Chapitre 3

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 — Lieutenant Page ?
 — Qu'y a-t-il ?
  L'officier de police pivote sur son siège de bureau. Face à elle, l'agent Gabriel Domino, engoncé dans son uniforme, l'embonpoint saillant, lui tend une fiche. Il a les yeux fatigués, de profondes rides sur les côtés du nez, les bajoues découragées, les cheveux blancs gominés et la lippe peu enthousiaste du fonctionnaire usé.
 — Une disparition. Marion Durand, dix-sept ans, lycéenne. Les parents viennent d'appeler.
 Page s'empare de la feuille de papier préremplie, la survole du regard, soupire.
 — Merci Gabriel. Pourrais-tu les prévenir que je passerai dans la matinée ?
 L'agent opine du chef, puis s'éclipse. Page défait l'élastique liant ses cheveux, le rajuste, s'étire et se lève, direction la machine à café. Ces quelques pas font un bien fou à ses longues jambes courbaturées. La veille, comme tous les lundis, elle a couru une heure pour s'entretenir. Sa hantise est de finir comme Gabriel, gras et désabusé, alors elle fait ce qu'il faut pour rester en forme. À trente-trois ans, elle a encore l'ambition de gravir les échelons de la hiérarchie. Elle est aimable avec ses collègues et accomplit consciencieusement son travail, mais dans une ville aussi tranquille, difficile de dégoter une affaire digne de ce nom. Et le nouveau dossier transmis par Gabriel ne fait pas exception. Au niveau national, près de quatre-vingts pour cent des disparitions sont des fugues. Le cas Marion Durand fera encore grimper la moyenne... Page se sert un cappuccino noisette, retourne se visser à son siège, et reprend la rédaction de ses rapports.

 Le domicile des Durand est situé dans une rue obscurcie de marronniers. Un muret blanc délimite le jardinet qui encadre le chemin de dalles menant au seuil. Deux massifs d'hortensias se regardent en chiens de faïence de part et d'autre de l'allée. À droite du portillon où le lieutenant actionne le carillon, le garage avance vers la rue son volet roulant. La maison est peinte de blanc et a les murs lisses, dépourvus de meulière, donc assez récente. L'ensemble est plutôt coquet.

 Quelques secondes passent. Le battant de l'entrée grince, pivote sur ses gonds, et un petit homme joufflu se précipite vers Page. Celle-ci détecte un éclair de surprise dans son regard et sourit. Dans cette société patriarcale, beaucoup sont encore étonnés de découvrir que leur inspecteur de police est une femme. D'autant qu'elle en impose, avec sa grande taille, sa posture droite, le chignon sévère et bien entendu l'uniforme toujours impeccable. L'hôte chauve et ventripotent a la lèvre ornée d'une fine moustache et les yeux qui roulent dans les orbites. Il ouvre le portillon et se campe devant la jeune femme.
 — Bonjour. Monsieur Durand, je présume ?
 — Oui, en effet. Bonjour, madame...
 — Lieutenant Page.
 — Enchanté, lieutenant. Vous venez pour Marion ?
 L'officier hausse les sourcils devant l'incongruité de la question, puis hoche la tête.
 — Entrez, entrez, nous avons préparé du café.
 Durand referme derrière elle et la guide avec empressement à l'intérieur.

 Le séjour est décoré d'objets d'art africain, les fenêtres sont larges, les rideaux ocre. Le parquet récemment ciré grince légèrement. La température ambiante est suffisamment élevée pour pousser Page à retirer sa veste. Elle avise dans un coin de la pièce une belle cheminée ornée de dorures, sur laquelle reposent plusieurs cadres où sont exposées des photographies de la famille. Les parents et deux filles. Le lieutenant attire l'attention de son hôte et lui désigne l'un des clichés.
 — Laquelle est Marion ?
 — La plus jeune, ici, répond le père en pointant l'une des enfants de l'index.
 Les Durand sont cadrés en pied, devant leur maison, foulant l'herbe juste à côté de l'un des massifs floraux. Marion est une adolescente de petite taille aux longs cheveux couleur miel et aux formes affirmées. Sur chacune des photos, elle semble radieuse et dévoile une magnifique rangée de dents blanches.
 — Lieutenant ?
 M. Durand extirpe l'officier de son observation. Son épouse vient d'entrer dans le salon. On fait asseoir Page dans un large fauteuil de cuir brun et on lui apporte une grande tasse de café. Les Durand prennent place sur le sofa, en face d'elle, derrière la table basse. Tandis que monsieur est penché en avant, coudes sur les genoux, les ailes du nez frémissantes d'impatience, madame reste en retrait, le dos collé au dossier et les bras le long du corps. Elle donne l'impression de vouloir laisser son mari mener la discussion et affecte un air détaché, mais les ridules d'inquiétude de son front sont assez explicites.

