Cécile Caradec et Bertha Letailleur assistaient médusées à une scène d’un surréalisme le plus absolu. L’image de Feñch menotté rendait la situation insupportable pour sa famille. Bertha, qui avait réussi la première à reprendre ses esprits, s’approcha de la capitaine Bichon pour essayer d’extraire des informations sur cette détention.

• Capitaine, pour quel motif l’arrêtez-vous ? demanda-elle en essayant de garder son calme.
• La seule chose que je peux vous dire est qu’il est suspecté d’être impliqué dans les affaires des disparitions, asséna la capitaine Bichon.
• Feñch n’a rien à voir là-dedans ! l’interrompit Cécile avec une assurance toute relative.
• Je ne peux pas vous en dire plus, cette affaire n’est plus entre mes mains, sembla regretter Bichon.

Caleb suivait la discussion, pétrifié et sans voix. Les informations contenues dans le téléphone qu’il gardait dans sa poche allaient dans le sens de la culpabilité de son oncle. Cependant, le fait de l’avoir placé dans le manteau de Bertha ne pouvait pas être un geste anodin, se disait-il. Et dans tous les cas, si ces informations étaient destinées à être partagées, son oncle les aurait assurément communiquées aux policiers afin d’éviter son arrestation.

• Feñch, dit quelque chose ! cria Cécile, espérant qu’une explication salutaire sorte de la bouche de son mari.
• Vous n’avez qu’à regarder les derniers messages publiés sur les réseaux sociaux par votre époux, suggéra l’un des membres de la DGSE d’un ton sec, comme pour signifier la fin de la discussion.
• Mais vous l’amenez où exactement ? s’inquiéta Cécile.
• Monsieur Caradec sera interrogé à la police judiciaire au Bastion, dans le 17e. Je vous conseille d’y faire venir son avocat rapidement, répondit la capitaine Bichon.

Alors qu’il passait devant lui pour rejoindre la porte de l’appartement, Feñch jeta un furtif regard complice vers Caleb. Complicité que le jeune homme accueillit avec plus d’appréhension que de satisfaction. Comment allait-il aborder le sujet du téléphone ? Avec qui ? Sa mère, à sa tante, ou les deux ? Sans réponse, il choisit de garder le silence pour le moment.

*

Un long silence s’installa après le départ des policiers. Bertha était partagée entre un sentiment d’empathie envers Cécile et de récrimination envers Feñch. S’il avait quelque chose à voir avec le rapt de Kevin, Cécile y était-elle également mêlée ? Comment Feñch avait-il pu garder son sang froid, pendant ces deux derniers jours, notamment lors de la lecture de l’enveloppe devant les médias au cours de la conférence de presse à laquelle il avait assisté ?

Au milieu de la confusion, Bertha réalisa qu’elle avait délaissé son fils, qui se tenait pourtant à quelques pas d’elle. Elle s’attendait à retrouver un Caleb perturbé par ce qui venait de se passer et s’approcha de lui pour le rassurer. Mais Caleb se tenait devant elle droit dans ses bottes, loin du fragile garçon qu’elle connaissait. Ses yeux reflétaient un calme intérieur qui rassura Bertha. Elle essaya du coup de réconforter Cécile.

Celle-ci se précipita vers son ordinateur pour chercher les dernières publications de son mari. Sur son mur QuickLook, quatre posts pour quatre énigmes :

“Maombi Niombella, quel est ton pêché ? En savoir trop ? Où s’est posé ton avion ? ”

“Stacey Brookhart, quel gâchis ! Pourquoi Mark est entré dans le manoir ? Méritait-il vraiment d’y être ? ”

“Et Kevin Letailleur dans tout ça ? Rien d’autre que le prix à payer pour ce que tu as fait … “

“#ÉcologieNumérique, #RÉVOLUTION ! #OpérationPandore”

***

En deux mille trois, l’île paradisiaque de Bora-Bora avait offert un décor idyllique pour le mariage de rêve de Kevin Letailleur et Bertha Gimmel. La famille Letailleur avait accueilli Bertha comme un membre du clan à part entière depuis le début de leur relation, auquel elle s’intégra facilement malgré son français embryonnaire.

On comptait parmi les témoins du mariage Cécile Letailleur et les deux meilleurs amis de Kevin : Feñch Caradec et Ian Muirhead, qu’il avait connu lors d’un court séjour en métropole durant son adolescence.

Cette amitié de jeunesse finit par pâtir de l’éloignement géographique et des chemins professionnels différents que les trois hommes prirent.

