LE ROYAUME DES SPECTRES

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Krrrrr… kt kt kt… Krrrrr… Kt kt kt.

Swan en était sûr, son poursuivant était tout près désormais. Rodeur nonchalant, il flottait à quelques centimètres au-dessus du vide, comme un esprit malfaisant, et émettait un curieux son, semblable à celui provoqué par des rouages en plastique. Adossé contre les ruines d’un vieux bâtiment ayant autrefois fait office de grange, Swan essayait de maintenir sa respiration à un rythme convenable, mais il n’arrivait pas à chasser de son esprit l’image des longs bras désarticulés qui donnaient à la créature l’allure d’une marionnette démoniaque. Il ne l’avait aperçu que quelques secondes, mais cela avait été suffisant pour le terrifier.

Krrrr… kt kt kt…

Le pantin le cherchait. Tel un prédateur sachant sa proie prise au piège, il prenait son temps, ce qui laissait à Swan le loisir d’angoisser plus encore. Il devait trouver le moyen de se faire oublier, d’effacer son existence de la surface, s’il souhaitait avoir une chance d’échapper à son poursuivant, ce qui n’était pas une mince affaire quand on avait, comme lui, une telle rage de vivre.

- Swan, nom de dieu ! Bouge !

A l’instant où la voix féminine hurla son nom, Swan ouvrit les yeux qu’il avait fermé pour se rassurer. En une fraction de seconde, il constata que le pantin se tenait à sa gauche, droit comme un piquet, avec sa tête en bois et son sourire diabolique gravé jusqu’à ses oreilles. La créature fit pivoter sa tête un peu plus, comme pour mieux le regarder, et s’immobilisa.

Kt kt kt.

Encouragé par l’ordre qu’on lui avait donné, Swan eut un sursaut de détermination et profita de cette pause inattendue pour se jeter au sol avec rapidité. Il retomba de manière malheureuse sur l’une de ses épaules, mais effectua une roulade en avant qui lui permis de prendre un peu de distance, en dépit de l’os qu’il venait d’entendre craquer.

- Hin, hin… fit la marionnette d’une voix stridente et avec un air joueur.

Elle vrilla de nouveau son regard creusé, pour suivre la progression de sa cible, puis fendit brutalement sur elle.

Kr Kr Kr…

Le son s’accélérait, comme une bombe à retardement. Swan trouvait que cela ressemblait beaucoup à des crans de rouages qui s’entrechoquaient. Il se demandait depuis quand ces choses usaient de mécanique ; il n’en avait jamais vu de telles.

Pris de court par l’assaut, Swan rampa sur quelques mètres, puis se remit debout, vacillant de temps à autres. Il chercha une présence du regard, mais le brouillard qui flottait tout autour de lui rendait la tâche particulièrement difficile.

- Par-là ! entendit-il.

Sans attendre, il se précipita à toute jambe ; aussitôt, le pantin réajusta sa course folle.

- Swan, il te colle aux bask’ ! s’écriait Cassiopée. Essai de le ralentir !

Un rapide coup d’œil derrière lui lui permis de se rendre compte qu’elle disait la vérité. S’il continuait ainsi, il allait mener la marionnette jusqu’à l’ensemble du groupe et mettre ceux qui étaient à l’abri en danger. Alors, dans un mouvement qu’il connaissait par cœur, il planta un pied dans le sol, pivota rapidement sur le côté, et se retrouva en position défensive face à la créature. Il attrapa dans un même temps une petite fiole qui était attachée à sa ceinture et la brandit au-dessus de sa tête.

- Attends ! Sw…

Mais Cassiopée n’eut pas le temps de l’en dissuader que déjà l’homme avait jeté l’objet. Ce dernier heurta le sol de plein fouet.

Il y eut en premier lieu un son de verre brisé, puis soudain, une puissante explosion aux lueurs rouge fit se lever le vent et trembler la terre. Swan fut brutalement projeté en arrière et chuta lourdement sur le sol, une fois de plus. Il tomba cette fois dans une flaque d’eau boueuse, ce qui atténua la violence de l’impact. Mais désormais, c’était sa vue qui était brouillée et ses oreilles qui sifflaient atrocement. Pour cette raison, il n’entendit pas Cassiopée l’appeler, ni même ne la vit lui porter secours lorsqu’elle le traina jusqu’à elle. Il sentit qu’on le mettait assis, mais il lui fallut un peu de temps pour que ses sens s’éveillent de nouveau.

- Où est-il ? demanda-t-il enfin, la gorge sèche.

- Je ne sais pas, souffla Cassiopée à bout de souffle. Il n’est plus là. Soit il est parti soit… il cherche à nous surprendre.

Portant sa main à son épaule gauche douloureuse, Swan grimaça. Autour de lui, il n’y avait que des gravats similaires à ceux derrière lesquels il s’était caché un peu auparavant.

- Qui est le responsable ? demanda-t-il d’un ton piquant. C’est toi, Cassy ?

- Non, je pensais que c’était toi, rétorqua-t-elle surprise.

- Certainement pas, les marionnettes… ça ne me dit rien du tout. Löwe peut-être ? Ou alors Troisième ?

- Ne m’insulte pas, répondit une voix masculine derrière eux. Des pantins de bois ? Sérieusement ?

En se retournant, Swan découvrit la présence du dernier intéressé. Troisième, accroupi, avait la tempe ensanglantée, mais ne s’en tirait pas trop mal étant donné le coup qu’il avait pris lorsqu’ils s’étaient fait attaqués. Swan fut heureux de le retrouver en entier, cependant l’homme affichait une mine particulièrement soucieuse qui, même dans de telles conditions, ne lui était pas familière. Troisième capta son regard interrogatif et lâcha :

- Il faut que nous rentrions au village.

