La vente Delacroix

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Après avoir passé trois mois sur les chapeaux de roue, les allers-retours entre Paris et Londres, payé pour le transport sécurisé des trois pièces maîtresses - le tableau de Delacroix, la toile de Millet et de la statue de Rodin - il est temps de finaliser ce vernissage prévu dans deux jours. Nous avons trois salles. La plus grande comporte, désormais, le chef-d’œuvre de Delacroix. Juste en face de l'entrée, elle est aussi grande que la taille du tableau de La Joconde de Léonard De Vinci, 77x53cm. Pas plus, pas moins. J'ai passé beaucoup de temps à trouver la bonne luminosité pour la mettre en avant. J'ai enfin opté pour une lumière chaude simulant un lever de soleil. Densité lumineuse affichant un air nostalgique. Une sérénité capable d'attirer les regards de tous spectateurs immobilisés face à cette scène de marins prêts à prendre le large sous les premiers rayons battants d'un soleil matinal. Drew en est resté bluffé et n'a rien ajouté. Accompagné du tableau de Millet, représentant le labeur de ces femmes travaillant dans les champs, qui correspond également à la besogne des travailleurs d'antan - marins et agriculteurs fatigués au petit matin. Cela fusionne assez bien avec les couleurs chaudes de la pièce d'exposition.

Le Rodin a été difficile à exposer dû à la lumière et la hauteur de nos plafonds. Nous décidons de le positionner au milieu de la salle blanche - un espace qui normalement est consacré à l'Art Contemporain. Néanmoins, la statue d'amoureux transi émane la pièce de tout son bronze !

Des plaquettes, présentation des lots-phares de la vente à l'aide de vignettes et d'une brève description concernant chaque œuvre et leurs Maîtres, sont situées non loin de celles-ci. À l'exception du Rodin, qui se trouve sur le socle où prône la sculpture.

La soirée du vernissage a fait grand bruit et la galerie se trouve envahie par d'innombrables personnalités du show-biz, du marché de l'art, tout comme des personnalités politiques. Il y a des britanniques, mais aussi des français, des allemands, des hollandais, des italiens, des espagnols. Je suis satisfait de l'engouement que cela produit. Un afflux si massif, à travers lequel je ne peux que chaleureusement remercier Luke Chambers. Lui aussi, tout autant ravi que moi.

Betsy, Paul, Sasha, Daniel et William sont venus participer à la vente des œuvres. La soirée est devenue bien meilleure. En conversant avec plusieurs amateurs d'art, je suis dans mon élément, serein. Il manque simplement ma prodigieuse muse. Non seulement parce qu'elle a restauré le tableau de Delacroix, mais parce qu'elle aussi avait sa place près de moi. Je me hais de penser à elle dans un moment pareil, alors qu'elle est sûrement en train de danser quelque part dans un club de Paris.

Je ne bois aucune goutte d'alcool au travail. Bien que ces soirées-là peuvent aguicher les exposants à se prêter à cette réception mondaine, à la Smith Art Gallery nous préférerons avoir les idées claires durant les enchères.

Les Watson, Phil Harrington et autres collectionneurs et amateurs d'Art Moderne sont présents, prêts à débourser beaucoup d'argent pour des œuvres authentiques de Maîtres.

À l'heure convenue, nous passons à la vente. Elle se passe comme dans une salle aux enchères, sauf qu'il n'y a pas de commissaires-priseurs. Seulement Simon, Hannah et moi, qui mettons un prix de réserve, estimé avec Sir Chambers. Généralement, l'acheteur reste anonyme.

Après une bataille de chiffres, le Delacroix est vendu pour un total de 22 000 000 de livres sterling, ce qui veut dire une fortune ! Un exploit et une ruée vers l'or pour le vendeur, encore sous le choc, et pour nous également, qui prenons 33%. 45% pour le Rodin dont un collectionneur a déboursé près de 19 400 000 £ et 49% pour le Millet laissé à environ 9 560 000 £. Une belle réussite !

La partie commerciale est gérée par Simon. Vrai professionnel en affaires financières, il négocie un banal formulaire à remplir, tant cela est élémentaire.

Trois toiles d'Emlyn ont suivi le chemin de la vente Delacroix - comme nous l'avons baptisée. Nous n'aurions pas rêvé mieux pour ce vernissage.