 Page boit une gorgée par politesse avant de débuter l'interrogatoire.
 — Vous avez appelé le commissariat de police ce matin à huit heures pour signaler la disparition de votre fille. Pourriez-vous m'en dire plus ?
 Mme Durand fait un signe de tête vers son mari. Celui-ci déclare :
 — Ça a commencé hier soir. Marion n'est pas rentrée du lycée. Bon, ça lui arrive souvent de sortir avec des amis jusqu'à tard le soir. Nous lui laissons beaucoup de liberté de ce côté-là.
 — Vous savez, c'est à son âge qu'on se fait ses premiers vrais amis, croit bon de devoir ajouter l'épouse.
 — C'est vrai, approuve le mari. Il faut qu'elle fasse ses propres expériences, et qu'elle sente que nous lui faisons confiance pour être responsable. Après tout, elle est bientôt adulte, et...
  — Excusez-moi, intervient Page pour recadrer la conversation, si je comprends bien, vous ne vous êtes pas inquiétés hier soir, parce que Marion a l'habitude de rentrer tard, c'est bien ça ?
 — Oui, reprend le père. Mais elle n'est pas rentrée dans la nuit, ce qui est inhabituel, et le proviseur a appelé ce matin pour signaler son absence. Nous avons contacté tous ses amis, enfin, ceux dont nous avons le numéro, mais aucun n'a pu nous renseigner. Nous avons jugé plus prudent de prévenir la police.
 — Vous avez bien fait, les rassure le lieutenant. Vous savez, le plus probable est qu'il s'agisse d'une fugue...
 La jeune femme sent le couple de quinquagénaires se raidir.
 — … ou tout simplement un coup de foudre. Cela m'est arrivé, vous savez, à son âge, de voir mon amoureux en secret pendant quelques jours, ajoute-t-elle pour les tranquilliser.
 — Mais... commence Mme Durand.
 — Tout ça pour dire que je comprends votre inquiétude, mais qu'il y a de grandes chances qu'elle revienne dans les quarante-huit heures. Je vous propose de me rappeler demain soir ou jeudi matin pour me donner des nouvelles. En attendant, je vais vous demander de me fournir toutes les coordonnées possibles, de ses amis, professeurs, camarades de classe, tout ce que vous pourrez me donner. Nous pourrons ainsi ouvrir l'enquête et débuter les investigations.

 Le lieutenant sort de la poche arrière de son pantalon un petit carnet et note diligemment les éléments transmis par les Durand, en émettant de petits murmures approbatifs :
 — Sa meilleure amie, Marie Grenier... Oui, je prends le numéro... Max, le délégué de classe... Hum... Maxime ou Maxence ? Un nom de famille ? Vous ne savez pas ? Juste Max alors... Romain Lebrun, un copain... Oui, c'est noté... M. Grenier, professeur d'histoire, professeur principal... D'accord... Attendez, y a-t-il un lien de parenté entre... Ah, c'est sa fille ? D'accord... Bernard Campion, entraîneur de judo... Hmm... Très bien, je pense que ça suffira pour l'instant. Je vais vous laisser. Merci de votre accueil. Je vous assure que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. Oui. Mais de rien, j'attends votre appel.