- Maintenant ? fit Cassiopée avec panique, jetant de temps en temps des coups d’œil par-dessus le muret. Mais on ne peut pas c’est…

- Hin, hin ! la coupa une voix aigüe.

Ils sursautèrent. Aucun d’entre eux ne voyait quoique ce soit autour d’eux, mais la marionnette était de toute évidence dans les parages.

- Où est passé Löwe ? s’inquiéta Troisième.

Swan et Cassiopée inspectèrent tous deux les environs sans autre résultat que de mieux distinguer certaines ombres au travers du voile opaque de la brume.

- Retrouvons-le, enchaina Troisième, et rentrons !

- Mais pourquoi maintenant ? s’indigna Swan. C’est pas le bon mom…

- Faites ce que je vous dis, trancha Troisième. Anatole est de retour.

- Quoi ? firent Swan et Cassiopée en chœur.

- Anatole est revenu au village. Il faut qu’on rentre.

- Mais c’est…

Soudain, un hurlement terrible déchira l’atmosphère, glaçant le sang des trois à l’avoir entendu, avec une seule certitude, celle qu’il s’agissait de Löwe.

*

Lorsqu’Anatole ouvrit les yeux au petit matin, il constata que le vieux lit en bois dans lequel Jules avait l’habitude de dormir était resté désert. Les vieux draps blancs maculés de tâches de cambouis s’y enroulaient de la même manière que la veille au soir, ce qui laissait supposer que l’inventeur n’était pas rentré de la nuit. Cela expliquait à ne pas en douter pourquoi Anatole n’avait pas été réveillé par les ronflements du garçon, ceux-là même qui l’avaient tant gêné les jours précédents. Malgré ce silence inattendu, il n’avait pas passé une très bonne nuit : ses rêves avaient été chargés d’images étranges, parmi lesquelles une scène effroyable représentant une vieille Anaïs aux prises avec un fou rire machiavélique. Debout au milieu de la grande place, elle avait pointé Anatole du doigt d’un air accusateur et dès lors, toutes les habitations environnantes avaient vu leurs murs se couvrir progressivement d’un épais liquide noir, grandissant et grimpant comme une plante des ténèbres. Anatole avait hurlé, supplié que l’on arrête cela. « Il faut les sauver ! » n’avait-il de cesse que de répéter. Mais cela avait été vain. Le liquide s’était répandu sur le sol et était devenu flaque, puis mer et bientôt, Anatole s’y était noyé. Aveugle, il avait soudain retrouvé la lumière lorsque se mirent à danser ces cheveux roux qui l’obsédaient tant. Une jeune femme s’était tenue là, dans le noir, souriante. Elle avait eu l’allure d’une amie rassurante, mais lorsqu’Anatole l’avait interpellé, elle s’était enfuit en courant. Aussitôt avait-il cherché à se lancer à sa poursuite qu’il était tombé dans le vide.

Empli de ces images, ce fut avec un léger mal de dos qu’Anatole dut se lever, car la paillasse qui lui servait de lit était très peu épaisse et n’en était pas des plus confortables. Son regard se posa sur une vieille horloge aux motifs du Lièvre de Mars qui pendait du plafond : elle indiquait trois heures, comme elle l’avait toujours fait. Anatole savait pertinemment que l’objet n’était pas fonctionnel, mais apercevoir Jules jouer à l’horloger la veille lui avait donné espoir qu’il l’eut remise en fonction. Déçu, il se reporta sur ce qu’il y avait de plus immuable en matière d’heure : le soleil. A en juger par son éclat, il était déjà tard et Anatole en déduit que, malgré ses cauchemars, il avait étonnamment beaucoup dormi, ce qui risquait de le mettre très en retard pour son rendez-vous. Il ne devait plus perdre un instant. D’ordinaire, il trouvait toujours sur un coin de table quelques œufs récoltés chez les Aarikan, un couple d’éleveurs qui vivaient aux limites du village, et un morceau de pain bien cuit provenant du four d’un homme que les habitants appelaient Clive, mais il estima cette fois pouvoir se passer de petit déjeuner tardif et attrapa ses habits avec précipitation.

- J’espère que je ne suis pas trop en retard, s’excusa Anatole une demi-heure plus tard, lorsqu’il fit face à Léa.

- Tu ne l’es pas, lui répondit-elle sereinement, puisque tu m’as trouvé.

Adossée contre le gigantesque arbre de la grande place, elle ferma d’un coup sec le vieux livre en cuir qu’elle avait entrepris d’explorer en l’attendant. Ils s’étaient donnés rendez-vous sous les feuilles rouges du géant de bois, car sa taille et sa situation au cœur du village empêchait à coup sûr de le louper. Même s’il était à Crossbeard depuis plusieurs jours, Anatole éprouvait encore des difficultés à se repérer et s’était déjà retrouvé dans l’embarras à plusieurs reprises en allant frapper aux mauvaises portes.

- Je ne me souviens plus quelle heure on avait dit… continua-t-il. D’ailleurs, je dois dire que je ne sais même pas quelle heure il est.

- On n’avait rien dit. Juste que l’on devait se retrouver ici. Et c’est réussi, donc tu es à l’heure en quelque sorte.

Cette vision presque philosophique de la ponctualité fit sourire Anatole. Il était très heureux de retrouver la jeune femme, car elle était douce et bienveillante avec lui. A force de dispute et de solitude, le jeune homme commençait à douter de ses capacités à tisser des liens avec les gens et cette amitié naissante était plus que la bienvenue.

