Chapitre 9

16 minutes de lecture

  Page est assise devant un cappuccino noisette à peine entamé, les coudes sur le bureau, les mains sur les tempes et les épaules affaissées. L'appel à témoin a été lancé dès le jeudi matin, pendant qu'elle et son adjoint inspectaient les bandes magnétiques de surveillance, en vain. Agacée par le peu d'éléments concrets dont ils disposaient et persuadée d'avoir manqué quelque chose, Page a passé son week-end au commissariat pour relire les témoignages et revoir les images. Sept jours après la disparition de Marion, elle est épuisée, mais surtout paniquée. Dans ce genre d'affaire, les premières heures sont cruciales et elle ne peut s'empêcher de calculer... Cent soixante huit heures sans le moindre indice. L'interrogatoire des proches n'a rien donné, le comportement du petit ami n'a pas montré d'anomalie, la piste des caméras a fait long feu et l'appel à témoin a eu des résultats aussi enrichissants qu'un épisode de télé-réalité médiocre. Le lieutenant a assez d'expérience pour en déduire deux choses. Premièrement, l'enlèvement est plus que probable. Deuxièmement, si elle retrouve Marion, il y a de grandes chances que ce soit en petits bouts. En pensant à certaines affaires emblématiques, elle va jusqu'à se demander si cela ne vaudrait pas mieux que de la ramener à ses parents « vivante ». Elle se projette, envisage sans arrêt les pires horreurs, se rappelle sa propre adolescence, s'imagine dans la peau de la petite. Elle en a la chair de poule.

 À l'âge de Marion, elle voulait être archéologue, ou journaliste. Elle se débrouillait bien en histoire et en géographie, et avait même entamé une année universitaire dans ce domaine. Les choses s'étaient mal passées. Son compagnon de l'époque l'avait éloignée de sa famille et de ses amis, petit à petit, sans qu'elle ne s'en rende compte. Il l'avait trompée, était devenu violent. Elle était partie, seule et déprimée, avait complètement arrêté de travailler, raté les partiels, quitté la faculté. Il lui avait fallu du temps pour remonter la pente. Un an pour émerger de la torpeur et renouer avec sa famille, deux de plus pour se reconstruire un projet de vie à partir de lectures, d'études, d'émissions télévisées et surtout de son vécu. Elle voulait agir pour empêcher les hommes violents de nuire et avait choisi de rejoindre les rangs de la police. Page avait donc repris des études, un cursus de quatre ans de droit pénal, puis passé le concours de l'École nationale supérieure des officiers de police. Une fois admise, elle avait suivi une formation de dix-huit mois conclue par un stage avant d'être titularisée. Voilà quatre ans qu'elle officiait en tant que lieutenant de police. Si le quotidien s'était avéré assez fade, elle avait eu l'occasion de travailler sur quelques affaires de violences conjugales, mais la faiblesse des peines infligées aux coupables l'avait laissée pleine d'amertume.

 Pour Page, l'affaire Durand représente une véritable opportunité. Une chance de démontrer sa valeur, de se prouver qu'elle peut être utile, vraiment, qu'elle peut aider les gens autrement qu'en descendant des cafés crème et les chats des tilleuls. Là, il ne s'agit plus de remplir un questionnaire gentillet... C'est la vie d'une enfant qui est en jeu. En sus, elle a l'impression que le commissaire Élie Cohen la scrute depuis vendredi, attendant qu'elle trébuche pour la faire tomber, la reléguer dans un placard sombre et administratif. Bien qu'il soit son supérieur direct, elle le croise assez rarement. Il ne se mêle pas à ses subordonnés et reste cloîtré dans son bureau extravagant. Et vendredi, voilà qu'il sort de sa tanière et vient la voir, pour lui demander de le prévenir immédiatement de toute avancée de l'enquête... Tout cela ne dit rien qui vaille à Page. Elle s'est persuadée que, si elle commet le moindre faux pas, elle peut dire adieu à son travail en plus d'avoir une mort sur la conscience. C'est pour cela qu'elle est prostrée, crispée, frustrée, en ce lundi matin. Alors le timbre viril de Gabriel la fait sursauter.

