11 : Coups fatals

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Ma mère est venue me voir en prison, après ce très médiatique procès qu’elle avait suivi à la radio ou dans les journaux, sans jamais oser révéler aux voisins, à ses vagues connaissances, que le Duval qu’on jugeait aux assises, c’était son fils.

Sa courte visite au parloir, c’est pas tellement pour moi qu’elle l’a effectuée, mais plutôt pour elle, pour expier sa faute ; celle qu’elle ne pourra jamais effacer, celle dont on ne parle pas. Cette espèce de contrition qu’elle s’est ainsi imposée ressemble à celle que l’on promettrait à confesse en échange de cette absolution tant convoitée. Et c’est en pénitente qu’elle s’est présentée face à moi ce jour-là, en pointant brièvement du doigt sa responsabilité dans mes dérives psychiques et comportementales. Un mea culpa de façade dont le secret ne franchira jamais l’enceinte des Baumettes.

***

Centre Pénitentiaire de Marseille
239, chemin de Morgiou
Marseille (13)
novembre 1973

— Mon Timax, si j’avais su mieux t’élever, si j’avais pu détourner la colère de ton père… Je me suis toujours dit que s’il te frappait de la sorte, c’était pour mieux me punir moi. En te faisant mal à toi, c’était à moi qu’il faisait mal. Même si physiquement, tu souffrais davantage que moi… Tout ça pour une histoire de grandes personnes qui n’aurait jamais due te concerner… Je ne pensais pas que toute cette violence que tu subissais au quotidien, tu la retournerais un jour contre quelqu’un d’autre… Pardonne-moi…

J’essaie de la disculper, de la dédouaner de tout ce que l’on me reproche, sans réelle conviction.

— C’est moi qu’on a jugé, maman, pas toi.

— Regarde-moi ça, mon petit, tu es maigre comme tout ! Tu manges bien au moins ? Il faut absolument que tu te remplumes, tu ne peux pas continuer comme ça, à te laisser dépérir !

Son discours est surréaliste, elle me parle comme si j’étais ailleurs qu’entre les quatre murs d’une cellule, comme si je vivais encore tout seul dans mon appartement. Comme si tout allait fatalement finir par s’arranger, avec un peu de patience, qu’il suffisait de croire en la Providence. La Providence…

— Ils m’ont condamné à mort, maman, tu sais ce que ça veut dire ? Qu’à moins d’un miracle, on va me couper la tête une fois tous les recours épuisés. Alors, à quoi bon ?..

Elle m’ignore, ignore ma réplique, cette vérité crue qui sort de ma bouche et poursuit seule son presque-monologue. Sans jamais réellement se préoccuper de l’homme de chair et de sang qui se trouve de l’autre côté de la vitre crasseuse qui nous sépare.

— Et puis, il fait froid ici, pense à te couvrir un peu. Ils t’ont quand même laissé prendre un gilet ou un pull, non ?

Je ne lui réponds plus, à quoi bon ? A quoi bon prendre part à ce dialogue de sourds qu’elle me sert juste pour se donner bonne conscience, se dire qu’elle a fait son maximum, honoré son devoir de mère. Je devrais lui en vouloir de se voiler autant la face, mais après tout, comment le pourrais-je ? Parce qu’on aura beau faire, beau dire, la mauvaise graine est irrécupérable à jamais, ma pauvre dame !

***

De la mauvaise graine, c’est sans doute ce que j’ai toujours été aux yeux de mon frère, un sale mioche qui méritait amplement toutes ces raclées que je recevais à longueur de journée, la plupart du temps pour des broutilles que mon bourreau de père montait en épingle pour justifier les traitements de choc qu’il m’infligeait, pour mon bien assurait-il.

Ce jour-là, il avait dû cogner un peu plus fort que d’habitude. En tout cas suffisamment pour que tu t’en inquiètes, et finisses par trahir ce secret que je n’avais révélé qu’à toi. Tu ignorais alors que ça se retournerait contre vous, et que ton père en garderait cette séquelle qu’il traîne encore aujourd’hui, appuyé sur sa canne ouvragée.

C’était à la mi-décembre 61, le dernier mois de la dernière année complète que nous passerions ensemble. Une année fatidique, sans retour en arrière possible. La guerre d’Algérie en toile de fond…

***

Fort de Santa-Cruz
Mont Aïdour
Oran
décembre 1961

Les larmes et la douleur. Consécutives aux coups que j’avais reçus, une fois de plus, pour un paquet de cigarettes débusqué dans ma piaule. Je me suis enfui de chez nous après ça, en sanglots, et me suis mis à errer jusqu’au fort, refuge des gamins que nous étions tous.

