Chapitre 14

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 Lorsqu'il ouvre les yeux, Émilio sait déjà que quelque chose ne tourne pas rond. La lumière qui filtre en rais poussiéreux sur les côtés des rideaux est trop fière. Il roule sur lui-même pour atteindre le bord du lit, tend le bras et réveille son réveil. Onze heures, déjà... L'information achève son ascension nerveuse et redescend en violent influx. Il jaillit comme un diable hors des draps, les neurones effervescents. Une heure avant midi. Il a le temps, tout juste, de rejoindre l'hôtel avant le coup de fusil. Le jeune homme se précipite sur les premiers vêtements qu'il trouve, ceux de la veille, laissés en boule aux pieds du lit, et sort de la chambre puis de la demeure comme une balle. Ce matin, oublié le rituel du café. Pauvre César, pas d'au revoir, pas si son maître veut éviter un savon de la part de Catherine. Si la patronne pardonne les retards, elle digère moins bien les absences.

 Émilio salue Kokou, empressé, referme le portillon à clef, cherche dans une poche, se rend compte qu'il a oublié son téléphone portable à l'intérieur. Tant pis, chaque minute compte. Il hèle un zémidjan, se frotte le coin des yeux, s'ébouriffe les cheveux d'une main, grimpe sur la mobylette sans négocier le tarif et s'abstient des usuelles requêtes de respect du code de la route. Aujourd'hui, il est un client normal, et le chauffeur pourra conduire selon son bon vouloir, c'est-à-dire n'importe comment.

 Une fois arrivé, le jeune homme parvient à s'introduire dans les cuisines sans être repéré par Catherine. Il a l'estomac noué de faim, un début de migraine et une monumentale envie de fumer. Ses collègues l'accueillent à grands renforts de sourires entendus. Il y répond, affable, grogne un peu ensuite. Ce n'est pas la première fois que la mésaventure se produit, et tous savent qu'il ne faut pas trop taquiner l'Émilio sevré de café et de nicotine. On aura le temps de se moquer plus tard, le ballet des plats commence.

 — Tu étais en retard ce matin.
 La phrase est sortie de la bouche de Catherine sans doute ni acrimonie.
 — Oui, j'ai raté le réveil, désolé.
 Elle laisse échapper un petit rire et tire une bouffée de sa cigarette.
 — Tu veux que je t'avoue quelque chose ? Ça m'arrive aussi, parfois.
 La quinquagénaire ignore les orbites ahuries du jeune homme.
 — Tu sais, si j'insiste sur la ponctualité de tout le monde, c'est que je veux que tous embrassent pleinement ce concept. Pour fixer un cadre et des règles communes. Au fond, peu m'importe, tant que le travail est fait. Alors j'excuse les erreurs, de temps à autre, tant qu'elles restent... ponctuelles.
 Elle se rend compte qu'elle vient de faire un jeu de mots, et dévoile d'un sourire joyeux ses dents jaunies.
 — Cela étant dit, c'est la deuxième fois depuis janvier pour toi. Essaie de faire plus attention, le rabroue-t-elle avec bienveillance. Quand je te disais de te reposer, je ne plaisantais pas.
 — Je sais, je...
 Les sourcils de Catherine se froncent imperceptiblement, un bref instant. Elle agite le doigt en signe de négation pour l'interrompre.
 — Bon, compte tenu de ta mésaventure d'hier, je suppose que je ne peux pas être beaucoup plus sévère que ça... Tu es sûr que ça va ? Tu sais que tu peux m'en parler, si tu veux. Je suis votre patronne, mais je considère chacun de mes employés comme un ami. Cet endroit ne tourne que si vous êtes là. Toute seule, je ne peux rien. Il faut que je vous garde en bonne santé, ajoute-t-elle en lançant une main en forme de bouée de sauvetage sur l'épaule d'Émilio.
 Le jeune homme hoche calmement la tête, pioche quelques arachides dans le ramequin, et répond :
 — Je t'assure que tout va bien, merci.


 La journée de travail s'achève d'une façon très conventionnelle. Émilio salue ses collègues et retrouve son chauffeur qui l'attend sur le parking.
 — Bonsoir, Jérémie.
 — Bonsoir, mon ami ! Et la journée ?
 Le Togolais sait qu'il s'est passé quelque chose, puisqu'il n'a pas été appelé pour la course du soleil levant. Mais quel besoin de l'informer du désastre matinal ? Il s'en moque et ne sera pas rancunier. Émilio préfère la ritournelle.
 — Bonne, et la tienne ?
 — Très bonne ? Alors, on va où ?
 — À la maison, soupire le cuisinier, soulagé.

 Dès qu'il est sorti du taxi, Émilio remarque le portillon entrouvert et la serrure défoncée. Étrange, ce silence derrière le mur. D'habitude, à cette heure, César est déjà en train de peaufiner à grands aboiements les derniers préparatifs de la fête qu'il lui réserve. Une vague appréhension le saisit. Il a été cambriolé, sans aucun doute. Il lui faut un moyen d'appeler la police, et il fait immédiatement signe à Jérémie d'attendre. Puis il avance d'un pas prudent vers la porte, pousse du bout des doigts le battant, de peur de le toucher, et entre dans le jardin.

 Quelques secondes plus tard, il referme le portillon et sort du jardin à reculons. Il se tourne et avance vers Jérémie d'une démarche hachée de somnambule. Son reflet dans la vitre du taxi a les épaules basses et le regard hanté de l'insomniaque chronique. Émilio demande au chauffeur son téléphone en un murmure. Il le récupère et commence à composer un numéro, les doigts agités de trémolos, appuie sur le pictogramme du combiné rouge, pousse un bref soupir, recommence à pianoter, jure par devers lui à voix basse en effaçant la nouvelle tentative. Il réessaie, plus lentement, prenant le temps de réfléchir, perd son sang-froid et écrase un pouce rageur sur l'écran tactile.
 — Mon ami, ça va bien ?
 Le cuisinier ne répond pas, livide et immobile, une main dans les cheveux. Il sursaute, assailli d'une idée, donne à l'électronique treize chiffres à digérer, porte le boîtier à son oreille, et tourne la tête vers les cieux, la nuque tendue. Les secondes s'écoulent, nerveuses. Émilio entend les bips sonores du numéro, puis l'agonisante cavalcade des octets traversant l'atmosphère pour s'accrocher à une antenne, rebondir vers l'espace, ricocher sur un satellite et chuter vers la terre à la recherche d'un destinataire. Bientôt, une voix résonne dans le combiné. Il se met à lui parler en syllabes chevrotantes, incapable de se contrôler.

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