Léa s’avança vers lui et vint déposer un baiser sur sa joue droite, pour le saluer. Elle portait un parfum de cerise qui évoqua à Anatole des images d’un été chaleureux qui vinrent effacer celles des conflits. Cependant, Léa montra par une question des plus orientée qu’elle voyait clair parmi toutes ses préoccupations :

- Que s’est-il passé avec Jules ?

Anatole eut la désagréable sensation qu’elle avait été en mesure de lire dans ses pensées, et toutes les images heureuses qu’il avait en tête s’évanouirent.

- Comment sais-tu qu’il s’est passé quelque chose ?

- Tout se sait ici, Crossbeard est très petit. Et Jules très bruyant.

- Nous nous sommes disputés… expliqua Anatole avec regrets. Je n’ai pas été… très patient. Très correct.

A l’invitation silencieuse de Léa, Anatole entreprit de lui raconter toute l’histoire. Debout au milieu des villageois qui allaient et venaient, la jeune femme accorda une attention particulière à son récit, fronçant de temps en temps les sourcils d’un air désapprobateur. Lorsqu’Anatole eut terminé, elle ne traîna pas à lui en donner la raison.

- Tu ne devrais pas te mettre les gens à dos comme cela.

- Mais il est tellement… impulsif ! rétorqua Anatole l’air pris en injustice.

- Tout comme toi, apparemment…

- J’étais un peu énervé mais… sa réaction est disproportionnée, non...? Il m’a frappé !

Léa soupira. Elle réajusta une bretelle de la robe grise qu’elle avait revêtu ce jour-là et lui dit d’un air grave :

- Je pense que tu n’observes plus assez les gens, Anatole.

- Que veux-tu dire ?

- Tu souffres de ta situation, certes. Mais as-tu songé à ce que Jules pouvait ressentir ? Tu étais son meilleur ami… il t’a perdu et désormais, il te retrouve, mais tu n’es plus le même. Cela doit être douloureux pour lui. Compliqué.

C’était la première fois que Léa lui montrait son désaccord et cela ne le rassura pas. Il n’oubliait pas tous les gestes qu’elle avait eu à son égard et considérait qu’il était vital pour lui de la garder en amie.

- Oui… j’imagine… dût-il reconnaitre à contre cœur. J’ai été con d’élever la voix contre lui.

- L’important, c’est que vous vous pardonniez. On n’a jamais assez d’allié ici.

Anatole ne comprenait pas exactement ce que la jeune femme voulait dire par là, mais il n’eut guère le loisir de creuser, car elle sembla soudain trébucher. Son premier réflexe fut de se moquer gentiment d’elle, mais lorsqu’il la vit tanguer une nouvelle fois, il comprit que c’était plus qu’une simple maladresse : elle faisait un malaise. Tendant le bras derrière elle, elle finit par trouver le tronc de l’arbre et Anatole se précipita pour l’aider à s’y appuyer

- Léa, tout va bien ? s’inquiéta-t-il.

- Oui… répondit-elle d’une voix faiblarde, battant des paupières avec rapidité. Elle toussa pour s’éclaircir la gorge et rajouta : Ne t’en fais pas.

Dans ce contexte, il n’y avait pas plus efficace qu’une telle affirmation pour penser qu’elle ne lui disait pas la vérité. Ne sachant pas quelle attitude adopter face à une telle situation, Anatole balaya la grande place du regard à la recherche d’éventuels témoins. Il y avait deux enfants qui jouaient aux billes sur les vieux pavés irréguliers et un vieillard au loin qui déplaçait une brouette bien pleine, ce qui ne constituait pas à son goût un soutien idéal.

Après quelques secondes, Léa reprit ses esprits et s’avança doucement. L’hésitation qu’elle mettait dans ses pas rappela à Anatole que ce n’était pas la première fois qu’il la voyait dans un tel état.

- Il t’est arrivé la même chose l’autre jour, se remémora-t-il. Lorsque tu m’as défendu.

- Ça m’arrive, de temps en temps, lui rétorqua-t-elle, soucieuse de changer de sujet.

Elle fit une mine désolée et, avant qu’Anatole ne puisse ouvrir de nouveau la bouche, reprit :

- Nous devrions y aller. Marcher me fera du bien et puis… nous sommes attendus.

Entre son réveil tardif et l’incident qui venait d’avoir lieu, Anatole en avait presque oublié la raison pour laquelle ils avaient décidé de se retrouver.

Quelques jours plus tôt, il s’était rendu au cabanon situé près du cimetière, afin de rendre visite à la jeune femme et son compagnon. Il l’avait fait dans une optique de courtoisie, mais aussi pour avoir un peu de compagnie, et leur avait alors raconté les difficultés qu’il éprouvait à se sentir à sa place. Il leur avait expliqué avoir cet étrange sentiment de n’être qu’un fantôme errant dans les ruelles de Crossbeard, bien plus qu’un citoyen parfaitement intégré. Il n’était qu’un vagabond sans but et sans identité et s’il y avait une forme de beauté là-dedans, il en retirait surtout une profonde tristesse. C’était Chris qui avait alors évoqué le premier la nécessité pour Anatole de trouver un travail. C’était la base de toute leur communauté et selon les recommandations de l’homme, cela allait non seulement lui donner l’occasion d’échanger avec les autres habitants, mais lui permettrait également de jouer un rôle important. Ce serait un nouveau départ. Spontanément, Léa avait applaudi cette idée et, malgré les protestations de son compagnon, s’était aussitôt proposée d’accompagner Anatole chez Deuxième.

