Chapitre Premier

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 Roman pesta en son for intérieur. Son organisme peu rassasié avait habilement décidé de faire la sourde oreille au réveil et de grignoter quelques miettes de sommeil supplémentaire. Un événement rare, mais loin d'être inédit. Comme à son habitude, sa mère était gentiment venue l'extraire du royaume de Morphée ; trop tard toutefois pour rattraper le temps perdu. Roman, reconnaissant de sa prévenance, la soupçonnait néanmoins de le réveiller volontairement juste après l'heure critique, afin de lui apprendre à affronter les conséquences de ses actes. Il approchait de la majorité et recevait ainsi une sorte d'ultime leçon maternelle.

 Il rejoignit le lycée après un quart d'heure de marche rapide sous les tilleuls aux feuilles brunies. En cette fin novembre, les rares îlots de verdure de la cité francilienne étaient déjà presque dépouillés de leur manteau automnal mordoré.

 Avant même de frapper, Roman sentit une vague de chaleur l'envahir. Les cliquetis étouffés de la craie sur le tableau résonnaient dans le couloir désert. Un regard nerveux à sa montre lui apprit que le cours avait débuté dix minutes plus tôt. Le jeune homme grimaça. Impossible de passer inaperçu. Il prit une grande inspiration et toqua.
 — Entrez ! fit une voix assourdie.

 — Ah, monsieur Boronov ! s'exclama M. Grenier, le professeur d'histoire, lorsque le jeune homme eut passé la porte. Ravi que vous ayez pu vous joindre à nous !
 Quelques rires retentirent dans le silence.
 — Veuillez m'excuser...
 — Asseyez vous, monsieur Boronov, l'interrompit l'enseignant. Nous perdons un temps précieux.
 Puis, se tournant vers l'assemblée goguenarde, il ajouta d'un ton menaçant :
 — Le programme est chargé, je vous ai prévenus à la rentrée. Si vous voulez être prêts pour le bac, chaque minute compte. Chaque. Minute.
  Joignant le geste à la parole, il se remit immédiatement à éclaircir le tableau noir. La gorge sèche, Roman le remercia silencieusement. Certains professeurs auraient profité de l'occasion pour affirmer leur autorité de manière moins subtile.

 Le jeune homme embrassa la salle du regard à la recherche d'une place libre, visant naturellement les derniers rangs. D'habitude, il s'asseyait près de son ami Enzo Ferretti, côté couloir. Mais aujourd'hui, l'Italien avait pour binôme Mohamed Saadi, surnommé affectueusement « Brosse » en l'honneur de sa coupe de cheveux. À l'opposé, la place la plus convoitée, fenêtre et radiateur, était prise comme toujours par Rachel. L'Américaine frileuse au front bombé et aux dents blanches lui lança un sourire amical. Ils suivaient le même parcours scolaire depuis quatre ans. Elle n'avait pas beaucoup changé depuis la troisième : toujours rieuse et pétillante, légèrement excentrique et dotée d'un esprit vif. Son teint cuivré, hérité des bombardements solaires d'une enfance californienne, n'était que légèrement terni par la grisaille parisienne. Elle n'était pas vraiment jolie : un visage trop rond, une mâchoire supérieure allongée vers l'avant, les yeux gris ; mais son attitude volontaire et joyeuse, son inamovible sourire et son accent d'outre-atlantique lui conféraient un charme certain.

 À ses côtés se trouvait Flora, occupée à grignoter l'extrémité de son stylo. La grande jeune femme aux longs cheveux lisses couleur chocolat dominait sa voisine blonde d'une bonne tête. Bonne élève plutôt discrète, elle ne sortait de sa réserve qu'en dehors des salles de classe. Très mince, elle ne pouvait s'enorgueillir des mêmes atouts physiques que Rachel, mais les compensait par des traits fins et réguliers. Son regard croisa celui de Roman. Celui-ci, le feu aux joues, se détourna et alla s'asseoir dans la rangée centrale, priant que ses jambes en coton ne lui fassent pas défaut. Depuis le début de l'année, cette fille le fascinait avec ses yeux noisette souvent perdus dans le vague, son petit nez retroussé et sa manière de se tenir très droite sur sa chaise. Il refréna l'envie de jeter un nouveau coup d’œil dans sa direction et secoua la tête pour la chasser de ses pensées. Il réussit enfin à se concentrer sur M. Grenier et son histoire de chancelier allemand mort depuis des lustres.