 — Lieutenant Page ?
 L'agent Domino lui adresse un sourire compatissant du haut de son double menton. Il a dans la main gauche un bloc-notes. Le lieutenant sort de sa stupeur.
 — Bonjour Gabriel, comment vas-tu ?
 — Comme un lundi. Et vous, je devine que c'est pire.
 — Tu sais que je déteste cette expression... J'aimerais seulement avoir un commencement de piste, quelque chose...
 À ces mots, Page voit les sourcils broussailleux de Gabriel se hausser, les commissures de ses lèvres se plisser et un brin de malice l'animer.
 — Justement, j'ai du nouveau.
Page se catapulte hors du siège, cheveux virevoltants, yeux fous, envoyant voltiger du coude son gobelet dans le même mouvement. Elle n'accorde pas un regard à la tache marron qui s'étend sur le revêtement imperméable du bureau.
 — Qu'y a-t-il ?
 L'agent Domino fait un petit pas en arrière, un peu effrayé par ce violent regain d'énergie.
 — On a reçu un appel anonyme au standard. Numéro masqué. Un homme, je pense. Difficile à dire parce qu'il utilisait clairement un modificateur de voix.
 — Et ?
 — Il nous contactait rapport à l'appel à témoin.
 — Alors ? Accouche !
 — Il a seulement donné une suite de lettres et de chiffres. U206CD2109.
 — C'est tout ?
 — C'est tout.
 Page recule d'un pas et arrache un cri à sa chaise de bureau en se laissant lourdement choir dessus.
 — C'est une blague, pas vrai ?
 L'espérance en elle est soufflée et des cendres jaillit une colère noire dont elle lâche la bride.
 — Putain ! On parle de la vie d'une gamine, là ! Ses amis, ses parents... Personne ne fait attention à elle... Et il reste encore des connards pour faire des canulars téléphoniques sur un appel à témoin ! Si on en est là, c'est foutu ! L'humanité est perdue ! Merde, ça me fout en rogne, ce genre de conneries...
 La jeune femme jette un regard vers Domino. Seul un mince sourire ironique lui répond.
 — C'est bon, lieutenant, vous avez fini ?
 Elle écarquille les yeux. Gabriel se moque d'elle, gentiment mais ouvertement. Stupéfaite, elle éclate de rire, suivie de près par son collègue.

 Une fois que les dernières gouttes d'hilarité se sont écoulées, la discussion reprend un tour sérieux.
 — Bon, désolée de m'être emportée. Allez, dis-moi ce que tu sais.
 — Ce n'est rien, lieutenant, ça fait du bien de temps en temps. Je sais ce qu'est ce code.
 L'agent balaye du regard son bloc notes pour se souvenir de la séquence.
 — U206CD2109. C'est une plaque, lieutenant Page. Un numéro d'immatriculation diplomatique.
 Page attrape une feuille de papier brouillon sur son bureau, l'étale devant elle à un endroit épargné par le café, y applique un stylo et griffonne la suite de caractères alphanumériques en toute hâte.
 — Tu as raison... U206CD2109 ! C'est bien ça ! Oh, Gabriel tu nous sauves la vie !
 Prise d'un soudain transport, la jeune femme se jette au cou de son subordonné et le serre dans ses bras avec enthousiasme.
 — On pourrait presque dire que je suis votre ange gardien aujourd'hui, déclare-t-il en rougissant.
 Le lieutenant pouffe.
 — Bien joué, très spirituel ! Bon, au boulot. Fais passer le message à tous les services qu'on cherche le véhicule ayant la plaque minéralogique U206CD2109. Je vais regarder les vidéos et je propose que tu retournes voir M. Campion pour voir si ça éveille un souvenir chez lui. En parallèle, je vais m'occuper de chercher le conducteur et informer le commissaire qu'on a enfin du nouveau !

