Le non-dit

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Le mois de février est le mois consacré à Neptune - sous le nom de Poséidon chez les Grecs, dieu des mers – mois où les pluies diluviennes sont fréquentes à Rome. Février est une figure symbolique d'une femme en tunique bleue, ceinture resserrant sa taille. D'un canard dans les mains, versant de l'eau dans une urne et accompagnée d'un héron et d'un poisson, représentation du temps des pluies. Durant l’Antiquité, on honorait les morts surtout les huit premiers jours du mois et personne n'était autorisé à se marier durant ces fêtes. L'Église catholique, quant à elle, fêtait la Purification de la Vierge le deux du mois. Celui-là même où, disait-on, les femmes parlaient le moins : les mauvaises langues précisaient qu'il n'y a que vingt-huit jours et vingt-neuf tous les quatre ans.

Cependant, à notre époque ce qui compte, c'est le 14 février : la Saint-Valentin.

C'est ce dont nous parlons en sortant de la Fac de Lettres en compagnie de Frank et Christophe. Tous deux souhaiteraient faire un dîner entre collègues, épouse et « petite amie » invitées, ou, pour Nathalie, « petit ami ». Mes pensées se consacrent entièrement sur mon étudiante. Femme sur laquelle je peux faire une croix en ce qui concerne ce dîner. Soyons lucides. Mais, peut-être acceptera-t-elle de nous consacrer une soirée en tête à tête avec repas compris ?

— Peut-être as-tu déjà prévu quelque chose, cela dit ? me demande Christophe.

— Oui, sûrement. Je ne sais pas très bien encore.

— Une femme que tu côtoies ? devine Frank, d'un sourire narquois.

— Euh...

Est-ce intelligent de révéler qu'il y a une femme dans ma vie ? Une relation régulière plutôt. Une relation sexuelle régulière, en fait. Tout compte fait, vaut mieux garder cette partie de ma vie pour moi.

— Je vous tiens au courant rapidement, d'accord ?

De toute évidence, Frank a bien compris que je ne désire pas m'étaler sur le sujet.

Je dis au revoir à mes collègues qui se dirigent vers leurs véhicules respectifs. De mon côté, je décide de prendre le bus pour me rendre chez moi. Cela met beaucoup plus de temps, vu que personne ne m'attend, je voulais admirer la ville. Splendeur architecturale que dégagent ces immenses immeubles haussmanniens qui font la beauté authentique de Paris.

Depuis l'altercation après mon cours, Charlie et moi avons eu une conversation dans le métro sur la diabolisation d'Ève par l'Église de Rome et sur les origines de Marie-Madeleine. Je pense avoir été très clair et son silence, durant les faits historiques que j'avais avancés, m'a montré à quel point elle a été à l'écoute. Elle a même enregistré chaque témoignage essentiel de ce que je lui inculquais. Depuis, Charlie ne m'a pas donné de nouvelles et je n'ai pas succombé à l'envie de le faire mille fois.

Les nanas ont besoin de se sentir désirées et uniques. Sa tactique de la femme vexée en attendant que son amant la harcèle de messages n'est pas une pratique courante chez moi. Cette fois-ci, elle va devoir se plier à mes exigences. Séductrice, elle doit me penser vulnérable à succomber à ses moindres caprices. J'ai des années d'expérience derrière moi et une Sasha particulièrement collante et créative pour les roulements dans la farine.

À 18 h, Paris s'illumine sous ses réverbères espacés le long des rues pavées de Montmartre. Au cœur de ce crépuscule, tout comme dans un de ces vieux films de comédie musicale des années cinquante, j'essaie de trouver un titre autobiographique à mon propre film : « un Anglais à Montmartre » ou « un mec paumé dans sa vie se baladant seul dans les rues de Paris, après avoir pris un bus d'une durée équivalente à la traversée de l'Atlantique en bateau ». Ça risque de faire un poil trop long.

Mon portable vibre : Charlie. Je décroche.

— Même votre démarche est très british, Monsieur Taylor.

Elle est là.

— Est-ce très frenchy d'espionner les gens au crépuscule ?

— Pourtant, le meilleur espion est britannique.

— J'ai eu vent de cette histoire. Arsène Lupin a de quoi se rhabiller.

— En parlant de se rhabiller. Seriez-vous prêts à enlever ce manteau qui, permettez-moi de vous le dire, ne vous va pas du tout.

Je l'aperçois à l'autre bout de la rue s'avançant dans ma direction. L'entrée de mon immeuble est à 200 m sur ma droite. On continue à discuter au téléphone en s'observant dans cette allée à peine éclairée par les lampadaires.

