L'expulsion du jardin d'Eden

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Je laisse cinq minutes à mon étudiante pour se rendre à mon cours. Un temps suffisant pour ne pas éveiller de soupçons incongrus.

Arrivé en salle de symbologie, je m'excuse de mon retard. Charlie, elle, est déjà assise à sa place habituelle et discute à voix basse avec sa voisine de table : Camille. Les joues encore rosées - dues à notre ébat dans mon bureau - elle n'arrête pas de tirer sur sa jupe, les cuisses bien serrées afin d'éviter que l'on remarque qu'elle est sans sous-vêtements. À cette pensée, je souris. Sa culotte est soigneusement rangée dans mon sac. Elle me jette un regard perplexe. Devinant la suite habituelle du processus, Jérôme éteint la lumière et je m'avance vers le diapo pour commencer mon cours :

— Aujourd'hui, nous allons étudier L'expulsion du jardin d'Éden de Thomas Cole. Œuvre peinte en 1828. Dans quel courant artistique se situe-t-elle ?

— En 1820, n'est-ce pas le néo-classicisme ? Ou est-ce le début du romantisme ? demande Laurianne.

— Alors, Cole nous offre là un mi-chemin entre la peinture romantique et le réalisme des paysagistes, expliqué-je concentré devant l'image projetée sur l'écran blanc, face à moi. Description ?

— C'est le paradis.

— Comment savez-vous que c'est le paradis ?

— Le titre : le jardin d'Éden, fanfaronne Valentin avec sarcasme.

— D'accord. Mais ce qui nous intéresse c'est ce que nous voyons dans l'esthétisme de la peinture, admonesté-je.

— En arrière-plan, nous constatons un volcan en éruption, se lance Élise. À gauche, il y fait très sombre. Contrairement à la droite du tableau, la lumière du ciel est douce et blanche. Nous voyons deux êtres, comme d'un air précipité, quittant ou entrant dans une grotte. Celle-ci est merveilleusement éclairée par des rayons de lumières. Devant eux, une sublime cascade et beaucoup de verdure qui s'éparpille dans une luminescence enchanteresse.

— Bien pour l'observation ! m'exclamé-je, fier. Et pour l'interprétation ? Commençons par ce volcan.

— Un volcan en éruption peut être représenté par la colère, continue Charlie timidement.

L'interprétation symbolique de mes cours de TD2 et magistraux ne sont devenus enrichissants et éducatifs que lorsque Charlie intervient. Nos échanges sont presque attendus, comme si la classe entière s'instruisait de nos connaissances. J'ai vingt ans d'expérience, mais elle, - et c'est ce qui impressionne le corps enseignant et les élèves - cela fait seulement deux ans.

— Oui très bien. La colère divine. Les ténèbres ont l'air d'envahir cette partie du monde. Fait-il nuit ? questionné-je, ravi de son intervention.

— Non. On peut voir la lumière du jour. Ce qui nous prouve bien qu'on ne parle pas d'obscurité à proprement parler, mais bien de colère. Ainsi, la gauche est encore représentée comme maudite, s'offusque-t-elle, maintenant lancée.

— Exact. Continuez, la laissé-je poursuivre tout ouïe.

— Les arbres sont morts ou courbés par un vent tempétueux. Nous pouvons insinuer, dans ce cas précis, que c'est le volcan qui couvre le ciel d'un voile sombre et menaçant. Avez-vous remarqué le choix des couleurs pour contraster cette partie du tableau face à la moitié droite ? analyse-t-elle sans lâcher du regard le tableau, hypnotisée.

— Je vous écoute, dis-je, pendu à ses lèvres.

— La partie haute de la moitié droite montre le Jardin d'Éden : le paradis terrestre. Un endroit luxuriant, agréable et lumineux. Remarquez à nouveau la droite sacrée. Le choix des couleurs, la luminosité blanche pour la paix, la sainteté et l'innocence. Mais il y a aussi du vert qui symbolise le printemps, la jeunesse, la nature, l'espoir et la joie. C'est aussi le renouveau de la vie. La lumière douce, la profondeur du champ, la vue sur les montagnes sans ombre... Regardez... Comme elles font de ce lieu un endroit accueillant et infini. Tous les éléments naturels sont réunis : les arbres verdoyants, les montagnes lumineuses et les plans d'eau miroitants, raconte-t-elle, passionnée.

À ce moment de ma vie, l'effervescence - de l'avoir rencontrée et de l'avoir conquise par deux fois - est à son comble de l'admiration et de la fierté. Elle est épatante, surdouée, remarquable et talentueuse. Je le savais. Néanmoins à cette minute précise, je la remarque telle qu'elle est : l'œuvre parfaite, l'intelligence et la beauté dans un même corps. Une même âme. Le code des couleurs est absolument connu. Elle venait de réaliser devant moi une analyse digne d'une professionnelle.

— C'est parfaitement analysé, réussis-je à dire. Poursuivons. Ce gigantesque rocher en forme de V renversé tient lieu de porte. La lumière rayonnante que vous avez observée Élise, émane sans doute des anges invisibles : les Chérubins terribles postés à l'entrée avec leurs épées flamboyantes. Pour l'interprétation, ce rocher met en évidence l'aspect minéral et rocailleux de l'ensemble.

— Mais Monsieur ? Comment sait-on que ce sont les Chérubins qui sont à l'entrée ? s'étonne Baptiste.

— Quiconque a lu la Genèse le sait. Les Chérubins sont une catégorie d'anges, qui selon les anciennes traditions, sont plutôt semblables à des taureaux ailés. Rien à voir avec les angelots joufflus de la peinture italienne. Thomas Cole n'a pas souhaité les représenter ainsi, lui expliqué-je calmement. Tout ce qui est pierre constitue le squelette ou la charpente de l'ensemble du tableau. On voit que le paradis est coupé du reste du monde par une falaise abrupte : l'accès se fait par un pont de pierre peu engageant. L'eau s'écoule en un torrent tumultueux. Et la présence d'Adam et Ève, alors ?

— Adam se protège le visage de la lumière aveuglante de la porte et Ève est voûtée par la peine ou la douleur. Eux, qui ont goûté au fruit défendu, tentés par le serpent, ont été chassés du jardin d'Éden. Ils sont si minuscules face à l'immensité qui les entoure. Faibles pour avoir commis la faute du péché originel. Cette transgression qui les condamnera pour l'éternité à une vie douloureuse. Découvrant qu'ils sont nus, ils ont honte, explique Charlie d'un air triste.

— Les remords, terminé-je en fronçant les sourcils. Avez-vous fait attention dans le paysage hostile, la représentation en bas à gauche ? Au pied d'un arbre abattu, un canidé, un loup sûrement, qui vient de tuer un cerf ?

— Avec la représentation du prédateur qui se dirige vers l'animal ensanglanté, le message est : il faut tuer pour vivre désormais. Les animaux sont des prédateurs affamés, continue-t-elle.

— En symbologie, le loup est associé à la ruse, à la cruauté, à la luxure et à l'avidité. Du moins, dans le monde occidental. Alors que le cerf, lui, reste la symbolique de la chasse et du divin. Ses bois représentent l'arbre de vie et la régénération. Il est rattaché au salut chrétien. Quand vous aurez compris leur interprétation symbolique, vous serez aptes à comprendre le sens de la scène, rajouté-je à sa suite.

— Sur Terre, le mal l'emporte sur le bien, si tu ne te bats pas, finit-elle, le regard perdu.

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