 En début d'après-midi, Page toque à la porte du bureau de son supérieur. Sous tension, elle se passe nerveusement la main dans les cheveux. Un « Entrez ! » étouffé résonne de l'autre côté. En avançant, elle a l'impression de quitter le commissariat et d'entrer chez quelqu'un. Tout est décoré en nuances de brun et noir, rehaussé d'une pointe d'ocre rouge. Un tapis synthétique épais imitation fourrure mène à un bureau massif en bois d'olivier verni dont les stries forment d'élégantes arabesques obscures. Le meuble est flanqué de deux grandes étagères symétriques où s'alignent des dossiers. Dans la pièce assombrie par des rideaux chocolat, une petite lampe dotée d'un abat-jour brodé de dorures diffuse un halo orangé. À côté de celle-ci, les deux éléphants d'un serre-livres d'ébène gardent jalousement quelques ouvrages anciens. Le lieutenant reconnaît le Quatre-Vingt-Treize de Victor Hugo avant que la voix chaude du commissaire ne retentisse.
 — Asseyez-vous, lieutenant, je vous en prie.
 L'homme, installé dans un confortable fauteuil de cuir taupe, lui désigne la place réservée aux invités. Une simple chaise en bois, sombre pour ne pas dépareiller. La jeune femme s'installe, se demandant pour la énième fois si ce choix est un moyen pour son supérieur de rappeler sa position aux visiteurs. L'occupant du siège face à elle ouvre une boîte noire pyrogravée de caractères chinois vermillon et en tire sa pipe électronique. Il porte l'embout à ses lèvres, un grésillement retentit, et de sa bouche s'échappent bientôt des volutes blanches.

 Cette décoration tapageuse, le fait de vapoter dans les locaux, tout cela est interdit, bien entendu. Mais, et c'est pour cette raison que Page le craint et évite autant que faire se peut d'avoir affaire à lui, personne n'ose jamais rien dire au commissaire. La réputation d'Élie Cohen le précède. Jeune quinquagénaire aux cheveux poivre et sel, il a obtenu son grade après avoir démantelé seul un réseau pédophile d'envergure nationale caché dans les hautes sphères de la société. Plusieurs grands noms de l'industrie, de la finance et de la politique sont tombés dans l'affaire. Malgré son âge, le maître des lieux a conservé la prestance et le physique athlétique de sa jeunesse. Il a les épaules larges et carrées, et Page devine aisément une musculature sèche dessinée sous la chemise blanche. Il a le teint hâlé, souvenir d'une enfance sous des latitudes plus clémentes, et un visage des plus expressifs, la ride du lion inquiète et les pattes d'oie rieuses. Ses deux globes oculaires brillants d'intelligence, nichés de part et d'autre d'un nez droit et sous des sourcils étrangement mobiles, furètent sans arrêt en quête d'informations. Est-ce à cause de son charme ou de ses exploits d'antan qu'on lui passe toutes ses excentricités ? La jeune femme n'en sait rien, mais préfère ne pas s'en mêler.

