La chute

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Benjamin Courtois porte bien son nom. À l’instar de la Boucherie Leboeuf, chez qui il s’approvisionne en viande rouge tous les dimanche matin. Courtois, il l’est. Sans aucun doute. Depuis toujours. Pondéré, prudent, constant, sont autant de qualificatifs qui lui collent à la peau depuis sa plus tendre enfance.

Benjamin a grandi dans le cocon rassurant d’une des familles les plus respectables de sa petite ville. Il a obtenu son diplôme de dentiste après un brillant parcours en faculté de médecine et il vient d’ouvrir son propre cabinet. Il est célibataire. Il a bien quelques aventures parfois, mais aucune qui n’ait abouti à une relation sérieuse, au grand regret de sa mère.

Son existence est réglée comme du papier à musique. Musique qu’il pratique tous les samedi après-midi d’ailleurs : il prend des cours de violoncelle au conservatoire.

Benjamin sort peu. Mais il ne manquerait pour rien au monde sa bière du vendredi soir !
Avec ses collègues du Centre Médical, ils ont pris pour habitude de « s’en jeter une » — comme dit Agnès, la sage-femme, et clairement la plus dévergondée de la bande — chaque fin de semaine après le boulot.

Benjamin ne le sait pas encore, mais cette bière-là va changer sa vie.

Pub Mc Killian - St Rémy Pont Charmant - vendredi 25 octobre, 19h50

— Allez Benjamin, laisse moi payer la mienne.
— Non, vraiment c’est très gentil, Agnès, mais il faut que je file, il est presque huit heures et...
— Monsieur Courtois, dois-je vous rappeler quel jour nous sommes ? C’est mon anniversaire ! je vous demande de rester assis et d’accepter ma proposition, dit-elle en le retenant par la main. Les joues de Benjamin s’empourprent instantanément. Il jette un coup œil furtif à la bague de sa collègue. Elle est mariée, elle. Elle devrait déjà être rentrée. Il se sent mal à l’aise et retire prestement sa main.
Loïc, son collègue infirmier, se lève et pose une main sur l’épaule de Benjamin.
— Allez Benj, c ‘est vrai quoi, tu te sauves toujours après le premier verre, reste un peu quoi ! Regarde, le patron nous apporte justement la deuxième tournée. Allez, santé, profite, c’est le week-end et Agnès prend un tour de compteur, ça se fête !
À contrecœur, Benjamin se rassoit. Il jette un oeil à sa montre. Il va rater le JT. Et pourquoi il se permet de l’appeler « Benj » lui aussi ? Il déteste ce diminutif. Il a un prénom, non ? pense-t-il, en trinquant avec ses collègues, un sourire crispé à la bouche.

Il a chaud. Il ne saurait dire si c’est à cause du chauffage, de l’alcool ou le fait d’avoir ravaler sa colère. Peut-être un mélange des trois. Mais il a vraiment chaud. Il décide d’ôter son pull en laine. Il déteste faire ça, il a toujours l’impression d’être maladroit, mais il n’en peut plus.
Fatalement, la laine s’accroche dans les boutons de sa chemise et Benjamin se retrouve à moitié torse nu l’espace d’un instant.
— Ho ho, tu nous fais un strip-tease Benjamin !? lance Agnès en lui donnant un petit coup de coude dans les côtes. Je sais pas si c’était une bonne idée finalement cette bière !

Tandis que Loïc se marre, Benjamin réajuste sa chemise et ses cheveux avec ce même sourire crispé qui semble s’être figé sur son visage depuis quelques minutes.
— Pour ton anniversaire, offre-toi des gogo danseurs, réplique-t-il, pinçant.
— ça va, Benj, on te taquine. Et, cela dit en passant, tu pourrais très bien être l’un d’eux, dit-elle en faisant rouler ses yeux sur son torse.

— Je n’en crois pas un mot, mais c’est gentil, répond-t-il, gêné.

À côté d’eux, une bande de jeunes observent le trio en se marrant. Ça fait un petit moment que Benjamin les a remarqués. Quelque chose l’intrigue dans leurs regards. En fait, ces jeunes l’observent lui. Pourquoi ? Qu’est ce qu’ils ont à le regarder comme ça ?

La chaleur. Elle a envahi son corps. De l’extrémité de ses orteils à la pointe de ses cheveux. Il a l’impression de brûler de l’intérieur. Il se sent en colère. Très en colère. En colère contre Agnès, qui semble le draguer alors qu’elle est mariée à un type bien. En colère contre Loïc qui se marre encore et toujours avec des blagues à la con et qui se permet de l’appeler Benj. En colère contre ces petits morveux au comptoir qui ne cessent de le regarder en biais en souriant comme des couillons entre deux messes basses.

Mais surtout, en colère contre lui-même. Car il n’a pas respecté ses principes. Un verre pas plus. Il avait prévu de rentrer. De s’installer confortablement devant la télé. Mais non, le voilà ici à être la risée du pub. Il n’est pas à sa place ici.

— Je rentre, lâche-t-il soudainement en vidant son verre d’un trait.
Avant même que ses collègues n’aient le temps de réagir, il s’était déjà levé et se dirigeait vers la sortie. Dans sa précipitation, il ne voit pas la Converse droite vicieusement positionnée qui dépasse d’un tabouret. Il trébuche et s’étale par terre. Evidemment les jeunes se marrent. Pas Agnès. « Putain, mais vous êtes trop cons ! » lâche-t-elle en se précipitant vers Benjamin.

Allongé sur le sol du pub, il ne bouge pas. Il entend au loin des rires moqueurs. Mais il s’en fout. Il entend aussi la voix d’Agnès. Il est amoureux d’elle. Il s’en rend compte maintenant. Il aimerait lui répondre, mais il n’y arrive pas. C’est pas grave. Il est bien là où il est. La fraicheur du carrelage lui fait un bien fou. Il n’a plus chaud. Il a presque froid. En fait, il a terriblement froid. Il aimerait qu’elle le réchauffe. Il se met à rêver d’une étreinte douce, tellement douce, entre ses bras...

Trois mois plus tard

— Alors, comment va-t-il ?
Loïc est posté devant la machine à café du centre médical. L’automate lui délivre son double expresso fumant. Appuyée contre le mur, Agnès consulte un message qu’elle vient de recevoir. Elle sourie, le rose aux joues.
— Bien. Il fait des progrès jour après jour. Son médecin pense qu’il aura retrouver toutes ses facultés d’ici six à douze mois.
— Bon sang, quand j’y pense, une chute à la con quoi !
— Oui. Parfois on en meurt, tu sais ?
— Oui, je sais bien. Heureusement que lui s’en est sorti, pauvre vieux.
— Je crois même que c’est un mal pour un bien, rajoute Agnès les yeux perdus entre les feuilles de la plante verte du hall d’accueil.
— Je te demande pardon ? lance Loïc, incrédule.
Elle prend une profonde inspiration puis plante ses yeux dans les siens, avec un sourire intelligent et déterminé.
— Ce n’est plus le même homme. Cet accident l’a transformé. Et peu importe finalement comment on tombe. Ce qui compte, c’est la façon dont on se relève.

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