonter le long de son corps, suivre sa respiration, effleurer son cou et s'insinuer au creux de son oreille : "Bienvenue" dirent-ils. La poussière tombée au sol se mit à frémir, elle s'éparpilla dans un grand cercle, puis se rassembla au centre de la pièce et tournailla sur elle-même. La force de ce souffle grandit jusqu'à former la silhouette d'un homme. Cette silhouette lui ressemblait, elle aurait pu être son écho, mais elle gardait en elle l'insaisissable, quelque chose qu'il n'avait pas. Elle voltigeait avec une forme de légèreté tout à fait agaçante, mais étrangement attirante. La silhouette s'engagea vers une grande porte de bois qui s'ouvrit en grinçant, droit devant lui. Ses jambes s'engagèrent à sa suite et il pénétra ce qui était un vaste couloir dont il ne percevait le bout. Le spectre avait disparu, il accéléra dans l'espoir de le retrouver. Les murmures ne le lâchaient plus et s'insinuaient dans les parois de ce corridor infini. Il faisait de plus en plus sombre, et il se mît à courir. Il courait à en perdre haleine, gagné par la peur, gagné par des sentiments qui s'échappaient de lui, incontrôlables.

C'est alors qu'au bout de ce tunnel, une lumière surgit. Peut-être qu'il allait retrouver sa raison dans cette lumière, peut-être bien qu'il rêvait et qu'il allait se réveiller. Tout autour de lui, les murmures incessants se faisaient de plus en plus lancinants. « Fuie ! », « fuie tant que tu le peux ! », « fuie vers nous… » disaient-ils en cascades. La lumière se rapprochait, il continua sa course pour l’atteindre. Arrivé à la frontière entre ombre et lumière, ses bras, son torse et ses jambes furent pris par une étrange résistance. Il lui fallut lutter de tout son corps pour franchir la limite. Lorsque les forces ennemies l’abandonnèrent, il fut projeté et tomba à plat ventre en plein cœur du rayonnement lunaire.

Tous les sons avaient cessé. Et le silence était revenu, plus écrasant que jamais. Il fût surpris de constater la faiblesse de chacun de ses membres et tenta tant bien que mal de se relever. Une fois debout, il se tint droit sur ses deux jambes, son buste tendu comme s’il tentait encore de se convaincre lui-même de sa fierté. Mais il était déjà trop tard. La lune dans son dos embaumait tout son être d’une fantastique blancheur et dessinait un nouvel espace-temps : le destin qu’elle lui avait choisi. Dans cette étrange clarté, son regard se mit à discerner ce qui l’entourait. Le long corridor semblait avoir définitivement disparu. A la place, une pièce aux limites infinies : pas de murs, mais des nuées astrales masquant l’au-delà. Il pouvait alors tout imaginer. Il était d’une faiblesse incompréhensible et n’osait à peine bouger. Il se sentait comme dépouillé de lui-même, comme un corps pris dans un espace bien trop vaste. Si vaste, qu’une âme ne pouvait résister à l’envie de s’échapper dans les airs et de s’éparpiller aussi loin qu’elle le pouvait, en d’infimes particules. Il ne maîtrisait pas l’infime, ni l’infini, alors son corps errait là, d’abord vide, puis essentiellement ouvert à tout. Entre ses cils : ses yeux. Et au centre : ses pupilles, comme de profonds cercles expansifs et accueillants.

Alors, elle vint le rencontrer à la manière d’une comète filant doucement le long d’une trajectoire prédestinée, et se posa là, sur ses terres nouvelles. Il ne put détourner le regard, l’attraction était trop forte. Encerclée par un cadre, elle se dressait au milieu d’un tableau mais semblait pourtant en sortir. Ou bien était-ce lui qui s’en approchait. Elle venait à lui, ou bien, il vint à elle. Nul ne saurait le dire. C’était une femme comme il n’en avait jamais vu. Puissante et langoureuse, faite de bleu et d’argent. Un drap la couvrait à moitié et remuait comme la mer, vague par vague, elle semblait émerger de l’eau et dévoiler sa poitrine à la surface du monde. Plus il la regardait, plus il s’apercevait du mystère dont elle était faite. Elle portait la main droite sur son cœur, au sommet de son sein gauche, lorsque sa main gauche tombait le long de son enveloppe marine et en effleurai chaque étoffe du bout des doigts. Elle ne portait pas de diamants, sinon de multiples éclats cristallins, union de l’eau et de la lune. Figée face à lui, elle était pourtant animée et défiait les lois de l’entendement. Ce tableau n’était presque plus un tableau puisqu’elle l’habitait. Ses cheveux ambrés suivaient le souffle du vent. Le vent ? Il se mit à le sentir à son tour. Son regard ne lâchait pas le sien, il était souriant, comme ses lèvres. Elle semblait l’avoir attendu pendant des siècles, et le reconnaître enfin.

