Bohème au Carmen

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Il y a tellement de gens qu'on a du mal à se frayer un chemin jusqu'au bar. Les employés sont débordés, et je suppose qu’il faut avoir fait des cours de mime pour attirer leur attention.

Au bout de dix minutes, les personnes qui tenaient le comptoir en otage sont parties, nous laissant nous installer à notre tour. Je commande un Cognac pour Simon et un Gin pour moi.

— Alors, raconte-moi. Est-ce que Paris a changé en vingt ans ?

— Paris reste Paris, depuis Lutèce et jusqu'à ce que nos petits-enfants disparaissent, elle restera le centre du monde.

— Excuse-nous, Victor Hugo !

— Non, vraiment, j'adore cette ville. Parce qu'elle me rappelle les plus beaux souvenirs de ma vie, parce qu'elle représente une immensité d'instruments culturels pour moi.

— À moi aussi, elle me rappelle mes plus beaux souvenirs.

Le barman dépose nos verres et je paye la première tournée. Nous trinquons à nous, à notre amitié, longue de trente-cinq ans, inséparable et sans fin.

— Tu te souviens de ce restaurant au coin de la rue où on habitait ?

— Au Grand Paris ?

— Oui, enfin, maintenant, ça ne s'appelle plus comme ça. J'y ai rencontré une belle galloise.

— Et ?

— J'ai dit que j'étais marié, lui dis-je, désolé.

— Ah.

— Je n'arrive pas à ... enfin je ne suis pas encore prêt.

— Tu sais, mon vieux, je te charrie souvent, mais je sais ce qu'elle représentait pour toi, Lauren. Elle était ta stabilité.

C'est un euphémisme.

— Ceci dit, il y a quoi, dix jours de ça, Chez Plumeau, tu vois où c'est ? Sur la Place du Calvaire ?

— Ouais, abrège.

Je prends une gorgée de Gin et en regardant ailleurs, comme pour éviter son sourire narquois, je lui dis :

— Il y avait cette fille plutôt pas mal qui était là, et..., commencé-je à lui raconter en prenant ensuite une pause. Je n'ai pas su l'aborder.

— Parce que tu n'as jamais su ! Et à quoi elle ressemble cette fille ?

— Très blonde, cheveux longs, un corps de rêve. La vingtaine, je pense, dis-je en plissant les yeux comme si j'allais recevoir un coup sur la tête.

— Vieux pervers ! s'exclame Simon en se marrant. Je comprends mieux pourquoi la voisine du deuxième ne t'attire pas ! Et moi qui croyais à ton histoire de chiffre.

Je pousse un long soupir avant de reprendre :

— D'une part, je ne t'ai pas dit que Madame Kriegerman ne me plaisait pas et de deux, la fille est une femme, pas une enfant non plus ! Je parlerais même mieux d'une enveloppe charnelle, sculptée, faite de chair et d'os, qui ne cherche qu'à être observée et non à être touchée.

Simon me fixe bouche grande ouverte, sa main a arrêté son geste près de ses lèvres pour boire, et il grimace :

— Quelle triste vie ! Je comprends que les yeux servent à admirer, et on le sait, la vue est un sens particulièrement gratifiant pour nous les hommes. Mais je t'assure que toucher est tout aussi plaisant, surtout lorsque le désir est partagé.

— Pas un instant, je me suis visualisé coucher avec. Il y avait en elle, quelque chose qui a éveillé ma curiosité. J'ai eu envie de décrypter chaque chose qui pouvait la représenter. J'ai du mal à exprimer ce sentiment. C'est comme lorsque je n'arrive pas à trouver ce qui m'intrigue dans l’esthétisme d'un tableau. Et puis en interprétant détail par détail, je suis frappé par l'élément enfoui, cette particularité cachée que l'artiste a soigneusement omis de mettre en avant. Avec elle, je me suis arrêté simplement à quelques détails sans trouver ce qu'elle cachait. Les femmes ne sont, généralement, pas faciles à comprendre, mais après quelques caractéristiques, tu peux savoir à quoi t'attendre. Pas elle. Et là est ma frustration.

— Ça s'appelle un coup de foudre ça, Jamie.

— Pff ! Qu'est-ce que tu racontes ! Elle est un intérêt insatisfait, une allégorie.

— Pourquoi tu n'y retournerais pas dans ce café ?

— Qu'est-ce que t'en sais qu'elle serait à nouveau là-bas ?

— Et qu'est-ce que tu en sais qu'elle n'y retournera pas ? C'est le genre de café où les habitués se rendent, surtout le matin, non ?

Il n'a pas tort. J'essaierai d'y retourner, et si le destin décide qu'on se croise à nouveau, j'interpréterai les signes comme une invitation à aller à sa rencontre.