- Alors c’est vrai ? Il y a vraiment un Deuxième et un Troisième ? s’était étonné Anatole.

- C’est vrai, lui avait répondu Léa. Premier est notre guide à tous, le décisionnaire pour tout ce qui est important, mais puisqu’il ne peut pas tout gérer seul, Deuxième s’occupe des affaires intérieures du village qui concernent les relations entre citoyens. C’est lui qui tranche quand il y a des conflits ou, en l’occurrence, qui assigne les tâches.

Intrigué, Anatole n’avait pu s’empêcher de les interroger sur la place qu’il avait occupé durant cinq ans, avant sa mort supposée. A sa grande surprise, il avait alors appris avoir été une sorte d’assistant pour Premier, raison pour laquelle ce dernier lui accordait une attention toute particulière. Bien sûr, Léa et Chris ignorait le détail de ses tâches, mais ils lui avaient expliqué qu’ayant perdu la mémoire, il ne pouvait raisonnablement plus aider Premier à gérer la complexité du village. Chris était véritablement bucheron et Léa couturière. En définitive, Anatole ignorait totalement ce dont il était capable ou non et n’avait aucune idée de l’aide qu’il pouvait apporter au village. De fait, il avait fini par accepter l’offre de Léa.

Bien sûr, cela s’était produit avant sa rencontre avec la vieille Anaïs. Si rencontrer Deuxième lui semblait toujours être une nécessité, les questions d’Anatole à son égard risquaient d’être un peu différentes que prévu. Désormais, il voyait le village sous un autre oeil, mais ne savait pas encore très bien s’il souhaitait en parler à Léa.

- Très bien, céda-t-il en tenant la jeune femme par un bras pour la soutenir. Allons donc rencontrer Monsieur-de-l’intérieur.

*

Dans un silence très inhabituel, Léa l’entraina dans une partie du village qu’il ne connaissait pas bien. Située à l’est, elle ne différenciait pas tellement du reste au premier regard : il y avait les mêmes ruelles montantes et descendantes qui serpentaient entre des habitations qui servaient aussi de boutiques et les mêmes pierres disparates. De temps en temps, quelque chose attirait son attention, comme la devanture du Anastasia’s coffee, dont les tons violets très acidulés tranchait avec le reste, ou encore le petit pont de pierre qu’ils durent traverser pour franchir une rivière dont Anatole avait totalement ignoré l’existence. L’eau y coulait en douce mélodie et était d’une transparence si remarquable que l’on pouvait y distinguer de temps en temps des poissons partir à la chasse aux insectes. Pourtant, quelqu’un avait pris soin de planter un panneau de bois à chaque entrée du pont sur lesquels il avait été gravé un avertissement sans détour : « EAU DANGEREUSE. NE PAS BOIRE, NE PAS PÊCHER, NE PAS TOUCHER !! ». Anatole estima que cela ne l’empêcherait pas de venir s’asseoir au bord du pont pour écouter le courant, lorsqu’il aurait terminé son entretien avec Deuxième. Cela lui semblait être une activité reposante.

- Je suis malade, comme l’était ma mère et sa mère avant elle, c’est comme ça.

Jetant la chose comme l’on jetait un cadavre à la mer, Léa venait de briser son silence avec brutalité. Son affirmation ressemblait à l’aveu d’un lourd secret dont elle avait toujours souhaité se débarrasser et c’est avec une forme de honte ou de timidité qu’elle baissa aussitôt les yeux vers ses pieds, trouvant un intérêt soudain à ses chaussures.

Ils s’étaient désormais éloignés du pont et passèrent au-devant d’une maisonnette, dont les fenêtres laissaient s’échapper de par les fenêtres de la fumée noire et des bruits de marteau.

- Je le sais… avoua Anatole.

- Tu le sais ? s’étonna Léa qui marqua un arrêt.

- Oui. La viei… je veux dire, Anaïs, me l’a dit. Tout le monde à l’air d’avoir perdu ses souvenirs en quelque sorte.

- Ah… fit-elle déçue. Je ne parlais pas de cela. Non, il s’agit de toute autre chose. C’est de famille, tu comprends ? Une maladie incurable.

- Incurable ? Tu veux dire… de manière…

Cette fois-ci, ce fut Anatole qui dévia son regard, comme pour fuir une conversation qu’il aurait préféré ne pas avoir. Devant eux, la ruelle se séparait en deux : d’une part, elle était grimpante tournait de façon brutale vers la droite, cachée par les habitations situées au-devant, de l’autre elle se dégradait au fur et à mesure qu’elle filait droit vers l’inconnu, s’enfonçant dans l’épais brouillard. Sur cette dernière partie, il n’y avait ni habitation, ni autre chose d’autres que de la mauvaise herbe. Ils étaient arrivés en bordure du village, c’était du moins ce qu’Anatole supposait. Cependant, Léa lui agrippa le bras avec force, comme pour s’assurer que son esprit reste focalisé sur leur conversation.

- De manière grave. Oui. Dit-elle sans artifice.

Anatole aurait aimé lui répondre quelque chose d’intelligent, mais aucun mot ne lui vint. Il n’avait pas envie d’entendre ce qu’elle avait commencé à lui dire.

- C’est encore loin ? demanda-t-il nerveusement.

- Il faut monter là-haut, ça nous mènera à la salle ronde.

- Tu devrais te reposer plutôt que passer ton temps avec moi… lâcha Anatole qui n’avait pas vraiment écouté sa réponse.