Nos clients et collectionneurs, coupes de champagne en main, discutent business et Art ; picorent dans les amuse-gueules français que Paul a confectionnés pour l'exposition. Sasha est en pleine conversation avec Drew. Et à la façon dont elle rit et tient ses dreadlocks, je sais qu'elle est sous le charme. Hannah est avec Aaron Fuller, son compagnon, qui a réussi à plonger un Simon dans une humeur des plus cyniques dès l'instant où il s'est retrouvé face à lui. Betsy vient me rejoindre pour me tenir le bras, me souriant fièrement. Tout va pour le mieux.

Bien évidemment, ma jubilation ne dure que quelques minutes lorsque Simon m'invite à le suivre dans son bureau, dans lequel je me retrouve face à face avec mon père.

— Qu'est-ce que tu fiches ici ? m'exclamé-je, surpris et furieux à la fois.

— Bonjour, James.

— Bonjour, Robert, le salué-je, en reprenant mon calme.

Mes mains se mettent à trembler de colère.

— James, c'est ton père qui a acheté le Delacroix, m'annonce Simon.

Je reste de marbre et dévisage mon géniteur. Bon Dieu ! Il est vrai qu'il me ressemble... avec vingt ans de plus !

Je me tourne vers Simon :

— Quel est le deuxième prix ?

— Tu n'y penses pas James ?

— Oh que si ! Il va détruire toute la vente ! Tout le monde saura que c'est mon père et il n'y aura plus aucune crédibilité. Je refuse. Prends le deuxième prix.

— James, fils. Je resterais anonyme.

— Et depuis quand t'intéresses-tu à l'art toi maintenant ?

— C'est si important ? me dit-il d'un air penaud.

— James, je peux te parler s'il te plaît ? me demande Simon, posément.

Il me prend à part et me sermonne calmement sur ce que ce chiffre représente pour la galerie ainsi que pour sa réputation.

— J'aimerais parler seul à mon père, s'il te plaît, insisté-je.

— Très bien. Je ne suis pas loin si tu as besoin.

Il sort de son bureau, en jetant un dernier regard qui signifie : « sois conciliant ! »

— Que les choses soient claires, Robert. Si j'accepte cette vente, ça ne te changera pas à mes yeux. Je le fais pour Sir Chambers et parce que Simon insiste. Je lui dois bien ça. Est-ce clair ?

— Comme de l'eau de roche, répond-il en français. Mais, j'aimerais tout de même qu'un jour, pas ce soir, nous pussions discuter toi et moi. J'aimerais pouvoir reprendre contact avec toi et des liens père-fils.

— Un jour, peut-être. Je ne suis pas encore prêt. Occupe-toi de ton fils et de ta femme. Ne refais pas la même erreur.

J'ouvre la porte et demande à Simon d'entrer pour signer le contrat avec mon père : le Delacroix est à lui.

— Dernière chose. Prends-en soin. La personne qui l'a restauré y a mis tout son cœur et je tiens beaucoup à elle. Fais-en bon usage, lui conseillé-je avant de fermer la porte pour y retrouver tous les convives.

Nous finissons plus gaiement la soirée dans le restaurant de Paul, entre amis. Il s'est mis au fourneau exprès pour nous. Betsy a tenu à l'aider et je me suis employé aussi à la tâche. Je suis détendu et heureux de cette vente. La nuit est une immense fête rien qu'entre nous. Joyeux, enivrés et gavés d'un copieux repas.

De retour à Paris, je prends des nouvelles de Nathalie, qui m'a inondé de messages et d'appels depuis la Saint-Valentin. Pour m'excuser de mon comportement, je me justifie en mettant en cause la grippe et le vernissage - dont je lui fais part de la bonne nouvelle - pour lequel j'avais été très sollicité.

Les jours qui ont suivis, ont vu la cote de la Smith Art Gallery monter en flèche. On ne parle que de cette fabuleuse vente dans les journaux britanniques et français, mais aussi aux États-Unis, à Tokyo : un vrai raz-de-marée.

À la rentrée à l'Université, certains élèves - dont les oreilles s'étaient renseignées - viennent me féliciter et la rumeur fait vite le tour de l'établissement. Un moment de gloire ! Et pour couronner le tout, Charlie est de retour.

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