 — Hier soir ? Laissez-moi y réfléchir une seconde.
 M. Grenier, professeur principal de la classe de terminale fréquentée par Marion, est un quadragénaire fringant, aux tempes grisonnantes. Rasé de près, de petites lunettes rectangulaires sur le nez, il sourit d'un air embarrassé tandis qu'un de ses sourcils demeure froncé, signe de réflexion. Le proviseur étant absent pour la journée, Page s'est directement présentée à l'enseignant, pour ne pas perdre de temps.
 — Non, écoutez, je ne suis pas sorti du lycée tout de suite après les cours. Je suis repassé par la salle des professeurs corriger des copies.
 — Que pouvez-vous me dire à propos de Marion ?
 — Pas grand-chose. C'est une élève moyenne mais appliquée. Très amie de ma fille. Elle est parfois un peu dissipée en classe, mais toujours agréable. Elle me donne l'impression d'une fille sans histoire.
 Page acquiesce, puis demande :
 — Croyez-vous à l'hypothèse d'une fugue ?
 Nouveau froncement de sourcil, accompagné d'un rictus gêné.
 — Rien n'est impossible, mais je dirais que non. Elle n'a jamais paru en souffrance, comme on dit. Vous devriez demander à ma fille, qui la connaît mieux que moi.
 Page grimace. Le professeur ne lui a guère fourni d'informations. Manifestement, Marion est une adolescente sans histoires. Ce qui l'amène à croire davantage à son idée de virée amoureuse, ou autre escapade festive secrète. Elle-même, se souvient-elle, en avait fait baver à ses parents jadis.
 — Avez-vous cours avec la classe de Marion aujourd'hui ?
 — Oui, de quinze heures à dix-sept heures. Pourquoi ?
 — J'aimerais que vous les préveniez de ma présence. Je voudrais leur poser des questions. Pourriez-vous m'aider à trouver une salle vide, puis me les envoyer un par un ? Dans l'ordre que vous voudrez, alphabétique par exemple. Désolée d'avance de déranger votre leçon.
 — Mais ce n'est rien, voyons ! Je m'occupe de tout. Si cela peut vous aider à retrouver Marion...

  Le premier élève entre dans la salle. Il est assez petit, brun, a le visage grêlé d'acné, les cheveux frisés coupés assez court et une petite cicatrice à la tempe. Il s'assied sur la chaise désignée par Page en face d'elle.
 — Alvarez Maximilien, c'est bien ça ?
 — Ouais.
 Il garde les bras croisés sur la poitrine et ne la regarde pas dans les yeux.
 — Maximilien, ça n'est pas très commun, entame la jeune femme pour essayer de le mettre à l'aise.
 — Non, en effet.
 La partie s'annonce difficile. Page mordille le capuchon de son stylo nerveusement.
 — Tu sais pourquoi je t'interroge ?
 — Ouais, Marion a disparu.
 — Et est ce que tu aurais quelque chose à me dire à ce sujet ?
 — Non, je sais pas...
 — Tu es délégué de classe. Parfois, on parle de certaines choses avec son délégué. Par exemple de problèmes avec les parents, avec d'autres élèves. Marion n'est pas venue discuter de ce genre de chose avec toi ?
 — Jamais. Elle m'a rien dit. Vous savez, j'étais pas proche d'elle. Vous devriez demander à Marie. Elles traînent tout le temps ensemble.
 — Quand as-tu vu Marion pour la dernière fois ?
 — Hier après-midi, en cours de maths.
 — Est-ce qu'elle t'a paru différente de d'habitude ? Est-ce qu'elle agissait bizarrement, je ne sais pas, elle avait peut-être l'air agitée ?
 — Comme d'hab', elles se sont fait engueuler par le prof parce qu'elles rigolaient en classe... Donc non, pas spécialement.
 Le lycéen garde un air renfrogné, peu décidé à collaborer : soit il ne sait rien, soit il cache quelque chose, mais poursuivre sur cette lancée ne mènera à rien. Page décide de mettre fin à l'entretien et fait entrer l'élève suivante, Alma Ben Hassen. Celle-ci décline son identité, puis s'installe avec un mince sourire. Page l'interroge d'abord sur le délégué.
 — C'est un mauvais délégué, madame. Tout ce qui l'intéresse, c'est d'avoir les meilleures notes. Il a pas beaucoup d'amis. Personne ne va lui parler de ses problèmes, et puis il sort jamais, contrairement à Marion. Elle va souvent au bar avec Marie, et Romain, et Jonathan. Moi je peux pas trop, le soir, parce que je dois aller chercher Abdel, mon petit frère, au primaire en attendant que les parents rentrent du boulot.
 — Merci Alma. Qu'est-ce que tu pourrais me dire d'autre sur Marion ?
 — Oh, eh bien... J'ai pas de preuves, mais il y a une rumeur qui dit qu'elle sort avec Jonathan depuis deux semaines.
 — Jonathan ?
 — Moreira. Il est dans notre classe aussi.
 Page détourne les yeux pour consulter la liste fournie par M. Grenier. Elle y trouve effectivement le nom. Pendant ce temps, Alma continue.
 — Après, elle est assez forte en anglais et en maths, même si elle discute tout le temps. Je crois que ses parents sont riches, vu le quartier où ils habitent, et euh... Il me semble qu'elle fait de l'aïkido ou du judo en club.
 Le lieutenant couvre son carnet de notes au fur et à mesure.
 — Bon, eh bien, merci encore Alma. Tu peux y aller si...
 — J'ai une question madame, si ça vous dérange pas.
 — Vas-y.
 — Est-ce que vous pensez que Marion a été enlevée ?
 Page ferme les yeux un instant, soupire, puis mord à nouveau dans le capuchon avant de répondre.
 — Je ne sais pas, Alma. Honnêtement, je n'en sais rien.