 — Vous vouliez me voir ?
 — Oui, commissaire.
 L'homme lui lance une œillade perçante et attend qu'elle s'explique.
 — Nous avons du nouveau dans l'affaire Marion Durand.
 Son interlocuteur arbore un sourire affable.
 — Ah ! Très bien ! Je commençais à m'inquiéter pour vous. Vous n'aviez pas l'air dans votre assiette vendredi. Dites m'en plus.
 Un peu surprise par la réaction de l'homme, Page s'exécute.
 — Un témoin anonyme nous a orienté sur la piste d'un véhicule du corps diplomatique américain en France.
 — C'est assez ténu...
 — Oui, je sais, monsieur.
 — ...mais si vous êtes venue me trouver, j'imagine que vous avez d'autres éléments pour appuyer ce témoignage.
 — Effectivement. Gabriel Domino est retourné interroger Bernard Campion, le professeur de judo de Marion. Il a confirmé avoir vu un véhicule avec une plaque verte stationné à proximité du gymnase ces dernières semaines. Quant à moi, j'ai visionné une troisième fois la vidéosurveillance et relevé à plusieurs reprises le passage d'une voiture dont la plaque se termine par les mêmes caractères.
 Élie Cohen observe un instant de mutisme et, collé au fond de son fauteuil, en profite pour extraire une nouvelle bouffée de sa pipe.
 — C'est un faisceau d'indices assez restreint, déclare-t-il enfin d'un ton calme. Bien entendu, vous connaissez les ressorts de l'immunité diplomatique ?
 — Oui, monsieur.
 — Donc vous savez qu'il y a de fortes chances que votre travail ne débouche sur rien de concret, n'est-ce pas ?
 — Je sais.
 — Alors si vous voulez vraiment y aller, je vous suis. Je m'occuperai de passer quelques coups de fil, pour qu'on vous laisse le champ libre côté ambassade, si besoin.
 Le visage du commissaire se plisse et traverse le rideau de fumée blanche tout juste exhalé lorsqu'il se penche en direction de Page.
 — Vous avez l'air étonnée, lieutenant.
 — C'est à dire que... Je pensais que vous seriez plus difficile à convaincre. L'affaire pourrait remonter assez haut...
 Élie Cohen l'interrompt avec un éclat de rire.
 — Vous connaissez mon curriculum, n'est-ce pas ? Vous pensez que j'ai peur d'impliquer les gens respectables ?
 — Non, monsieur, fait la jeune femme surprise et intimidée par le sourire immaculé de son interlocuteur.
 — Je vous sens un peu gênée. Par mon attitude, peut-être, ou par les rumeurs qui courent certainement sur moi dans les couloirs... Laissez-moi vous expliquer comment je fonctionne. Je m'entoure de gens que j'estime a priori compétents et je leur laisse le droit à l'erreur et l'opportunité de la corriger. Un joker en quelque sorte. Tant qu'ils sont sous mes ordres, je soutiens tous les membres de mon unité, quelle que soit l'affaire. Je n'interviens pas dans leurs enquêtes car je sais qu'ils sont capables. Je suis simplement là pour faciliter les choses. Ou intervenir s'il y a un problème, évidemment. Si vous êtes encore ici, lieutenant Page, c'est que vous l'êtes, vous aussi. Alors ôtez-moi cet air ahuri de votre visage et allez interpeler cet individu !

  La jeune femme avait pensé que l'excentrique commissaire n'oserait pas les suivre dans cette affaire, vu la fragilité des indices et la profession présumée du suspect. L'expression franche de Cohen et la confiance totale qu'il lui a accordée la font se sentir un peu ridicule, après coup. Assurée du soutien hiérarchique, elle sort regonflée à bloc de l'entretien.

 Une heure plus tard, Page se précipite fébrile dans le bureau de Gabriel. Celui-ci est à son poste, en train de rédiger une version informatique des avancées de l'enquête. Il arrête immédiatement de pianoter sur le clavier lorsqu'il remarque l'expression triomphale de la jeune femme.
 — J'ai eu l'ambassade. Le véhicule appartient à un certain James Douglas. Et j'ai une adresse ! Je vais lui rendre une petite visite. Tu m'accompagnes ?
 — Avec plaisir !
 — Pas de retour concernant la localisation du véhicule ?
 — Non, malheureusement.
 — Je m'y attendais. C'est trop tôt. On le trouvera peut-être là-bas, qui sait ?

 La boîte aux lettres encastrée dans un portail en panneaux de bois indique « Douglas, n° 51 ». Les mots, inscrits au feutre sur la façade métallique, sont difficilement lisibles, rincés par la pluie. Le portail s'étend entre deux piliers blancs marquant l'entrée d'une cour pavée. Celle-ci sépare deux murs. Celui de droite est presque partout tapissé de lierre. Là où la végétation a lâché prise, il arbore un revêtement grisâtre délabré qui dévoile une structure en briques irrégulières assemblées par un mortier calcaire en train de s'effriter. Celui de gauche, crépi d'une couleur crème et percé d'une porte et de deux rangées de fenêtres, a l'air d'être la façade du domicile Douglas.