 Le reste de la journée fut dépourvu d'intérêt comme d'événement marquant, et Roman rentra chez lui satisfait qu'elle fût enfin terminée. Il remonta les grandes avenues aérées bordées de trottoirs bétonnés et d'arbres dégarnis. Dans cette ville pavillonnaire de la banlieue sud-est, le maire se targuait de maintenir une propreté impeccable et un urbanisme raisonné. À l'exception de quelques déjections canines, il avait raison. Roman grimaça lorsqu'un énorme 4x4 le dépassa en rugissant ses particules empoisonnées. À l'heure où les scientifiques commençaient à s'inquiéter des effets de l'activité humaine sur le climat, le jeune homme ne comprenait pas l'utilité d'un tel véhicule, surtout en région parisienne où ne manquaient ni béton ni pollution atmosphérique. Était-ce simplement un signe ostentatoire de richesse ? Mais quel intérêt dans une ville comme celle-ci ? La politique élitiste du maire avait peu à peu transformé la commune en une enclave de quiétude pour riches, à deux pas des cités voisines. Grandes villas récentes ou logis d'antan en pierre meulière, presque toutes les habitations disposaient de leur jardin privatif. Les prix prohibitifs de l'immobilier assuraient une sélection à l'entrée. Parcourir les rues en 4x4 pour montrer son opulence ? Risible...

 La marche ayant l'inconvénient de laisser aux pensées le plaisir de divaguer, celles de Roman s'orientèrent vers Flora. Déjà deux mois qu'elle occupait son temps de cerveau disponible, comme le spot répétitif d'un publicitaire retors, une chanson entêtante. Était-ce son air détaché, ses mimiques affolées lorsqu'on l'appelait au tableau, ou la manifeste intelligence de ses réponses en contraste avec la panique affichée ? Elle lui plaisait, sans qu'il sache vraiment pourquoi. Il n'avait jamais osé essayer de le lui dire, trop réservé pour s'aventurer à faire un aussi grand premier pas. Pourtant, il devrait bien un jour faire taire la petite musique dans sa tête...

 Roman poussa enfin la portillon en fer forgé et s'engagea dans l'allée menant au jardin. Vestige d'une époque où les impôts fonciers dépendaient de la longueur du terrain en contact avec la rue, elle était étroite et obscure, bordée par les murs des domaines mitoyens. Dix mètres plus loin, le passage débouchait sur une pelouse parfaite, fierté du paternel. Seul un cerisier atteint de calvitie saisonnière troublait, sur la gauche, l'ennuyeuse régularité du gazon. Le chemin de dalles traversait ce dernier jusqu'au seuil du domicile, installé sur une marche en surplomb de la verdure. Typique des vieilles demeures du quartier, la maison, dominée par les étages des résidences voisines, arborait une façade en meulière, harmonieuse mosaïque anarchique de gris et d'ocre. Le grand-père paternel de Roman avait acheté l'édifice de plain-pied après une vie de rude labeur sur les chantiers, lorsque la ville n'était pas encore un repaire de bourgeois frustrés de ne pouvoir habiter Versailles. Malgré sa modestie, Roman n'avait jamais rougi de sa maison. C'était là qu'il était né, avait fait ses premiers pas, grandi de la maternelle au lycée. Il s'agissait de son foyer, où il était entouré des deux personnes les plus chères à son cœur, ses parents, Anton et Maria Boronov.

 Son père, fils d'immigré russe, n'avait hérité de ses origines que son patronyme et un penchant politique prononcé pour le communisme, et ce malgré l'effondrement du régime soviétique une vingtaine d'années plus tôt. Un jour qu'il cherchait Résurrection de Tolstoï dans une librairie du centre-ville, il avait croisé une jeune femme prénommée Maria, grande amoureuse de littérature russe. Le temps avait fait le reste. Anton, fonctionnaire de l'administration communale, et Maria, journaliste pigiste à mi-temps, habitaient depuis vingt ans le bien légué par l'aïeul paternel. Seul cet héritage avait permis à leur foyer aux revenus modestes d'accéder à un voisinage aussi cossu.

 Roman salua ses parents, puis rejoignit sa chambre pour attendre le souper. Il s'assit devant l'ordinateur et se concentra sur le défilé numérique afin d'exclure temporairement Flora de son esprit.

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