Deux belles mains

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Joséphine regarda sa compagne. Paula était assise sur le petit perron au parquet usé par le sable et le vent. De là où elle était, Joséphine ne voyait que son dos et ses cheveux qui dansaient dans l’air marin du matin. Elle n’avait pas besoin de la voir pour savoir que son regard sombre se noyait dans l’horizon agité des vagues. Que ses mains étaient posées bien à plat sur ses cuisses, immobiles. Que son dos était bien droit, raide. Ainsi figée, elle attendait. Attendait quoi ? Joséphine ne saurait le dire, ou plutôt elle avait peur de le savoir.

Joséphine attrapa sa grande tasse, se servit le café qui avait fini de couler, glissa deux pailles dedans et alla rejoindre Paula sur le perron. Elle se coula à côté d’elle sur le canapé d’osier, ramena ses jambes et passa son bras autour des épaules de sa compagne. Elles restèrent toutes deux silencieuses un long moment, regardant la mer rouler inlassablement sur la grève en contrebas, Joséphine plongeant distraitement ses doigts dans les cheveux soyeux de Paula. Elle profita du moment où Paula inclina la tête pour attraper la paille du bout des lèvres et lui saisit doucement les joues pour l‘embrasser. Cette dernière, un peu surprise, lui rendit son baiser avec plaisir.

– Tu es de bonne humeur, constata Paula doucement.

– Je te trouvais triste, alors je voulais te partager un peu de mon bonheur.

Paula sourit faiblement. Son regard était lointain, le vert de ses yeux d’ordinaire vif était terne, comme un arbre fatigué. Cela faisait longtemps que Joséphine n’avait pas lu cette mélancolie dans le coeur de sa bien-aimée.

– Qu’as-tu ce matin, dis-moi, demanda-t-elle avec inquiétude.

– Oh rien de bien important, ne te tracasse pas inutilement.

Paula cette fois-ci sourit plus franchement, mais elle ne le fit pas avec les yeux. Joséphine savait très bien que la femme cherchait à la rassurer. Elle avait toujours peur de lui causer du souci ou d’être un fardeau.

– Paula, commença-t-elle d’un air qui se voulait un peu sévère, tu sais bien que je ne vais pas te lâcher jusqu’à ce que tu me dises la vérité.

Paula haussa les épaules, amusée. Mouvement quasiment imperceptible. Elle reposa sa tête sur celle de Joséphine, attendit encore un peu, puis soupira :

– Le piano…

– Quel piano ?

– Celui que tu as acquis aux enchères il y a une semaine.

– Tu ne l’aimes pas ? Pourtant tu m’as dit que tu le trouvais… comment tu as dit déjà… attendrissant avec ses touches abimées et son bois usé. Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu n’en voulais pas ?

– Il n’est pas là le problème mon ange. Ta passion pour les antiquités m’amuse. J’aime voir cette petite flamme s’allumer dans tes yeux quand tu regardes un vieil objet qui ne sert plus. Je sais bien que ce piano est un coup de coeur parmi ta collection de reliques oubliées. C’est juste que celle-ci, par rapport aux autres, me replonge dans un passé que je m’efforçais d’oublier.

Joséphine écarquilla les yeux. Parmi toutes les heures qu’elles avaient passées à discuter depuis leur rencontre il y a 12 ans, jamais Paula n’avait évoqué le moindre piano.

– Je ne t’ai rien dit, car c’était encore trop douloureux pour moi, dit-elle comme en réponse à sa question muette.

– Alors, ne me dis rien.

Joséphine se pencha vers elle et lui posa un baiser sur le front.

– Je veux te raconter cette histoire depuis quelques mois déjà, mais je ne savais pas comment… ça fait si longtemps que l’on se connait. J’avais peur que tu penses que…

– Arrête de penser, la coupa Joséphine gentiment. Je suis impatiente de découvrir une nouvelle part de toi.

– Entendu, rit Paula. Petite, j’ai toujours aimé la musique. Je ne pleurais jamais, j’écoutais. À l’âge de trois ans, j’ai commencé le piano de moi-même. Un jour, nous étions chez des amis qui en possédaient un et ça a été des crises de larmes pour m’en séparer. Mes parents avaient peu d’argent alors ils m’ont offert un petit clavier numérique et ont demandé à leurs amis s’ils voulaient bien m’enseigner quelques bases en attendant que je sois en âge d’entrer au conservatoire. Pendant toutes ces années, à la maison, on se serrait la ceinture pour que je puisse vivre ma passion à fond. Ne t’en fais pas, ajouta Paula à la mine désolée de Joséphine, mes parents ne m’en ont jamais tenu rigueur, au contraire. Ils étaient très fiers de moi et des progrès que je faisais.