Samuel était là bien sûr, accoudé nonchalamment contre un mur, à faire le joli cœur, à te tourner autour comme un vautour guettant sa proie. Et toi, toi… Toi, tu n’avais d’yeux que pour lui à ce moment-là. Et ça me fait encore plus mal que les lacérations du ceinturon qui avait scarifié la peau de mon dos une demi-heure plus tôt.

Indifférents au couple que vous formiez depuis une semaine ou deux, Tahar, Nicolas et Saïd étaient là aussi, à se disputer un sac de billes sous un soleil d’hiver méditerranéen.

Mon frangin avait seize ans, bientôt dix-sept, et toi, tu t’apprêtais à fêter tes quatorze printemps en janvier prochain. Mais tu faisais plus grande que ton âge, une adolescente dans un corps de femme. Derrière ses verres solaires de frimeur, Samuel se la jouait Delon en te déshabillant du regard comme il aurait aimé le faire en vrai. Comme ce jeune soldat qui avait peloté Mado la semaine précédente, dans la cage d’escalier de notre immeuble, avant de la prendre sous les marches, en catimini, à peine trahi par ses gémissements étouffés. Et toi, tu feignais l’innocence en lui souriant naïvement, comme si tu ne savais pas l’effet que les attributs de ta féminité provoquaient chez les garçons. Chez lui en particulier, lorsqu’il te fantasmait le soir, t’imaginait nue et offerte à ses désirs de mâle ; lorsqu’il se caressait sous les draps en rêvant de toi…

Et moi, j’étais là à vous observer en sanglotant. Je chialais plus que jamais et tu t’en aperçus, te libéras soudainement de l’emprise de son torse qui tutoyait presque tes seins. Il soupira en me jetant un regard mauvais, résigné, écrasant du pied sa clope à moitié consumée. Il héla nos camarades de jeu et les invita à descendre avec lui sur le port, nous laissant ainsi tous deux en-tête-à-tête. Tu te dirigeas vers moi pour me serrer fort dans tes bras ; je m’y abandonnais en respirant la fragrance que dégageait alors ton parfum. Tes mains glissant dans mon dos pour m’apaiser me firent grimacer ; je me raidis presque immédiatement sous la décharge qu’elles m’impulsèrent en parcourant mes blessures. Tu t’en rendis compte et t’en excusas en te détachant de moi.

— Laisse-moi regarder…

Je refusai en dodelinant de la tête.

— S’il te plaît, laisse-moi voir ce qu’il t’a fait…

De mauvaise grâce, j’ôtai mon maillot de corps et mon chandail pour exhiber ce que j’aurais souhaité pouvoir oublier. Les stigmates du fouet de fortune de mon vieux étaient encore à vif ; ils te révoltaient autant qu’ils te révulsaient. Tremblant de honte, je me rhabillai en hâte pour que personne d’autre ne puisse les voir.

— Eh ben ! Cette fois, il ne t’a vraiment pas raté ! Allez, viens, tu ne peux pas rester comme ça, je vais t’emmener chez moi…

— Non !

— Viens, je te dis ! Fatiha est douée pour soigner ce genre de truc… Et t’inquiète pas, elle ne dira rien…

Nous enfourchions tous deux ton vélo, moi sur le porte-bagages, toi sur la selle, à jongler entre les pédales et les freins. Nous dévalions la pente pour rejoindre Aïn El Turk et le Domaine…

Là-bas, Fatiha appliquerait en silence un onguent de sa fabrication sur mes plaies. Je me reposerais quelques dizaines de minutes, allongé sur le ventre, sur la méridienne du salon. Je n’entendrais pas les mots que vous échangeriez sur moi, ce que tu lui révélerais en ignorant qu’elle en informerait plus tard ton père.

L’après-midi tirait sur sa fin ; Fatiha demanda à Mo de me raccompagner avec le Land. Malicieusement, je profitai de mon état pour quémander une faveur : celle de me ramener chez moi en Facellia, et que tu fasses ce trop court voyage avec moi. Une faveur qui me fut bien sûr accordée par ton paternel. En quittant le Domaine en tout début de soirée, je ne me figurai pas que c’était la dernière fois que j’en franchissais les portes. J’avais ta main dans la mienne, un sourire presque béat sur les lèvres, et Autumn leaves s’échappait du phonographe de ton vieux, situé à l’étage du bâtiment principal de votre maisonnée, tandis que tu m’expliquais, volubile, qu’il s’agissait d’une reprise initiée par Bill Evans, célèbre compositeur et pianiste de jazz américain, d’une chanson française originellement interprétée par Montand. Je me souviens encore de cet avant-dernier instant privilégié passé ensemble, avant ton départ d’Oran pour la métropole. Avant ce drame qui a tout emporté avec lui. Même ton sourire…

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