— Ah bon ? Je peux l'enlever, si vous le souhaitez. Puis, comme j'ai mis l'ensemble entier aujourd'hui, je pense que ni le pantalon ni le reste ne va ?

— Ah ! Vous trouvez aussi ? répond-elle sous une plaisante grimace que je parviens à entrevoir. Bon, je dois vous laisser mon professeur est en face de moi et il a l'air impatient de me prendre à part.

— Quel chanceux ! m'écrié-je avant de raccrocher.

Je compose mon code et la laisse entrer dans l'immeuble, une main posée sur ses reins.

Dans le hall, nous croisons deux hommes habillés en abaya et d'un qamis chacun, typique tenues traditionnelles du Moyen-Orient. Leur tête est recouverte d'un keffieh du même motif que la nappe que ma grand-mère avait au Faubourg Saint-Antoine, blanc à carré rouge. Ou rouge à carré blanc ? Je les salue. Pas même un hochement de tête ni un Bonjour, ni un Salam. Peut-être n'ont-ils pas compris mon signe de tête ?

— Tout dans la joie et la bonne humeur ! commente Charlie près de moi.

— Je ne les ai jamais vu ceux-là, tiens, lui annoncé-je, pas plus intéressé que ça.

— Quoi ? Tu ne connais pas tes voisins ?

— On n'habite pas tous au 32, rue Ballu où tout le monde se côtoie, s'insulte et se croise du matin au soir, en sachant tout ce que son voisin fait, lui fais-je remarquer en appuyant sur le bouton de l'ascenseur.

— Enfin, tu connais bien un voisin ?

Bien sûr quelle question !

— Alors vous êtes combien dans l'immeuble ? insiste-t-elle en baissant sa tête pour se mettre face à face.

— Apparemment trois, dis-je simplement en regardant défiler la flèche descendante de l'élévateur.

— Trois seulement ?

— Trois que je connaisse. Que j'ai croisés, me rattrapé-je en entrant dans l'ascenseur, Charlie sur mes talons.

J'appuie sur le dernier étage. Elle s'appuie contre la glace, face à moi.

— Donc, au premier étage c'est Bernardo, et Charlie Chaplin. Et au second ?

— Les Kriegerman.

— Les Kriegerman ? Ça me dit quelque chose ce nom, médite-t-elle.

Ne surtout pas se tirer une balle dans le pied, James !

— Mais, oui ! Moïra Kriegerman. Ce n'est pas le top model des années « vieillesse » ça ?

— Je te signale qu'elle est très bien conservée, me riposté-je attaqué dans mon orgueil.

— Tiens, tiens..., me scrute-t-elle de ses deux yeux à rayons X. On aurait des vues sur la voisine ?

— Pas du tout.

— Et bien ça serait normal, ajoute-t-elle d'une voix trop douce. Elle était top model durant tes années fac ? Si mes comptes sont bons. Un vieux fantasme. Ça serait normal que tu la convoites, non ?

— En aucun cas.

Comment arrive-t-elle à faire ça ? J'ai en face de moi un flic - particulièrement sexy dois-je avouer - qui semble déjà connaître ma culpabilité. Elle aurait eu une lampe torche braquée sur mes globes oculaires, ça aurait été en moins un supplice. Surtout, ne rien laisser paraître.

— Ce n'est pas vrai ! James ? s'exclame-t-elle en tapant ses mains sur ses cuisses.

— Oui ?

— Tu sais ce que mariée signifie ?

— Oui je pense.

Il s'arrête quand cet ascenseur ?

— Ce qui veut dire réservée à quelqu'un d'autre, d'accord ?

— Pourquoi me dis-tu cela ? dis-je en contrôlant chaque geste, chaque expression.

— J'ai l'impression que tu caches quelque chose. Mais, comme tu es assez fort pour ne pas te laisser interpréter si facilement, continue-t-elle en croisant les bras. Je ne sais pas... Tu as couché avec elle ?

— Non, paré-je à la question.

— Tu sais que si c'était le cas, non seulement ça fait de toi un salaud mais en plus un sacré menteur.

— Et depuis quand t'intéresses-tu à ma vie privée ?

— Oh ! Et voilà qu'on sort la carte « vie privée » quand on se sent mal dans ses pompes, lâche-t-elle en agitant sa main vers moi.

— Tu es la première initiée, en tout cas, rétorqué-je, insolent. Tu ne dis rien. Je ne dis rien.

— Ça ne m'intéresse pas de toute façon. C'est toi et ta conscience. J'ai assez avec la mienne, finit-elle d'un ton ferme.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrent et mettent un terme à cette discussion de faux-fuyants.

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