12 : Dommages collatéraux

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Les Baumettes, Marseille, le vendredi 8 mars 1974

Tu vois, je n’ai pas oublié, je n’ai rien oublié… Cette chanson, je la fredonne encore parce que je l’ai faite mienne. Parce que je te la dédie tout le temps. Ta gentillesse, ta sollicitude à mon égard, ta bonté, la sincérité de ton amitié pour moi, tout ceci aura eu, hélas, raison de nous. Tu ignorais tout des relations amoureuses, discrètes, qu’entrenaient Fatiha et Armand, de leurs confidences sur l’oreiller. Tu ne pouvais pas imaginer que ta mère de substitution ne saurait tenir sa langue et garder pour elle ce secret trop lourd à porter. Ni les dommages collatéraux que cela provoquerait…

***

Aïn El Turk (Algérie)

décembre 1961

— Est-ce que c’est vrai, ma chérie ? Est-ce que c’est vrai, ce que m’a raconté Fatiah à propos de Maxime ? Qu’il serait battu par son père ?
Tu baisses les yeux en niant obstinément. Tu n’as pas envie de me trahir.
— Si c’est vrai, c’est grave, Salomé, tu comprends ? On ne peut pas le laisser faire…
— Mais je lui avais promis de ne rien dire ! t’égosilles-tu, rageuse, en plantant soudainement ton regard dans le sien. Je lui avais promis…
— Je vais aller voir ses parents…
— Non, je t’en prie, n’y va pas ! Ce sera encore pire après, pire pour lui…
Tu te fais implorante. Il se veut rassurant tout en restant ferme sur son intention.

— Je me dois d’y aller, Salomé, mais je te jure, je ferai tout pour protéger ton ami…

***

En son for intérieur, il ne pouvait pas faire autrement. Il était mon père. M’abandonner à ce sort de martyr entre les mains de cet autre qui lui avait déjà pris son amour des années plus tôt lui était impossible. Il était mon père et j’étais son fils, mais il ne pouvait l’avouer à personne. Et ça le bouffait, le révoltait. De ne pas avoir pu m’offrir l’enfance que tout gosse aurait méritée, de ne pas pouvoir me montrer combien il m’aimait. Il lui fallait donc tout faire pour me sauver. Sauver l’enfant que j’étais.

***

La Calère Haute

Sidi El Houari

Oran (Algèrie)

décembre 1961

Le coupé Facellia se gare dans la rue, en bas de notre immeuble. Ton paternel grimpe les marches quatre à quatre jusqu’au deuxième étage et frappe énergiquement à la porte de notre appartement. Le battant s’ouvre et s’efface pour faire place à ma mère, alors si peu apprêtée puisqu’elle n’attend personne.

— Armand ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?
— Bonsoir Louise, je peux entrer ?
— C’est-à-dire que…

Il ne lui laisse pas l’opportunité de terminer sa phrase et s’invite dans le vestibule, puis la cuisine.

— Qu’est-ce que tu veux, Armand ?
— Louise, où est Max ?
— Max ? Dans… Dans sa chambre, mais pourquoi tu me demandes ça ?
— Il va partir avec moi, je vais l’emmener…
— L’emmener ? Mais l’emmener où, et pour quoi faire ?
— Que tu aies choisi ton mari par fidélité à tes principes religieux et pour donner le change, c’est une chose, Louise, mais je ne pensais pas que tu le ferais au détriment de notre fils…
— Maxime n’est pas ton fils, c’est celui de Jacques !

Ma mère se veut froide et cassante, mais en réalité, elle a peur. Peur que cette vérité ne lui explose au visage.

— Officiellement oui, mais ça ne lui donne pas pour autant tous les droits.
— De quels droits parles-tu, Armand ? Je ne comprends pas où tu veux en venir…
— Ne me dis pas que tu n’es au courant de rien, Louise, je ne te croirai pas. Il le bat et tu le sais, tu le couvres… Et c’est honteux de ta part, scandaleux même ! Lui à qui la Communauté confie l’éducation de ses mômes, lui qui est censé incarner les valeurs de la République…
— Je te l’ai écrit, Armand, tu n’imagines pas la violence dont il est capable… Et je ne peux rien faire contre ça.
— Si, me confier Max pour le protéger. Dans un premier temps, je l’enverrai chez ma sœur, à Versailles, avec Salomé. Moi, je les rejoindrai plus tard, une fois réglées mes affaires courantes. L’Algérie n’est plus sûre, de toute façon, depuis que De Gaulle nous a lâchés ; ce n’est qu’une question de mois, peut-être même de semaines avant que l’empire colonial ne s’effondre…

Un fracas tonitruant de bris de verre interrompt ton père, le mien venant de rentrer et d’éclater un vase au sol. Il a reconnu la voiture de son rival au pied de l’immeuble et ça l’a rendu furieux de le savoir là-haut, avec son épouse. Il s’empare du revolver rangé dans le guéridon du vestibule tandis que les deux ex-amants viennent à sa rencontre. Et il le braque contre ton vieux. Ma mère panique en portant une main à sa bouche ; ton paternel essaie de conserver intact, en apparence, ce sang-froid qui le caractérise si bien d’ordinaire.

— Baisse ton arme, Duval ! le somme-t-il pour apaiser une tension palpable. Ne fais pas l’idiot, pense à ta femme, à tes gosses…

Il croit avoir réussi à le calmer, à endormir sa colère et tente de profiter de cet instant de latence pour se saisir du flingue, mais les deux hommes luttent et un coup de feu retentit sous le cri d’effroi de ma mère. Une balle s’est logée dans le genou de ton père, qui étouffe dignement sa douleur en quittant notre appartement sans demander son reste.

Il redescend clopin-clopant les marches d’escalier en s’appuyant contre la rambarde, puis se façonne un garrot de fortune avec un mouchoir, brodé de ses initiales, qu’il a tiré de la poche de son costume. A cause de mon père, il boitera à vie.

***

Jacques Duval avait beau être instituteur à l’école de la République, il n’en était pas moins sympathisant du FLN (1), de leur cause, leur combat. Pied-Noir certes, mais partisan de l’indépendance de l’Algérie. Il lui avait suffi de contacter l’un de ses amis, de dénoncer les convictions pro-coloniales de ton paternel pour allumer la mèche qui poussa ce dernier à partir.

Dans la nuit du 23 au 24 décembre 1961, une explosion détruisit le pavillon des domestiques du Domaine, endommageant par là-même le bâtiment principal, et un incendie ravagea une partie de ses vignes. La plupart des employés en sortirent indemnes, à l’exception de Fatiha, piégée par les flammes. Ton père la pleura longuement, appuyé sur sa canne, et s’en voulut toute sa vie de ne pas avoir dormi avec elle cette nuit-là. Il l’enterra le lendemain, aux côtés de ta défunte mère. L’Algérie lui avait tout pris, il ne lui restait plus que l’exil. En janvier de l’année suivante, il se contraignit à quitter le pays en t’emmenant avec lui, à ton corps défendant ; il t’arracha à moi. Il ne mesurait pas la déchirure qu’il allait ainsi provoquer en m’éloignant à jamais de tes bras : la nuit pour l’éternité…


(1) : Front de Libération Nationale

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