- C’est vrai pour les gens qui guérissent, mais pour les autres… pourquoi ne pas profiter du présent plutôt que de rester au lit ? Après tout… c’est parce qu’elles sont éphémères que certaines choses sont merveilleuses.

- Tu veux dire que… Il avala difficilement sa salive. Tu vas vraiment mourir ?

- Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans le mot incurable ? s’amusa-t-elle comme s’il y avait matière à rire. Mais tu sais, en quelque sorte… Nous allons tous mourir.

Ce à quoi elle ajouta :

- Sauf toi, peut-être ! Apparamment, monsieur est trop bien pour ça.

Et de nouveau, elle se mit à rire. Anatole, lui, ne partageait pas ce sentiment enjoué. Il ressentait tout au contraire une peine qui n’avait pas attendue de se changer en une profonde douleur. Ce n’était pas tant pour la jeune femme qu’il était triste que pour lui-même en vérité : ainsi, il était voué à perdre la seule véritable amie qu’il avait à Crossbeard.

- Peut-être reviendras-tu ? se risqua-t-il, la voix tremblante. Comme moi ?

- Ça j’en doute.

- Pourquoi pas ?

- Personne ne fera comme toi, Anatole. Tu es unique, tu peux me croire. Ce privilège ne t’a pas été accordé par hasard, mais pour une bonne raison. Tu as de grandes choses à accomplir ici, j’en suis certaine.

Anatole sentait déjà sa douleur se transformer en colère. Pourquoi les choses devaient-elles être ainsi ? Qu’avait-il fait pour mériter un pareil châtiment ? C’était tellement injuste ! Il attendait désespérément le moment où Léa allait éclater de rire pour lui dire qu’elle lui faisait une mauvaise blague, mais cela ne venait pas. De plus, Anatole savait, au fond de lui, qu’elle lui disait la vérité, c’était la raison pour laquelle Chris était si protecteur avec elle et s’indignait à chaque fois qu’elle mettait le nez dehors.

- Tu as dit que ta mère était malade elle aussi, et ta grand-mère. Comment le sais-tu, si tu as perdu tes souvenirs ?

- Simplement parce que je n’ai pas perdu mes souvenirs, affirma-t-elle.

- Donc la fleuriste mentait quand elle me disait…

- Ce n’est pas moi qui suis venue à ce village, ni ma mère ou ma grand-mère, mais mon arrière-grand-mère. Je suis née ici.

Après les révélations d’Anaïs, Anatole avait caricaturé le village en l’imaginant rempli d’individus sans souvenirs, mais il réalisait désormais à quel point cela avait été un raisonnement idiot. Il était certain qu’une grande majorité des villageois devait y être né et ne devait même pas savoir ce qui avait amené ses aïeux ici.

- Tu n’as donc connu que cet endroit ? en conclut Anatole. Tu n’as jamais voyagé ?

- On ne peut pas vraiment voyager ici, Anatole. Tu n’as pas encore compris ? Ce village n’est pas…

- VITE ! DE L’AIDE ! QUELQU’UN !

- ordinaire.

L’appel au secours avait surgi en même temps qu’une silhouette avait bondi du brouillard, brisant cours à toute conversation. L’homme qui venait de crier semblait se débattre, se mouvant de droite à gauche comme s’il était empêtré dans de la boue.

- Qu’est-ce qui se passe ? demanda Anatole paniqué.

Il avait perçu une telle détresse dans la voix de l’inconnu que son cœur s’était mis à battre la chamade. A ses côtés, Léa garda le silence et elle put tout comme lui observer la suite des évènements avec distance : la silhouette de l’homme isolé sembla soudain se séparer en deux et ce fut bientôt tout un groupe qui se trouvait là. Deux d’entre eux, plus grands, s’agitèrent un peu plus encore et Anatole comprit qu’ils ne cherchaient pas à se dégager de quoique ce soit, mais qu’ils s’affairaient à traîner quelque chose de lourd.

- On dirait l’expédition de Troisième, commenta Léa avec un peu d’incertitude.

- L’expédition de Troisième ?

- Ils sont partis tôt ce matin, à l’extérieur du village, on dirait que ça a mal tourné !

- A L’AIDE ! reprit la voix. FAITES-VITE !

Une nouvelle fois, le cœur d’Anatole bondit. C’était la seconde fois déjà que l’individu demandait assistance et, pourtant, ils n’avaient pas encore bougé d’un pouce, comme paralysé par la situation. Anatole estima que ni lui ni Léa ne pouvaient ignorer ces appels plus longtemps ; ils devaient absolument agir. A l’évidence, il ne fut pas le seul à le penser, car un villageois surgit de derrière eux, bien décidé à leur porter secours.

- C’est Swan ! affirma Melvin en s’avançant entre eux deux.

Le jeune homme aux cheveux bouclés portait un tablier de cuir autour de la taille et, dans sa main, un lourd marteau. Alerté par les cris, il s’était précipité, front ruisselant, hors de la maison fumante qu’Anatole et Léa avaient dépassé un peu plus tôt. Il n’était pas le seul à avoir interrompu brutalement son travail pour accourir, car d’autres villageois issus des maisons des alentours arrivèrent à leur tour.

- Venez vite, tous !

Sûr de lui, Melvin se précipita vers le groupe du dénommé Swan, laissant son outil tomber lourdement sur le sol. Il fut suivi de peu par un homme d’une quarantaine d’années au pull de laine, ainsi qu’une grosse femme et un gamin en short. Conscient que quelque chose de grave était en train de se passer, Anatole adressa un « reste là ! » à Léa et se jeta à son tour au cœur de l’action.