 À son tour, Jonathan Moreira entre, le nez camus, le teint hâlé, un petit collier de barbe et des tâches de rousseur sombres sur les pommettes. Il est grand, maigre, dégingandé et Page a l'impression qu'il ne sait pas quoi faire de ses bras, tant il les croise et décroise, presque compulsivement. Le lycéen lui confirme sa relation récente avec Marion, des trémolos dans la voix, mais ne lui apprend rien de neuf. Le lieutenant ressort de l'entretien frustrée, mais note malgré tout de continuer à suivre un temps cette piste. Après tout, dans les affaires de disparition, le plus souvent, le coupable est quelqu'un de connu : un parent, un proche, voire un petit copain. En tout cas, l'hypothèse de la virée entre amoureux peut presque à coup sûr être éliminée.

 Le soir, le lieutenant Page rentre chez elle après deux heures d'interrogatoire chargées et un détour par le commissariat pour intégrer les pages de son carnet de notes au dossier Marion Durand. Elle a pu questionner la moitié de la classe... pour faire chou blanc. Aucun élève n'a le moindre souvenir pertinent de la veille. Rien n'a semblé sortir de l'ordinaire dans la vie de la jeune femme ces derniers jours. Tout ce qu'elle a appris, c'est que Marion est partie du lycée à pied, dans la direction habituelle. L'exercice a à peine permis d'affiner le portrait social et psychologique de la jeune femme. L'inspectrice, déçue, décide de ne plus y penser avant le lendemain, lorsqu'elle devra retourner au lycée interroger le reste des élèves. Après un bon bain chaud et parfumé, elle enveloppe ses cheveux dans une serviette, s'emmitoufle dans un peignoir, et, un bol de potage à la main, étend son corps longiligne sur le divan. Sur la première chaîne de télévision, une série policière américaine. Page regarde quelques minutes, amusée du contraste entre les fantasmagories des scénaristes et la banalité de la réalité. Dans l'épisode, des légistes ont sous la main un cadavre qu'ils appellent John pour leurs plaisanteries macabres. Sûrement une référence à John Doe, le nom consacré outre-atlantique pour désigner les inconnus. Finalement, lassée, Page éteint le poste et avale sa soupe en silence. Avant de s'endormir, plus tard, elle se surprend à espérer avoir tort, à souhaiter que Marion Durand ne rentre pas le lendemain. Horrifiée, elle ferme les yeux et noie cette idée dans le sommeil.

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