Pour Cécile et Feñch, en revanche, le mariage à Bora-Bora marqua le début d’une longue relation amoureuse pleine de rebondissements, bien qu’entachée de deux courtes séparations. Cécile tenait à préserver une certaine liberté et à s’accomplir en tant qu’avocate en droit international avant d’épouser Feñch. Il accepta de l’attendre, mais pas son horloge biologique à elle. Quand ils voulurent avoir des enfants, elle se rendit compte qu’elle n’en était plus capable. Après des examens médicaux, on lui diagnostiqua une affection de l’utérus qui la rendait incapable de concevoir.

Ils surmontèrent cette épreuve de vie, ensemble avec ténacité, et après quelques expatriations finirent par s’installer en banlieue parisienne, à proximité du domicile de Kevin et sa famille. Cécile s’absentait souvent pour des voyages d’affaires et Feñch profitait de ces moments de solitude pour écrire et se laisser absorber par son métier et sa passion pour la philosophie orientée au monde numérique.

Ils s’accomodèrent de ce rythme de vie, et lorsque Feñch commença à gagner une certaine reconnaissance grâce à son métier, ce fut le tour de Cécile d’attendre son mari lors de ses nombreux déplacements. La philosophie du milieu numérique et le groupe de réflexion qu’il avait fondé, Le Citoyen Connecté, lui assurèrent un nom outre-Atlantique, au Moyen Orient, en Chine ou au Japon.

Tout aurait pu continuer pour le mieux ainsi, sans la note que Cécile avait trouvé dans la veste de son mari manuscrite à son retour d’un voyage en Californie, au printemps deux mille vingt-deux, qui disait : REVIENS-MOI VITE, TU ME MANQUES DÉJÀ.

Cécile n’eut jamais le courage de confronter Feñch, se culpabilisant de la situation. Elle qui n’avait jamais pu lui offrir des enfants, était à deux doigts de le perdre. Une américaine bien plus fertile qu’elle sans doute.

***

Les mois qui avaient précédé son arrestation, Feñch s’absenta à plusieurs reprises au motif d’émissions de téléréalités mêlant des jeunes à grande notoriété sur les réseaux sociaux, teintés de politique, show-business et sensationalisme ; un mélange de genres qui motivait Caradec plus que tout.

Après chaque voyage, Cécile retrouvait son mari distrait autant que discret. Elle mit ça sur le dos de son infidélité qu’elle donnait pour acquise. Désarmée et n’osant aborder le sujet, un comble pour cette avocate aguerrie habituée de grandes plaidoiries.

*

Quittant l’écran de l’ordinateur des yeux, Cécile se retourna vers Bertha :

• Feñch a voyagé au Japon, en Californie et à Milan ces derniers mois. Pour moi, il est mêlé à ces disparitions, annonça-t-elle désappointée, réalisant que non seulement son mari la trompait, mais qu’il avait probablement participé au rapt de son frère et des autres disparus.
• Cécile, quel est le rapport avec Milan ? interrogea Bertha hésitante.
• Maombi Niombella et son mari habitent à Milan. Tu vois bien que tout est connecté, continua Cécile.
• La vérité était toujours devant nous tout ce temps ? Je refuse de croire Feñch coupable de toute cette histoire, dit Bertha essayant de se convaincre elle-même devant l’ensemble de faits qui s’accumulaient contre Feñch.
• Si vous saviez tout sur Feñch ! lacha Cécile, sans avoir la force de parler des doutes sur l'infidélité de son mari.

Bertha et Cécile échangèrent des regards médusés. Leur incompréhension devint visible pour Caleb, qui continuait à garder un air de décontraction à toute épreuve.

• Maman, tante Cécile, j’ai le téléphone d’oncle Feñch, vous devez voir ses derniers textos.

Il tendit le téléphone à sa mère, qui lut les messages avant de le passer à Cécile.

Les traits de deux femmes se creusèrent. Aucun doute ne subsistait, Feñch faisait bien partie des responsables des disparitions, et connaissait sans doute le lieu où les otages étaient gardés.

Bertha pensa à Miranda, qui était introuvable depuis la nuit du rapt de Kevin. Ses messages laissaient croire qu’elle avait réussi à atteindre un lieu sûr et qu’elle était au courant de la situation bien avant tout le monde, grâce à la conversation qu’elle avait entendu de Kevin la nuit de Noël.

• Caleb, ta soeur est en danger ! s’exclama Bertha, le désespoir montant dans sa voix.
• Elle est bien plus débrouillarde que nous tous, lâcha Caleb, visiblement peu inquiet du sort de sa soeur.
• Il ne suffit pas de se débrouiller, si Feñch est coupable de quoi que ce soit, Ian Muirhead aussi, dit Bertha avec certitude.
• S’il n’a rien à voir, au mieux, il pourra nous aider, déclara Cécile.

Bertha et Caleb gardèrent pour eux les informations reçus de Miranda lors de leurs derniers échanges. Cécile Caradec peinant déjà à digérer le flot d'événements de ce qui venait d’arriver.