Au fil de sa course, Anatole identifia plus aisément la scène : un homme et une femme lui faisaient dos et, aidés par les villageois qui s’étaient attroupés autour d’eux, lâchèrent enfin les deux hommes qu’ils trainaient depuis des heures. Lorsqu’il parvint à leur niveau, Anatole constata avec effroi que l’un d’eux était grièvement blessé à une jambe qui perdait beaucoup de sang malgré un pansement grossier fait en tissus, tandis que l’autre, inconscient, avait de toute évidence été touché à la tête.

- Il y en a un derrière nous ! cria la femme qui était avec eux. Il faut faire vite.

A cette nouvelle, les villageois échangèrent des regards inquiets.

- Il faut déguerpir au plus vite, ordonna Melvin. Et que quelqu’un aille chercher Premier !

- Je m’en occupe, fit le petit garçon en short qui déguerpit aussi vite qu’il était arrivé.

- Ca ne va pas du tout, murmura le quarantenaire, il faut absolument lui faire un garrot avant de le transporter, sinon il va y rester !

Le blessé en question émit un gémissement, ses paupières s’agitant dans tous les sens.

- Alors c’est une chance pour nous que vous soyez là, docteur, rétorqua Melvin comme pour lui indiquer de ne pas perdre de temps.

- Oui, fit le médecin. Mais je vais avoir besoin d’aide.

- Anatole, aide-le ! dicta Melvin. Swan et Martha veilleront sur vous et toi, Cassiopée, tu vas m’aider à transporter Troisième à l’abri, tu m’expliqueras ce qui s’est passé sur le chemin, c’est compris ?

Bien qu’il n’aimait pas la manière dont il s’adressait à lui, Anatole acquiesça. Imitant le geste du docteur, il se mit accroupi auprès du blessé, tandis que les autres s’agitaient autour de l’individu inconscient. Du coin de l’œil, Anatole observa ce dernier. Mal rasé, tout chétif : c’était donc lui, Troisième ?

- J’ai bien peur qu’il n’ait déjà perdu trop de sang, constata le docteur en s’adressant à lui, il risque la paralysie ou pire… ce n’est pas du boulot ça… Puis avec plus d’assurance : Anatole, est-ce que je peux avoir ta ceinture ?

- Quoi ?

- Ta ceinture mon garçon, il me faut ta ceinture pour couper le sang qui s’écoule du cœur à la blessure !

- Je n’en ai pas, fit Anatole la mine désolée.

- Moi j’en ai une ! déclara derrière eux la grosse femme du nom de Martha.

Le médecin adressa à celle-ci un sourire bienveillant et tendit une main en sa direction, utilisant la seconde pour effectuer un point de pression sur la jambe du blessé qui s’agitait dans tous les sens. Par pudeur, Martha leur tourna le dos pour détacher la boucle de sa ceinture en cuir puis, lorsqu’elle eut terminé, la posa dans la paume du docteur qui l’accueillit avec joie.

- Bien, Anatole écoute-moi, reprit-il immédiatement avec gravité, il va falloir que tu enlèves ces désastreuses bandelettes dès que je te le dirais. Cela risque de lui faire un peu mal, néanmoins c’est nécessaire pour que je soigne la plaie, d’accord ?

Une nouvelle fois, Anatole acquiesça. Son regard se posa avec dégoût sur les petites cordelettes blanchâtres qui étaient maculées de sang. Elles donnaient l’impression d’avoir fusionnée avec la peau du blessé, comme une croute avec une plaie.

- Faites vite, il va arriver ! leur lança au loin Cassiopée dans un dernier rappel angoissé, tandis qu’elle et Melvin s’éloignaient avec le corps de Troisième.

- Qu’est-ce qui arriver ? demanda Anatole avec précipitation.

Mais elle ne lui répondit jamais.

- Maintenant, Anatole ! indiqua le médecin.

Baissant les yeux, Anatole constata que la ceinture de Martha entourait désormais fermement la jambe de leur patient et il se mit immédiatement à l’ouvrage : doucement, il prit entre ses doigts l’extrémité d’une bandelette et commença à la soulever. Il y eut un bruit très désagréable de chaire imbibée de sang, mais celui-ci fut partiellement couvert par le cri du blessé pour qui l’expérience était visiblement très douloureuse.

- Ne t’arrête pas, commanda le médecin en voyant son hésitation.

Anatole prit une profonde inspiration et tira de plus bel. La réaction du blessé ne se fit pas attendre et il se cambra comme il put pour lutter contre le mal qui le rongeait. Le médecin tenta de le maintenir au sol, mais puisqu’il ne parvint pas à le faire seul, l’homme qui avait surgit de la brume en hurlant dût l’y aider, s’accroupissant à son tour. Tandis que le docteur fouillait ses poches à la recherche d’un sachet de poudre blanche et d’un paquet d’allumettes, Anatole observa du coin de l’œil l’homme qui les assistait. Il ne résista pas longtemps à l’envie de revenir à la charge :

- Cette femme a dit qu’il arrivait. Qu’est-ce qui arrive ?

- Un spectre, répondit l’homme la mine grave.

- Un spectre ?

Abasourdi par cette affirmation qui, de la bouche de l’individu, ne ressemblait en rien à une blague, Anatole manqua de tomber à la renverse et dût se retenir d’une main. L’homme ne manqua pas de remarquer le désarroi qui traversa Anatole, car il l’avait déjà vu chez d’autres auparavant.

- Il a perdu la mémoire ? demanda-t-il en s’adressant au médecin.

