6 : Le secret

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Plage de Cap Falcon
Aïn El Turk (Algérie)
juillet 1958

Je regarde dans le vague, je regarde les vagues, les yeux embués de larmes, fixés sur l’horizon grisé d’amertume. Je ne me souviens pas comment je me suis retrouvé là, tout seul, face à la mer, à huit ans à peine, certains détails s’étant peu à peu effacés au fil du temps. Je m’étais enfui de chez moi sans doute, probablement après avoir subi l’une des colères homériques de mon père. Il est un instituteur respectable et respecté au sein de la communauté pieds-noirs d’Oran, alors personne ne sait. Non, personne ne connaît l’homme qu’il est dans la sphère privée, avec moi. Exclusivement avec moi, sauf quand ma mère tente de s’interposer, de l’empêcher de me frapper. Pour une énième connerie, une de plus. Je lui fais tellement honte… Déjà que je suis un cancre, si en plus j’en rajoute une couche en accumulant les incartades à son trop strict protocole !

Cette fois-ci, c’était dix coups de ceinture, je ne me souviens plus pourquoi. Je ne me rends même pas compte que je pleure ; j’ignore si c’est de douleur ou d’autre chose de plus fort, plus profondément enfoui en moi. Je ne suis qu’un gamin, mais j’ai déjà l’impression d’être cassé, complètement détruit de l’intérieur. Je ne le verbalise pas comme ça, évidemment, ne me le figure pas non plus tout à fait en ces termes, mais avec le recul, je sais que les coups que j’encaissais, les humiliations quotidiennes, cette mésestime de moi-même qu’il entretenait jour après jour ont durablement corrodé mon âme, l’ont peut-être même brisée.

Oui, je suis ici, face à la mer, les épaules secouées de sanglots, égaré dans un monde vers lequel j’aimerais pouvoir m’envoler. Je n’entends pas les bruits alentour, ton cheval trotter sur le sable, et ralentir pour s’approcher de moi en douceur. Je n’entends pas ta voix lui murmurer de faire attention pour ne pas me surprendre, m’effrayer. Tu descends de ta monture, et moi je suis toujours loin, à des milliers de kilomètres de là. Et puis, ta main qui se pose sur moi, tes mots emplis de sollicitude :

— Ça va pas ? Qu’est-ce que tu as ?

Surpris, je le suis, gêné aussi, que l’on ait pu débusquer ma détresse, moi qui d’ordinaire m’applique tant à la dissimuler. Je me retourne bien sûr pour te faire face, reconnais la jeune fille rousse aperçue quelques semaines plus tôt sur cette même plage, dans une tenue différente. D’un doigt délicat, tu interromps la course d’une des larmes dévalant encore mon visage.

— Pourquoi tu pleures, tu t’es perdu ?

— Non… soufflé-je en essayant en vain de ravaler tout ce qui me submerge.

— Ben alors, c’est quoi qui te fait pleurer comme ça ? Dis-moi !

— C’est mon père…

— Quoi ton père ? Il lui est arrivé quelque chose ?

Je suis incapable de parler davantage, tellement mon chagrin redouble d’intensité. Je voudrais mais je n’y parviens pas. Alors tu fais ce geste, inattendu entre les deux inconnus que nous sommes, celui de me prendre dans tes bras et de m’y serrer très fort. Un geste quasi maternel, si mâture pour une môme de seulement dix piges. Un geste qui aurait dû être l’apanage de ma mère mais que mon père proscrivait durement. Blotti tout contre toi comme un moineau sans défense, je me sens si petit, si frêle, si fragile tandis que toi, tu parais si grande, presque adulte… Il y aura tes paroles réconfortantes, et il y aura mes silences, à peine quelques mots inaudibles.

Puis, nous marcherons main dans la main le long du rivage, ton pur-sang remarquablement dressé trottinant à nos côtés. La nostalgie de ma jeunesse algérienne, elle ressemble à ça, à notre complicité naissante, à ce qu’on aura cultivé pendant près de quatre années.

Notre amitié et mon amour pour toi prendront leur source à cet instant-là, sur cette plage. J’y apprendrai ton prénom et toi le mien, et ces quelques bribes que je te livrerai de moi, sans importance. Mais je ne te confierai pas mon secret, pas ce jour-là. Tu le découvriras plus tard, me promettant de ne le dévoiler à personne. Une promesse que tu ne sauras pas tenir, par mégarde, pour me protéger, parce que ça te révoltait et que tu te sentais impuissante. Et ce ne sera, hélas, pas sans conséquences…

***

— Ces circonstances atténuantes que vous plaidez, Maître Neuvic, sont irrecevables, et vous le savez aussi bien que moi. L’accusé a volontairement abusé de la confiance de Salomé Dellière. Sur le bord de cette route, elle a naïvement cru que le hasard faisait bien les choses en la personne de Maxime Duval, voyant en lui un sauveur providentiel. Comment aurait-elle pu se douter un seul instant que son ami d’enfance, celui qu’elle avait jadis considéré comme un frère, était en réalité un dangereux prédateur ? Car oui, Mesdames et Messieurs les jurés, contrairement à ce que veut nous faire croire la défense, Maxime Duval, ici présent dans le box des accusés, est un prédateur ; il a sciemment tendu un piège à sa première victime, à Salomé, en jouant sur sa fibre nostalgique pour l’entraîner à l’écart, dans l’unique but de la violer ! Et comme elle ne s’est pas laissée faire, comme elle a osé se défendre, se rebeller, il l’a étranglée de ses propres mains, heurtant même sa tête contre la roche affleurante, jusqu’à ce qu’elle rende son dernier souffle. Il a tué celle qu’il prétendait aimer parce qu’elle refusait de se donner à lui. C’est uniquement ces faits, ces crimes que vous devez juger en votre âme et conscience, Mesdames et Messieurs les jurés, pas le passé psychologique de ce violeur doublé d’un assassin. Non, rien ne peut atténuer la culpabilité d’un monstre capable d’une telle cruauté…

***

Ce monstre que je suis devenu, oui, qu’on a condamné à mort sur réquisition du procureur général, celui qui est à des années-lumière du petit garçon que j’étais et que tu as si fraternellement aimé. A quel moment au juste a-t-on basculé de l’autre côté du miroir, toi et moi ? A quel moment suis-je devenu trop noir, et toi l’ange martyr ? A partir de quel moment mon destin est-il devenu irréversible ?

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