... Et homme farci

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Quelques jours plus tard, le roi donna banquet. Les plus nobles étaient bien entendu invités au palais. Ils s'étaient vêtus de leur plus belles mises pour plaire aux ducs comme aux marquises.

Le bal débuté, les nobliaux commencèrent à danser. Au cœur de ce beau monde, se tenait, sinistre, la sorcière déguisée.

L'infâme s'insinua, sournoise, sans s'élancer, soumise aux aléas des danses lassantes, vers le prince valsant, intense.

Frôlant le second successeur de ses doigts pailletés, elle prononça une incantation aux accents immondes, l'adolescent paru d'abord surpris, puis inquiété, avant de basculer dans l'angoisse profonde.

Ricanant d'avance de le voir réduit en grenouille, jouissant de voir sombrer un nouveau prince de noble cœur, la sorcière dressa sa baguette de rouille et scanda le sortilège transformateur.

Quelle ne fut pas sa surprise quand cet enfant, qu'elle promettait à un destin ridicule et burlesque, au lieu d'une pâle grenouille, devint figure dantesque.

L'essence qu'elle avait cru batracienne était en réalité princière, elle se mordit les doigts de l'avoir fait sienne. Celui qui se tenait devant elle, l'allure altière, avait du roi la crinière.

« Impossible ! » murmura la sorcière « se pourrait-il que la grenouille que j'ai capturée soit en fait le noble ensorcelé ? Dans ce cas, manque de pot, car... » ajouta-t-elle avant qu'un bruyant coup sur sa tête n'achève d'avance son propos. Les gardes, d'un coup de boutoir, venaient de l’assommer.

Alors que l'infâme se faisait emporter, la figure du prince se mit à changer. D'un joli garçon aux traits boutonnés, de ce corps glabre d'adolescent pas encore achevé, le futur couronné devint soudain un être achevé. Il étincelait, royal, près à déjà commander.

Faisons un rapide calcul, l'arithmétique pourra peut-être nous aider. Si un prince multiplié par une grenouille donne un nobliau amphibisé, que donnerait alors un prince au carré ? Sinon un roi transcendé ?

L'être advenu brillait de mille feux, il en mettait, à tous, plein les yeux. En plus il était bien vêtu, ce qui, mine de rien, était le bienvenu.

Il avait dorénavant une allure si chic, que désormais les autres nobliaux semblaient à ses côtés fort pathétiques. Eut égards à telle splendeur, tous les hommes et les femmes du monde seraient enclins à lui confier leur cœur, voire leur fric.

Sa magnificence était telle, que le souverain du royaume, le voyant défiler, se sentit comme un cafard, une poubelle. Il ne pouvait rivaliser avec une beauté et une gloire aussi belle. Outré, déçu, le roi en fit un infar, le voici qui chancelle. « Un être aussi beau n'a pas de sens ; à lui seul, il remplit l'existence, la mienne apparaît inutile ; dès lors, mon cœur me largue, ma souveraineté devient futile, aaarghh » conclut l'auguste dans un râle, s'étalant sur le carrelage nacré, le teint pâle.

Les gardes évacuèrent celui dont la blancheur se confondait désormais avec la pierre, le glorieux prince au carré grimpa sur l'estrade et pris possession du trône de fer.

Il installa ce derrière qui n'avait plus rien d'empoisonné au fond de ce fauteuil merveilleusement matelassé.

Il devint roi, sans avoir été couronné.

Les sujets s'inclinèrent, ô combien comblés, éveillés à la foi et à la félicité.

Tel fut l'étrange destin de ce personnage pour qui la mise en abyme devint condition : dans un prince une grenouille avait été mise en prison ; dans un nouveau prince, la rainette devenue noble s’était retrouvée farcie.

Le roi transcendé sorti de ce mélange fécond avance désormais gonflé de toutes ces vies.

Devant sa splendeur, tous les pays voisins offrent leurs filles à marier – et leurs sœurs –, les guerres cessent ; on le nomme même empereur. Partout c'est l'allégresse, même les malheurs et la pauvreté régressent ! Tout le monde s'incline et admire chacun de ses gestes – y compris quand il se gratte les fesses –, c'est la folie, l'hallali, la liesse !

Dieu vivant, il régna sans discontinuer pendant plus de deux cents ans.


Après sa gloire, toute cette folie, le roi, depuis, s'ennuie. Sa vie devint longue, vaine et meurtrie.

Certains soirs, ses sujets constatent, abasourdis, que quand il s'épuise, le vieux roi sautille, caressant la brise. Il bondit parfois, laissant serpenter derrière lui sa longue barbe, tentant de s'envoler comme une carpe. Souvent quand il rigole, on entend monter de sa gorge un bruit furtif et coassant, qui rend ses valets dubitatifs et que tous trouvent inquiétant.

Un retour aux sources devint nécessaire. Le roi régressa dans un premier temps en prince prépubère, cherchant à sortir en boite et à maudire ses parents, mais de boite il n'y avait plus guère, la mode était passée, et ses parents étaient depuis longtemps trépassés.

Qu'à cela ne tienne, la régression se poursuivit, rapidement le souverain délaissa festivités, bières et surprise parties, pour s'intéresser à nouveau aux flaques, tourbières et pluies.

On raconte qu'un soir, nu comme un ver, il avait plongé en coassant dans un étang sordide aux reflets verts, qu'il y avait joué avec les crocodiles comme s'ils étaient des trouvères et côtoyé les sangsues comme autant de jolies femmes dévêtues.

Après cette aquatique orgie, il est dit que le bon roi-prince-batracien ne fut plus jamais revu, qu'il n'avait plus besoin de rien, sinon de cette humide et nouvelle vie.

Connaissez-vous la légende du roi des rainettes... qui, au fond des eaux défaites, est prêt à tremper ses fesses dans le thé des sorcières et des magiciens ?

Grâce à lui, plus jamais aucun prince ne fut transformé en batracien.

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