- Oui, c’est un peu long à vous expliquer, répondit-il. Pas maintenant.

Le docteur avait dispersé la poudre blanche sur la plaie béante comme s’il s’agissait de chaux, et craqua une allumette. Lorsque la flamme dansante de cette dernière entra en contact avec le produit, le feu se répandit comme sur de l’essence. Anatole plissa les yeux de frayeur lorsque le blessé hurla à la mort, tandis que sa jambe flambait comme une crêpe au rhum. Le spectacle était difficile. Puis soudain, les cris comme le feu s’évaporèrent. L’homme s’était évanoui.

- Ca devrait aller pour le moment, estima le médecin. Maintenant nous devrions y aller !

- C’est vrai, répondit leur assistant en se mettant de nouveau debout.

Il tendit une main à Anatole pour l’aider à se relever à son tour.

- Enchanté Anatole, je suis Swan.

- Hin hin !

Ce n’était pas Anatole qui avait répondu à Swan, mais une voix fluette et stridente à glacer le sang. Au bout du chemin se dressait l’ombre menaçante d’une marionnette autonome.

- Merde… lâcha Swan en faisant un pas de reculons. Trop tard.

La chose s’avançait lentement vers eux et Anatole remarqua avec terreur qu’elle ne touchait pas le sol, mais flottait comme s’il s’agissait de la Mort en personne. Elle progressait en émettant un étrange son et, surtout, elle lui semblait étrangement familière.

- Mais qu’est-ce que c’est que cette abomination ? fit-il d’une voix à demi étranglée.

- Ici et pour eux, ce sont nous les abominations, rétorqua Swan. Nous sommes ici dans leur royaume.

- Leur royaume ? Mais qu’est-ce que c’est au juste ?

- Ce sont des créatures qui infestent les environs du village, au-delà du brouillard. Elles se nourrissent du moindre souvenir douloureux que tu as, la moindre trace de remords et prennent leur apparence… pour te détruire à jamais. Il faut faire très attention.

Puis en s’adressant au médecin, Swan ajouta :

- Le pantin est l’œuvre de Löwe.

Anatole manqua de s’étrangler avec sa propre salive. La chose qui se tenait là n’avait strictement rien de naturelle et pourtant, il avait cette désagréable impression que ce n’était pas la première fois qu’il avait affaire à elle. Des images du Bâtiment Noir, du brouillard, du salon de la vieille Anaïs et de l’arbre gigantesque sur la grande place s’imposèrent à son esprit et en regardant tout autour de lui, il lui sembla soudain évident que Crossbeard n’avait rien d’un simple village isolé. Comment avait-il pu être aussi aveugle ? L’existence même d’hommes se faisant appeler Premier, Deuxième ou Troisième aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Ce constat le paralysa et il s’avéra soudain incapable du moindre mouvement.

- Je vois, répondit le médecin, dans ce cas Anatole et toi devriez l’emmener loin d’ici ! Martha et moi allons-nous en occuper !

Swan approuva d’un signe de la tête tandis que le docteur parti en avant, suivi par la grosse femme. Il invita ensuite Anatole à l’aider à exécuter le plan, mais ce dernier restait immobile face à la silhouette qui progressait. Il vit le médecin s’élancer en sa direction et se planter devant elle.

- Ici ! s’écria-t-il.

La marionnette tourna la tête en sa direction, dans un « kt kt kt » significatif, et la pencha légèrement sur le côté comme l’aurait fait un animal.

- Hin hin ! fit-elle de nouveau.

- Anatole, par ici ! insista Swan.

Mais Anatole ne bougea pas. Il avait un très mauvais pressentiment sur ce qui allait arriver et ce fut avec appréhension qu’il observa le début d’un combat : le pantin tendit un bras désarticulé en avant et tenta, de ses doigts taillés dans du bois, d’attraper le médecin qui l’évita de justesse et vint se placer derrière lui. Il dégaina de sa poche une petite fiole et fut imité par Martha. La créature, prise au piège entre les deux villageois, sembla hésiter, orientant son visage fabriqué tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre.

- A trois on balance et on saute ! ordonna le docteur à l’adresse de la grosse femme. C’est compris Martha ?

- C’est compris Martha ?

Les deux villageois se figèrent.

- C’est compris Martha ? Hin hin ! C’est compris Martha ?

Le pantin répétait de sa voix glaciale les mots prononcés par le médecin comme s’il se moquait d’eux.

- Qu’est-ce… ? échappa Anatole à voix haute, les yeux écarquillés.

Derrière lui, Léa jusqu’alors restée en retrait vint prêter main forte à Swan pour l’aider à dégager le corps de Löwe. Le patin, lui, continuait sa tirade en même temps que sa voix n’évoluait en un timbre de plus en plus grave.

- C’est compris Martha ? Kt kt kt… Martha, Martha…

- Martha attention il… fit le médecin sans terminer sa phrase.

Il y eut comme un bruit de détonation et le pantin disparut, laissant place à une boule de liquide noir qui s’agitait dans tous les sens. De temps à autres, des membres semblaient en immerger, donnant l’impression que la chose était en train de se métamorphoser.

- Martha ! hurla Swan qui assistait à la scène. Eloigne toi !

Mais il était trop tard. Il y eut de nouveau un son sourd et la boule noire laissa place à un homme en parka.

- Martha ! s’écria l’homme furieux. Martha, viens ici !

L’homme n’avait plus beaucoup de cheveux sur la tête et avait le même nez droit et d’une longueur remarquable que la grosse femme. Il la pointait de son gros doigt d’un air menaçant.