« Je suis vite entrée dans la machinerie des concours. Je gagnais les premiers prix les uns après les autres. On m’appelait « la petite virtuose aux grandes mains ». Parce que c’est vrai que mes mains étaient gigantesques pour mon âge. J’avais à peine 13 ans que j’avais déjà voyagé dans plusieurs pays d‘Europe. En parallèle des concours, je faisais des concerts. J’étais très demandée. Des réceptions, des galas, des théâtres… Mes parents ont commencé à se disputer. Mon père trouvait que c’était trop demander à une enfant alors que ma mère me poussait. Peut-être un peu trop en y repensant. J’étais un équilibre fragile entre stress et plaisir. Heureusement, la balance penchait plus souvent vers le plaisir ! Malgré la tension, je gardais le dos souple, les épaules relâchées. C’était toujours une joie d’entendre mes mains rejouer ces musiques d’un autre temps. J’avais l’impression de voyager à travers les siècles. Tantôt baroque, tantôt moderne. Tantôt Chopin tantôt Brahms. Je plongeais dans la partition et valsais avec les notes.

Joséphine entendait la passion vibrer dans la voix de Paula. Ses yeux étaient perdus dans de lointains souvenirs.

– Quand je voyais d’autres jeunes dans la même situation que moi en concours, qui eux étaient à bout de force, rongés par la peur de perdre, n’éprouvant plus aucun plaisir à jouer, de simples machines alignant toutes les notes bien en rythme, j’étais horrifiée. Qu’était devenue leur passion ?

« Je ne voulais surtout pas finir comme eux, des automates surmenés dénués d’émotion. En discutant avec certains, j’ai compris qu’ils étaient si tristes, car le piano prenant toute leur vie, le moindre échec prenait une ampleur quasi existentielle. Une vie entière détruite par une fausse note. J’ai brutalement pris conscience qu’il fallait que je me crée une vie en dehors du piano. Je voulais continuer à l’aimer de tout mon être sans jamais risquer d’en avoir peur. Ma carrière était déjà lancée, je pouvais bien lever un peu le pied. Et j’avais beau l’aimer plus que moi-même, je me suis peu à peu rendu compte de tout ce que j’avais sacrifié. Tout ce à côté de quoi j’étais passée. Cette prise de conscience s’est faite aux alentours de mes 25 ans. Bien sûr, il n’était pas question d’arrêter le piano, c’était inimaginable, ce serait comme te demander d’arrêter de respirer. Mais voilà, je m’étais mis en tête de vivre une vie la plus normale possible en parallèle. Avoir des amis qui ne parlent pas de musique classique, faire du sport, sortir, danser. Je me suis fait une chouette bande de copains. On partait en voyage ensemble, on faisait les quatre-cents coups. Parfois, je leur faisais faux bond pour un concert, mais ils avaient l’habitude. Avec trois d’entre eux, nous avions même passé notre permis moto. Ceux dont je t’ai parlé, avec qui je faisais de l’escalade, plongée, rafting et d’autres. Cela faisait peur à ma mère. Elle me répétait que j’allais m’abimer les mains…

Paula s’arrêta. Elle regarda ses longues mains délicates posées sur ses cuisses. Elle haussa les épaules et reprit :

– J’ai bien fait de ne pas m’en priver, mes mains n’ont rien.

Joséphine grimaça.

– Mais tu vas me demander, à quoi elles me servent, mes mains, maintenant que je suis coincée dans un fauteuil toute la journée, pas vrai ? Ce n’est pas avec les dents que l’on joue du piano il parait. Ma mère avait raison de s’inquiéter, seulement ce n’est pas mes mains que j’ai abimées. Comme tu le sais, je me suis fracturé la 5e vertèbre cervicale, sectionnant ma moelle épinière. Paralysée à vie. À une vertèbre près, je ne respirais pas toute seule.

« Ce saut que j’ai fait du haut d’une petite falaise pendant du canyoning a non seulement brisé ma colonne, mais il a aussi brisé mes rêves. Des sauts comme ça j’en avais déjà fait des dizaines. Pourquoi ce jour-là j’ai raté mon coup ? Va savoir. En tout cas, j’ai sauté vers une nouvelle vie. Une vie figée. Une vie où je n’ai plus que mes yeux pour pleurer et regarder mes grandes mains immobiles. Des mains que je ne verrai plus jamais courir à toute vitesse sur les marches noires et blanches mes rêves. Des mains qui ne seront plus jamais douloureuses après des heures d’efforts à vouloir dompter un auriculaire récalcitrant au grand écart. Des mains assoiffées de vivre maintenant devenus maigres et inutiles…

« Alors oui ce piano me rend morose. Pas parce que c’est un piano, mais parce qu’il a les touches abimées et que son bois est usé. Parce qu’il est moi. Je le regarde et comme dans un miroir je m’y reflète. Vide, fade et sans intérêt. Nous ne sommes plus bons à rien et personne ne pourrait rêver nous réparer.

Paula se tut. Elle leva vers sa compagne des yeux las. Joséphine, elle, pleurait silencieusement, ses larmes tombant dans le café maintenant froid. Elle ne pleurait pas à cause de l’accident, elle n’avait jamais pris Paula en pitié. Elle ne pleurait pas non plus pour la tragique fin de sa carrière morte tout juste sortie de l’œuf. Elle pleurait, car jamais elle n’avait mesuré l’ampleur du vide et du sentiment d’inutilité qui rongeait le coeur de Paula. Il fallait qu’elle leur trouve une seconde vie. À tous les deux. Que chacun se forge une nouvelle gloire. Joséphine se pencha vers elle et l’enserra de ses bras. Elle frotta son nez contre sa joue et lui murmura :

– Pour moi, tu es tellement plus que deux belles mains…

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