« Bienvenue », sa voix retentit, digne et noble. Il eut la curieuse impression de l’avoir déjà entendue, dans une vie antérieure, dans un univers lointain dont il ne percevait à peine les contours. Pour l’heure, elle était en train de devenir son univers tout entier. Ses mots à lui s’étaient envolés aussitôt qu’il l’avait vu et il ne pu répondre autrement qu’avec un sourire plein de béatitude. Son corps se soulevait sous les battements de son cœur et aspirait à la rejoindre. Mais comment ? Cette question s’imposa brusquement à lui et fît reparaître le cadre du tableau auquel elle appartenait. Sous ses pieds, il se mit à sentir un faible bruissement, puis un frisson parcouru son échine. Ils étaient de retour, les murmures avançaient, rampants et insidieux. Il comprit que son souffle le rattrapait. Avec lui, le doute surgit et imposa sa grande ombre noire entre elle et lui. Les voix de ses ennemis gagnaient du terrain et s’élevaient crescendo. Elles invoquaient de nombreuses dames, telles que la Raison, la Conscience et la Lucidité. Il leur trouva d’abord du bon sens et une voix tentatrice…Puis, dans cette tornade d’injonctions et de vents violents, un écho venu d’ailleurs se souleva :

« Ils te rattraperont toujours, et ils finiront par m’anéantir si tu les laisse gagner. Regarde-moi. Regarde-moi encore et traverse la brume. » Plus que des mots, il s’agissait d’un chant fabuleux qui avait fait fuir la tempête le temps d’un instant. Dès lors, ses yeux étaient à nouveau prêts, empli d’une force fulgurante : celle qui permettait de voir au-delà de l’ordinaire et d’aller saisir l’extraordinaire. Ses pupilles transpercèrent le brouillard et le doute prit la fuite. Il la vit à nouveau. Mais le tableau avait quelque peu changé : il y découvrit la tristesse de son regard et la faiblesse de son sourire. La mer connaissait des turbulences de plus en plus fortes, la pluie et le tonnerre apparurent et il se mit à en ressentir les effets. Elle se trouvait menacée dans son propre monde.

« Ils vont venir me chercher, et bientôt je disparaîtrais à tout jamais. Mon monde ne sera plus que désolation, et ton monde croulera sous les ruines. Car le château, aussi solide soit-il ne tient debout que parce qu’il vie encore et qu’il répond à l’ardeur d’une flamme brulante. Celle-ci vie dans mon cœur et il cessera bientôt de battre. Sauve-moi, sauve-nous, je t’en conjure ».

Sa voix devint grave, soumise à un tumulte qu’il aurait préféré ne jamais ressentir. Mais il le senti à son tour, ferma les yeux un instant, et son corps fût secoué par une décharge qui l’obligea à les rouvrir. Il vit la mer se changer en flammes assaillantes, il la vit se débattre et chercher refuge sur la terre ferme. Mais au loin, trois immenses chevaux s’élançaient à sa poursuite. Effroyables spectres, d’un noir plus profond que la mort. Ils se rapprochèrent vite et il fût frappé par leurs regards blancs et leur cris assourdissants. La belle à la peau nue fût saisie et encerclée par de longues nuées noires. Son impuissance l’anéantissait et il sentit le sol trembler sous ses pieds. Plus il tendait les bras vers elle, plus il en était éloigné. Il voulait hurler, mais ses mots étaient pris dans un labyrinthe de torpeurs. Il décidait de courir désespérément à l’intérieur, de s’y enfoncer aussi loin qu’il le pouvait.

« Toi seul à la clef », sa voix résonnait au-dessus de ces immenses murs et semblaient provenir du ciel. Le ciel…il ne le voyait plus, la lune avait disparue, mais le tableau demeurait dans son esprit et le chant de sa belle retentissait toujours dans son cœur. Il ne s’arrêterait pas, il ne broncherait pas. Le sol s’écroulait progressivement derrière lui, dans un affaissement de plus en plus rude. Elle avait raison, le château ne demeurait pas, il était en perdition et menaçait de l’emporter avec lui. Il précipitait sa course autant qu’il le pouvait, se dérobait sous les innombrables chutes de pierres. Cette fois-ci, la lumière n’était plus son unique flambeau, il n’avait d’autres choix que de progresser vers l’obscurité. Le vide. Ce vide qui lui avait tant fait peur et qu’il avait évité toute sa vie. Il était venu le chercher. Un ultime pas le projeta en son cœur. Même le labyrinthe et ses corridors infernaux avaient disparus.

« Te voilà enfin. Ô comme il fût long de t’attendre. » Flottant dans l’obscurité, sa voix était son seul guide.

« As-tu déjà pensé à la façon dont la nuit s’inspire de l’énergie de ceux qui rêvent et y puise sa force pour faire venir un nouveau jour ? Te voilà à l’aube de mon cœur et de mon monde. »

Aussitôt, un lointain rayon solaire vint percer les ténèbres. Petit point lumineux semblable à une étoile, il se mît à s’intensifier et à grandir. Pour la première fois, il connût le miracle et l’émerveillement. Cette ouverture béante se mit à briller jusqu’au fin fond de ses pupilles. Face à lui, la sortie d’une caverne le saluait.

Une main adossée à la roche et les jambes frémissantes comme celle d’un jeune faon, il sortait. Ses pieds pénétraient la mer et il ressentait le vent jusque dans sa chaire. Baignée par une lumière d’or, elle se dressait dignement au milieu des eaux apaisées et posa son regard sur lui.

Il comprit et prononça son nom : « Fantaisie ».

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