- Je… Papa ? s’étonna Martha comme si elle le découvrait pour la première fois.

- Où étais-tu passé Martha ? Encore chez les voisins ? Hein Martha ?

- Non je…

- Martha, ce n’est pas lui ! tenta de lui rappeler le médecin.

- Martha ! reprit l’homme. Tu me mens ? Tu me mens à moi ?

- Non papa je…

Par son attitude, la grosse femme semblait n’être plus qu’une enfant. Reculant de quelques pas, elle abaissa la fiole qu’elle avait élevé au-dessus de sa tête.

- NE ME MENS PLUS JAMAIS, PETITE SOTTE ! beugla son père en élevant son bras droit.

A cet instant, le médecin sut qu’il devait agir coûte que coûte et se jeta dans le dos de l’homme pour le déstabiliser. Cependant, son geste héroïque intervint une fraction de secondes trop tard et la main de l’homme heurta de plein fouet le visage de la grosse Martha. Elle tomba lourdement sur le sol, inerte et les yeux grands ouverts, une énorme main noire dessinée sur sa joue.

- Martha ! hurla le médecin.

L’homme qui venait de la terrasser se débattait dans tous les sens afin d’éjecter le docteur de ses épaules. Celui-ci ne tarda pas à son tour à chuter lourdement sur le sol, échappant sa petite fiole des mains. Effrayé, il rampa en arrière à l’aide de ses coudes, tandis que son adversaire s’avançait d’un pas déterminer vers lui. En une fraction de seconde, l’homme laissa de nouveau place à l’étrange boule noire qui lui avait donné naissance.

Sans perdre un instant de plus, Anatole prit son courage à deux mains et s’élança dans leur direction. Profitant de cet instant de latence durant lequel le spectre prenait forme, il attrapa la fiole qui était tombée au sol, enjamba le corps de Martha et vint se placer au-devant du médecin, bras écartés.

- Anatole, reviens ! s’époumona Swan.

L’homme s’apprêtait à se lancer à sa suite lorsqu’il sentit une main l’attraper.

- Attends, lui dit Léa. Laisse-le faire.

La respiration haletante, Anatole sentait sa peur se mêler à une forme d’excitation qui lui donnait la sensation d’être tout puissant. Il pressa du pouce le bouchon de la fiole qu’il tenait, prêt à l’utiliser dès qu’il jugerait le moment opportun.

- Vas-y ! dit-il d’un air provoquant à la boule noire. Vas-y, prend moi, je t’attends !

Selon Swan, la créature s’en prenait aux souvenirs les plus troubles des gens. Cela tombait bien, car Anatole plus que quiconque n’en avait plus aucun. Si Martha avait eu des problèmes avec son père et le docteur quoique ce soit à se reprocher, lui ne connaissait que son prénom. Il en était rapidement venu à la conclusion qu’il était le mieux placé pour les sortir de cette situation.

- Docteur, allez-vous-en ! conseilla Anatole.

Comme il s’y était attendu, la boule noire s’agita dans tous les sens, mais ne parvint pas à prendre forme, comme si elle cherchait en vain la moindre faille. Le médecin ne se fit pas prier et, parvenant à se remettre debout, s’éloigna de la créature pour se jeter à genoux aux pieds de la grosse femme inerte.

- Martha… kt kt kt kt… kr kr kr… Martha…

La confusion du spectre arracha un sourire de satisfaction à Anatole. Peu importe ce qu’était cette chose, il lui tenait tête avec brio et elle allait bientôt devoir se plier à lui.

- C’est fini ! dit-il avec conviction.

Et alors, il prit l’élan nécessaire avec son bras droit pour jeter la fiole sur l’amas informe qui lui faisait face.

- Pourquoi, Anatole ? fit soudain une voix de femme.

Entendre la créature prononcer son nom lui fit l’effet d’une douche froide. Incapable de jeter sur elle l’arme qu’il avait en sa possession, il se mit à trembler de terreur, conscient que son plan venait d’être déjoué.

- Pourquoi m’as-tu abandonnée, Anatole ?

La femme sanglotait de désespoir. Anatole voulut répondre à ces accusations, mais il s’en révéla bien incapable et ses lèvres refusèrent de bouger. Cependant, la peur qu’il ressentait au fond de lui n’était rien comparée à celle qui le tétanisa lorsqu’il vit se métamorphoser devant lui la jeune femme aux cheveux roux qu’il recherchait depuis des jours. Les larmes aux yeux, elle avait dans son regard autant de tristesse que de haine.

- Pourquoi, Anatole ? Pourquoi ?

- Je… commença-t-il.

- Pourquoi m’as-tu abandonnée ? répétait-elle en s’approchant de lui.

- Mais je… je ne sais même pas qui tu es ! parvint-il à protester sans parvenir à reculer.

- Tu m’as laissée seule, comme tu as laissé tes frères.

Un bras tendu en sa direction, elle se rapprocha un peu plus encore pour tenter de toucher du bout de ses doigts fins le haut de son crâne. A son contact, la vision d’Anatole se troubla et il sentit une décharge électrique lui parcourir le corps. Il entendit aussitôt une puissante explosion, tandis qu’il chutait lourdement à genoux sur le sol, et sentit les doigts de la jeune femme s’éloigner.

- Je… ne… me… souviens… pas… articula-t-il difficilement.

Ses membres endoloris devinrent petit à petit insensibles et bientôt, sa tête heurta le sol à son tour. La dernière chose qu’il aperçut, avant de sombrer, fut les silhouettes de Premier et de Swan accourant vers lui.

Puis vint le noir absolu.

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