 Le lieutenant Page actionne la sonnette. Après une minute d'attente, l'agent Domino remarque :
 — Les volets ont l'air d'avoir été lasurés récemment. Par contre, ils sont tous fermés. Je crois qu'il n'y a personne, lieutenant.
 — Je réessaie, répond la jeune femme avec un grognement.
 Pendant qu'elle attend, Gabriel s'éloigne sur le trottoir. Il va jusqu'au bout de la rue et revient sur ses pas.
 — La voiture qu'on cherche n'est pas là, annonce-t-il.
 — Et le bonhomme non plus, apparemment.
 — On fait quoi, lieutenant ?
 Page réfléchit quelques secondes, puis déclare d'un ton ferme :
 — On entre !
 — Ça ne risque pas de poser problème, sans mandat ? Le témoignage était peut-être une plaisanterie, après tout...
 — On enquête sur la disparition d'une jeune femme dont la vie pourrait être en danger. Un faisceau d'indices concordants nous conduit à penser qu'elle pourrait être retenue ici. Nous avons donc le droit, et même le devoir, de pénétrer le domicile de M. Douglas en son absence. Voilà la version officielle, Gabriel. Si on se plante, j'assumerai et je m'arrangerai avec le commissaire Cohen. Je lui dirai que j'utilise mon joker.
 — Comme vous voulez, lieutenant...
 Le ton de l'agent exprime son doute et son visage un peu d'anxiété. Les deux policiers enfilent des gants, puis approchent du portail et l'inspectent à la recherche de prises pour escalader.

 L'entrée de la maison est située au milieu de la façade, en haut de quatre marches en béton brut surmontées d'une marquise. La porte est constituée d'un cadre en bois massif soutenant un large pan de verre dépoli. Page et Domino se regardent, dubitatifs. Difficile de forcer l'accès sans l'aide d'un serrurier. L'officier désigne à l'agent un petit escalier maçonné qui descend sous le niveau du sol à quelques mètres de là. Gabriel paraît l'ignorer et toque. Au regard interrogatif de sa supérieure, il répond sans grande conviction :
 — Peut-être que la sonnette est en panne ?
 Après un nouveau temps d'attente, les deux policiers concluent que la maison est assurément vide. Ils descendent les marches aperçues plus tôt. Face à eux se trouve une nouvelle porte, plus fine néanmoins, et en moins bon état. Elle remue un peu lorsqu'ils tirent la poignée.

 Il ne faut aux policiers qu'une quinzaine de coups de bottes déterminés pour faire céder la serrure. Ils débouchent dans une petite pièce maquillée jusqu'à mi-hauteur de carrelage blanc et fardée de peinture orange. Grâce à la lumière du dehors, ils dénichent rapidement l'interrupteur. La salle renferme un congélateur ronflant, et un petit meuble chargé de chaussures usagées borde l'accès au reste de la cave. Celui-ci est une simple arche de béton, sans fioriture. En passant dessous, Page et Domino arrivent dans une sorte d'atelier garni d'étagères où s'entassent marteaux, clefs à six pans, tournevis, pinces, clous, tenailles et pots de peinture. Instinctivement, le lieutenant et son adjoint se sont mis à avancer précautionneusement, comme s'ils craignaient de ranger le désordre établi. Le silence règne, et ils ne veulent à aucun prix remettre en question son autorité. Il fait un peu plus froid que dehors, beaucoup plus humide, et une odeur minérale sèche plane.

 La pièce suivante est plongée dans la pénombre de ses ampoules grillées. Seuls trois soupiraux l'éclairent de rais de lumière diffus. Les forces de l'ordre se dirigent vers la droite, passent devant des malles métalliques remplies à ras bord de livres et atteignent le bas de l'escalier menant au reste du domicile. Page, arrivée en haut la première, marque un temps d'arrêt, prend une grande inspiration, tourne la poignée et pousse le battant de la porte qui s'ouvre en grinçant.

