5 : Cap Falcon, juin 1958

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Plage de Cap Falcon
Aïn El Turk (Algérie)
juin 1958

Tu cours. Assis sur ma serviette de bain, je t’observe et tu cours. Sur le sable et dans les vagues bleues de la Méditerranée. Tu cours et tu ris, à gorge déployée.

Un bref coup de klaxon t’interrompt dans ta foulée.

— Salomé ! Tu viens, ma chérie, il est temps qu’on rentre…

Ton père te hèle gentiment, nonchalamment appuyé contre la portière de son coupé Facel Vega. Un signe extérieur de richesse, à l’image de ce costume trois pièces et du panama écrus qu’il porte ou de ce fume-cigarette qu’il tient du bout des lèvres. Son élégante félinité et le clinquant de son apparence attirent les regards envieux. Celui de mon paternel, éternellement jaloux de ce qu’il ne pourra jamais se payer. Celui de Samuel, mon frère aîné, admiratif de cette luxueuse GT qu’on ne croise que très rarement dans la région d’Oran. Et celui de ma mère, drapé de pudeur sous son ombrelle, à la dérobée.

***

« Comment te dire, Louise, comment exprimer tout ce qu’a fait renaître en moi la vision de ta si parfaite silhouette sur cette plage, cet après-midi-là ? Près de neuf ans après notre rupture et cette douce folie amoureuse que nous avions clandestinement vécue, toi et moi, je te retrouvai. A l’endroit même où nous nous étions rencontrés, et embrassés la première fois… Pour ne pas t’embarrasser, j’ai feint l’indifférence, j’ai feint de ne m’intéresser qu’à ma fille qui jouait près du rivage, mais j’en étais bouleversé. Et je sais que toi aussi, tu l’étais. Tu ne pouvais pas ouvertement le montrer bien sûr, pas devant ton mari ni tes fils. Mais j’ai surpris ces si timides oeillades que tu m’accordais, que tu tentais tant bien que mal de dissimuler aux yeux de tous ; oui, j’ai bien vu qu’il y avait encore de l’amour dans ces yeux-là… »

***

« Cesse de m’écrire, Armand, je t’en conjure, je suis mariée. Ce qu’il y a eu entre nous, c’était une erreur, de savoureux moments d’égarement, certes, mais tu sais que je ne peux donner suite à ton amour, même s’il s’avérait réciproque. J’ai gardé toutes tes lettres dans un endroit secret, je ne me résoudrai jamais à m’en séparer, mais je redoute, chaque jour que Dieu fait, que mon époux ne tombe dessus et me fasse une scène. Je crois que tu ne te rends pas compte de la violence dont il est capable. Alors, s’il te plaît, oublie ma boîte aux lettres, oublie-moi… »

***

— Salomé ! Salomé !

Ton père insiste, alors tu te résignes à sortir de l’eau, à te sécher avant de le rejoindre. Moi, je t’observe toujours. Benoîtement, comme hypnotisé par ton aura, tes gestes, comme lorsque tu frictionnes vigoureusement ta longue chevelure rousse ou ta peau si blanche, si laiteuse, si lumineuse en plein soleil. Ce charme, cette beauté évanescente, je le sais aujourd’hui, tu l’as héritée de ta mère, elle s’est imprimée en toi dès ta plus tendre enfance.

Puis, en ramassant tes affaires pour quitter la plage, tu te mets à me sonder de tes prunelles émeraude et bienveillantes, à me sourire. Et moi, je dois avoir l’air d’un abruti à te regarder comme ça, subjugué comme je ne l’avais jamais été auparavant, incapable de prononcer le moindre mot. Samuel se foutra ouvertement de moi pour ça et je lui répondrai distraitement, sans jamais te lâcher des yeux. Jusqu’à ce que le coupé Facel de ton père te soustraie de mon champ de vision. Et toi, tu me feras un grand signe de la main à travers la fenêtre de ton auto. Ce signe, il résonnera longtemps en moi, comme une promesse : celle de se revoir bientôt…

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