***

Le fourgon de la DGSE dans lequel Feñch voyageait avait déjà parcouru un trajet important vers la banlieue sud de Paris. La porte arrière s’ouvrit pour le laisser descendre. Cela ne le surprit pas, mais son point d’arrivée n’était pas l’imposant immeuble de la Police Judiciaire de Paris.

Une porte de service de l'énorme complexe de QuickLook se tenait devant lui. Il connaissait très bien le siège mondial du géant des réseaux sociaux, qui s’était installé il y a un an sur le plateau de Saclay, la Silicon Valley à la française. Au cœur d’un gigantesque territoire chargé de former l’élite française du savoir scientifique, le leader mondial des réseaux sociaux pouvait se targuer de coexister avec les meilleures écoles françaises et de nombreux campus de recherche des plus grandes compagnies hexagonales installés à proximité.

La forteresse du géant de l’internet était sortie de terre en un temps record à cet emplacement, choisi avec le plus grand soin, afin d’offrir un lieu placé à l’épicentre des pouvoirs mondiaux du numérique. Paris et l’Europe représentaient aux yeux du public et des actionnaires de la société, un bon compromis, qui permettait en quelque sorte d’équilibrer les forces des puissances internationales, qui menaient la danse dans ce milieu ultra-concurrentiel : les États-Unis, la Chine et la Russie.

Les déboires de Facebook, TikTok, Twitter et assimilés dans la dernière décennie demandaient au nouveau venu de s’inventer à partir d’une feuille blanche, soutenu par des gouvernements démocratiques de l’ancien continent, à peine mieux acceptés internationalement d’un point de vue étique. Le RGPD éuropeen s’était étoffé depuis les derniers scandales d’intrusion dans la vie privée par les réseaux sociaux dans le monde, et QuickLook se devait d’afficher une image le plus intègre possible.

*

Grand habitué du complexe, Feñch y venait souvent pour des enregistrements des émissions dans les chaînes de QuickLook, ou dans le cadre des réunions de son groupe de réflexion.

Les membres de la DGSE qui assurèrent son transfert jusqu’ici, le dirigèrent vers une grande pièce sans fenêtres, où il fut laissé seul. Feñch Caradec gardait un calme inébranlable.

à peine une quinzaine de minutes plus tard, la porte se rouvrit pour laisser entrer le PDG de QuickLook, le Docteur Ian Muirhead accompagné d’une femme d’une cinquantaine d’années visiblement fatiguée que Feñch reconnut dès la seconde où elle accéda dans la pièce.

• Claire, qu’est-ce que vous faites ici ? reprocha Feñch en forme d’interrogation.
• La question est pourquoi nous devons nous occuper de votre cas maintenant ! Tout était arrangé et vous étiez d’accord, répondit Claire Perrin.
• Il n’était pas question que je vous laisse trafiquer la vérité de cette manière, réclama Feñch indigné.
• C’est pour cela que vous avez aidé Miranda à changer le message des enveloppes ? questionna Ian Muirhead.
• Simplement, tu ne peux pas sortir vainqueur avec cette abomination, affirma Feñch.
• Tu sais bien que c’est grâce à Kevin et Miranda que nous sommes arrivés au point où nous sommes ! s’énerva Ian.

Après tant d’heures de vol, Claire Perrin tenait à peine debout et la dispute des anciens meilleurs amis ne l’enchantait guère.

• Si vous n’êtes pas d’accord, tant pis pour vous. Votre femme est déjà au courant de votre rélation extra conjugale ! On verra si dans ces conditions elle acceptera votre retour de sitôt. Vous ne manquerez pas à grand monde pour un moment, le temps que tout ceci se calme, annonça Claire Perrin.
• Elle n’est pas idiote et elle est avec Bertha et Caleb ! Ils pourront très vite trouver les liens de toute cette histoire, sans compter que Miranda reviendra très vite ! menaça Feñch.
• Ne t’inquiète pas, nous nous occupons déjà du cas de Miranda, dit Ian Muirhead avant de tourner les talons et se diriger vers la sortie de la pièce avec Claire Perrin.

Le calme qui accompagnait Feñch jusqu’ici s’évapora de son visage, et pris d’un moment de panique il se mit à crier lors du départ de ses hôtes.

• Vous allez faire quoi à Miranda ! Arrêtez-tout ça !
• C’est déjà trop tard. Ni toi, ni Miranda, ni personne d’autre ne pourra arrêter l’opération Pandore ! Ici, bien au chaud, tu auras largement le temps de réfléchir et de choisir ton band, décréta Ian Muirhead avant de refermer la porte.

***

“… Just gonna stand there and hear me cry

Well that's alright because I love the way you lie …”

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[“... Reste juste là et entends moi pleurer

Bien, ça me va car j'adore ta façon de mentir …”]