— Bon et alors, je peux la niquer la voisine ?

Plus tard, dans la soirée, nous nous sommes retrouvés dans un club à Pigalle, Le Carmen, situé de l'autre côté du Boulevard de Clichy. C'est un club dans un hôtel particulier du XVIIIe siècle. Simon y a obtenu ses entrées car il connaît bien le patron. L'ambiance est pour le moins dans celle du quartier, avec tous ses sex-shops, Le Moulin Rouge à quelques rues, les nuits parisiennes vendeuses de plaisirs charnels. La lumière de la discothèque est rouge, comme l'éclairage des maisons closes. Le rouge représente la passion illicite. Tout est somptueux, orné de sculptures et de moulures à hauts plafonds. La décoration intérieure évoque bien l'aspect de l'art décoratif du style classique du XVIIIème siècle, même si les fauteuils, les sofas et le bar confèrent une touche de modernité.

Nous commandons chacun un verre de whisky au bar. Trois femmes, assises au comptoir et ayant remarqué notre accent, se joignent à nous. Simon leur prend chacune une coupe de champagne. Aucune des trois ne me plaît. Elles ne dégagent pas grand-chose d'exaltant, même si je m'efforce de rester courtois. Elles n'ont aucune conversation ce qui devient rapidement ennuyeux. Je suis plutôt réservé et me renferme de plus en plus, sans même leur prêter plus attention.

Quelques instants plus tard, des rires bruyants me parviennent et je tourne ainsi dos au comptoir pour observer la scène. Au fond de la piste de danse, près des divans, un groupe de jeunes gens rit en essayant de boire culs-secs.

Elle est là ! Se levant pour aller danser au milieu de la foule, ma jolie bohème du café. Je n'arrive pas à y croire. Je suis en train de rêver. Le morceau Sol d'Alef vibre à mes oreilles. L'alcool me scotche sur place, alors que son corps ondule au rythme de la musique. Ce soir-là, ses cheveux sont attachés en chignon, elle a délaissé sa jupe longue pour une combinaison short grise pailleté et ses sandales pour des talons aiguilles. Mon Dieu, quelle créature avez-vous créée ? La création divine, l'emblème du sacré sur Terre. Tout ce que j'exigeais de la femme perspicace et espiègle s'évanouit en sa présence. Mon cœur bat la chamade et je me sens basculer dans le vide.

— Oh James !

Je vois une main passer devant moi, comme pour me faire revenir de mes songes.

— C'est elle. Simon, c'est elle la fille du café. Là, juste au milieu de la piste avec la combinaison à paillettes.

Simon ne me répond pas tout de suite. J'attends pourtant une réaction de sa part et ainsi je l'observe la fixer un long instant. Est-ce de la mélancolie dans ses yeux ? L'espace d'un instant, il me semble le lire dans son regard, avant qu'il n'esquisse un petit sourire en coin.

— Simon ?

— Hein ? Oui. Oui, je la vois.

— N'est-elle pas gracieuse ? Ravissante, somptueuse, elle est à couper le souffle.

— C'est une sacrée belle femme, on est d'accord. Qu'est-ce que t'attends alors ?

Je prends une grande respiration et je bois d'un coup sec mon verre de whisky. Que dois-je faire ? Dois-je aller la voir ? Pour lui dire quoi ?

Salut, je t'ai vue la dernière fois, tu veux danser ?

C'est d'une tristesse déconcertante. Avoir trente-huit ans et ne pas savoir approcher une femme avec élégance et tact. Je n'ai jamais eu besoin de faire ça, aussi ! Je ne dois pas lui plaire, c'est tout. La drague insistante, ça n'est pas ma tasse de thé. Je suis vieux jeu. Je préfère un regard qui veut tout dire. Des mots. Des gestes. Des actes que je peux interpréter comme une invitation. Je dois avoir un côté narcissique qui me dicte d'attendre que l'on me séduise, comme si j'étais irrésistible.

Avec elle, je perds toute assurance. Faut dire que j'arrive à un âge où la vieillesse ne me laissera plus le choix que de faire un pas en avant, me dit une voix dans ma tête.

Je me dégonfle et opte pour aller chercher un paquet de cigarettes plutôt. Après avoir été traité de « couilles molles », je jette un dernier coup d'oeil en direction de la piste de danse. Son corps se déhanche toujours sur cet air oriental rythmé de tempo moderato. Sous cet éclairage rouge, le spectacle reste envoûtant, comme si elle avait pris place dans ce décor et qu'ils ne faisaient plus qu'un. Il n'y a que la passion et l'interdit qui façonnent ces murs désormais.

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