 Ils débouchent dans la cuisine. Celle-ci ressemble à toutes celles de son espèce ; les policiers ne s'y attardent pas. Ils remarquent cependant des toiles d'araignées tissées entre les plaques de la gazinière. Le four micro-ondes en est quant à lui dépourvu, et il a encore dans l'estomac une assiette à moitié pleine. Domino ouvre le réfrigérateur, par curiosité. Une épaisse couche de glace s'est formée sur le fond de l'appareil. Une bouteille de lait ouverte y traîne. Des courgettes moisissent paisiblement dans le bac à légumes.
 — Ferme ça ! Ça empeste !
 Un effluve de putréfaction s'est répandu dans la pièce. Quand Gabriel s'exécute, deux blattes au ventre rebondi détalent de sous le réfrigérateur sans demander leur reste. L'homme fronce les sourcils de dégoût et suit sa collègue à travers le hall.

 Ils arrivent enfin dans le séjour, divisé en deux parties dont l'une, où trône une table entourée de chaises, fait office de salle à manger quand l'autre, garnie de deux fauteuils et d'un divan orientés vers un large écran plat, est indubitablement le salon. Dès l'entrée, Page est saisie à la gorge par une âcre odeur de tabac froid. Un cendrier débordant de mégots consumés jusqu'au filtre est posé au milieu de la table. Un autre sur le vaisselier à droite de la porte et un troisième à côté de la télévision. Actionner l'interrupteur n'amène guère de lumière. Le filament de l'ampoule sous-dimensionnée est éreinté. L'endroit est sale. Des taches de café maculent le sol et une tasse à moitié remplie traîne en équilibre précaire sur le canapé. Page frotte en grimaçant le meuble le plus proche du bout de l'index. La quantité de poussière accumulée lui rappelle le grenier de ses parents. Soudain, Gabriel éternue, et l'officier sursaute, effrayée.
 — Désolé, lieutenant. Ça me gratte la gorge...
 Plus loin, aux pieds d'un fauteuil, les policiers trouvent des dizaines de feuilles de papier typographiées, laissées en désordre à côté d'emballages de chips éventrés. Près de l'écran se trouve encore une assiette remplie de résidus de pâtes couverts de mouches affamées.
 — Visiblement, c'est abandonné, intervient l'agent Domino, d'une voix qui résonne bizarrement dans le renfermé.
 — Oui et non. Il y a beaucoup de poussière, mais... Le micro-ondes n'avait pas de toiles d'araignées, et regarde ces papiers. On dirait qu'ils ont été jetés là récemment.
 Gabriel se penche et ramasse un feuillet.
 — C'est vrai. C'est signé et daté d'il y a quatre jours. Page embrasse la pièce du regard, le nez froncé.
 — C'est une vraie porcherie ici. Qui peut habiter dans un endroit pareil ? demande-t-elle. Allons voir l'étage rapidement, puis commençons à fouiller.

 — Gabriel ! Viens voir !
 Le lieutenant attend que son compagnon grimpe les marches, puis lui tend une petite boîte en aluminium. L'agent s'empare de l'objet et l'ouvre.
 — Qu'est-ce que c'est que ça ?
 — Ce sont des cheveux.
 — Merci, lieutenant, je n'avais pas compris, rétorque l'homme d'un ton dégoulinant d'ironie. C'est glauque...
 — Oui, et les cheveux sont blonds... On tient peut-être quelque chose. Quelle heure est-il ?
 Gabriel jette un regard à sa montre.
 — Dix-sept heures.
 — Parfait, continue à faire le tour, j'appelle Cohen pour qu'il nous envoie l'OPJ, qu'on puisse embarquer ça, décrète Page. Et ça aussi, ajoute-t-elle en désignant une pile de vêtements sales jetés pêle-mêle sur le sol. On devrait trouver assez d'ADN là-dedans pour recréer notre suspect dans une éprouvette...
 — J'ai fait le tour des papiers, en bas. Ce James Douglas habite seul. Du moins, rien n'indique le contraire.
 — Très bien, un élément de plus. Continuons à fouiller, tout ça ne me dit rien qui vaille.

Annotations

Vous aimez lire Nicolas Leighton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0