14 Nuit

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CORRECTION NON EFFECTUÉE POUR CAUSE DE FLEMME :'DDDD

— Dans 100 m, au rond-point, prenez la troisième sortie.

Azalée marmonne dans son sommeil, frissonne, s'emmitoufle dans le plaid de Wagner, se retourne.

— Hey Chouquette, répète Niels en lui caressant les cheveux.

Il sourit tendrement : Azalée est si parfaite, et il aimerait passer sa vie à la contempler. Mais il est terrifié d'entendre, s'il ne la réveille pas immédiatement, d'autres mots horribles sortir de ses si jolies lèvres qu'il rêve d'embrasser depuis qu'il l'a rencontrée.

Et dire que c'était seulement hier matin...

Sous ses caresses, bien que toujours profondément assoupie, Azalée sourit paisiblement. Dans une moindre mesure, cela apaise Niels : comme en miroir à celui d'Azalée, son visage semble plus détendu et ses lèvres s'étirent en un sourire doux.

Tout le reste du trajet, il l'admire, caressant toujours ses beaux cheveux soyeux. Ce contact le rassure. Tant qu'elle est avec lui et Caroline, Azalée est en sécurité, et il ne veut jamais avoir à la quitter. Pourtant, ce moment survient. Bien trop vite à son goût.

Avec un soupir résigné, il se penche sur elle pour la réveiller. Il ne peut s'empêcher de respirer son odeur au passage. Azalée ouvre brusquement les yeux. Elle ne comprend pas immédiatement où elle est. Apeurée, elle resserre le plaid de Wagner autour d'elle en plissant les yeux pour tenter de distinguer quelque chose dans l'obscurité.

— N'aie pas peur, c'est moi, Merveille, murmure Niels en allumant le plafonnier. On est presque dans ton allée.

Azalée soupire de soulagement, puis dévisage Niels alors que les événements récents lui reviennent progressivement en mémoire. Elle est perdue : elle ne sait pas si elle lui en veut ou si elle lui est reconnaissante d'être venu la chercher aussi loin de chez lui.

D'un côté, elle aurait passé la nuit contre une poubelle, et de l'autre, il l'a ramenée chez elle, où elle dormira aussi dehors, quoi qu'il arrive, où, en plus de subir le froid de la nuit, elle subira aussi sa triplette et sa mère. Elle repense aussi à sa peur quand Caroline et lui se sont approchés d'elle alors qu'elle dormait, frigorifiée. Elle avait imaginé son viol, des coups de pieds et de poing, voire pire... une agression horrible. Quel serait le moindre maux, entre ça et la cruauté d'Azora ?

Elle se le demande sincèrement. Puis elle s'en veut. Elle aime Azora plus que tout. Et Azora l'aime, à sa façon bien à elle. Jamais ce qu'elle lui ferait subir ne serait comparable à un viol ou une agression dans la rue.

Elle décide alors qu'elle doit être reconnaissante à Niels et à Caroline. Cependant, ce n'est pas un merci qui sort de ses lèvres.

— Pourquoi vous êtes venus me chercher ? Tu es étrange comme garçon. Tu ne me connais que d'hier et tu réponds immédiatement à mon appel au beau milieu de la nuit...

Parce que je tiens à toi.

— Axelle se fait un sang d'encre, tu d'vrais l'app'ler pou' la rassurer. Et j'aurais fait ça pou' n'impo't' qui. J'm'inquiète d'puis qu't'as couru ch'ais pô où comme une perdue ! 's'est passé un truc chez Clément ?

« Si tu veux gicler dans ma pute de sœur elle est dans la chambre d'ami ! »

Elle ne dit rien. Une fois de plus, elle choisit la fuite et évite le regard de Niels, baissant les yeux, honteuse. Le silence les enveloppe, impitoyable. À quoi bon se confier à lui ? Il l'a dit lui-même, il ferait ça pour n'importe qui. Elle est n'importe qui. Ce qu'elle ignore, c'est que même s'il n'a aucunement menti, l'exacte vérité a refusé de franchir ses lèvres. Il s'est fait un sang d'encre lui aussi, et, c'est vrai, il aurait fait ça pour n'importe qui, mais surtout pour elle.

— Est-ce qu'il t'a...

Alors que la lumière de l'allée s'enclenche, la voix de Niels se brise, il n'arrive pas à poser la question qui lui brûle les lèvres autant qu'elle incendie son cœur. Il a bien vu comment elle regarde Clément quand elle croit que personne ne la voit, et comment lui la regarde quand elle n'en a pas conscience.

S'il t'a fait du mal, je te jure que...

— Niels !

Les joues d'Azalée s'enflamment alors qu'elle relève brusquement la tête pour le fusiller du regard, choquée. Elle a parfaitement compris où Niels veut en venir. Elle a l'impression de ne jamais s'être sentie aussi gênée et humiliée. Et en même temps, flattée. Il n'y a bien que Niels pour penser qu'un garçon puisse avoir envie de... quoi que ce soit avec elle !

— Réponds-moi... exige-t-il, la voix cassée, en éteignant le plafonnier.

Toujours la tête baissée, elle entortille les petits cheveux à la base de sa nuque autour de ses doigts et les arrache. Elle ne veut pas répondre, mais si elle se tait, il va croire qu'elle a laissé Clément...

— Niels, mon trésor, laisse-la tranquille. Sors de c'fichu char et récupère ses sacs dans l'coffre !

— Mais m'man ! proteste Niels en serrant les poings. J'veux juste savoir si...

— Si rien du tout ! J'ai dit laisse-la tranquille. Tu l'as mise mal à l'aise, elle doit capoter, là ! Si elle veut s'confier, elle le fera, mais tu lui tires pas les vers du nez, c'est quoi ces façons ‽ Maintenant obéis sans discuter !

Niels souffle et grommèle dans sa barbe, contrarié. Il sort de la voiture et en fait le tour pour ouvrir la portière à Azalée. Puis il se penche au-dessus d'elle pour détacher sa ceinture, qui est difficile à défaire.

— Désolé, j'voulais pas t'emburnailler... marmonne-t-il à son oreille. Bonne nuit, Merveille.

Tendrement, il l'embrasse sur la joue et s'éloigne d'elle. Azalée n'est pas la seule à s'empourprer à ce baiser chaste. Elle sent sa peau fourmiller là où se sont posées les lèvres de Niels. Elle retient difficilement son envie de porter sa main à sa joue, sans savoir si c'est pour se débarrasser de la sensation ou pour la chérir.

Elle ne sait plus où elle en est alors que son cœur s'affole. Elle voudrait que ce ne soit pas le cas, mais elle a déjà ressenti ça. Avec Clément. Il avait été son premier baiser. Son premier petit ami. Le premier à la toucher profondément dans son âme comme personne ne l'avait jamais touchée. Son premier amour.

Niels n'est pas Clément.

— Ça va ma tourterelle ? Tu n'as pas trop froid ?

La voix de Caroline la ramène à la réalité.

— Tout va bien, merci, ment-elle en s'efforçant de ne pas claquer des dents à cause de l'air froid qui s'invite à l'intérieur du véhicule.

Elle retire le plaid de son corps, le plie soigneusement et sort de l'habitable. Puis elle s'approche de Caroline,

— Merci, Madem... Caroline, se reprend-elle au regard que celle-ci lui lance. Je suis tellement, tellement, tellement désolée pour tout le dérangement ! Je n'aurais pas dû appeler, il... ne s'est... rien passé de... grave ?

Son affirmation ressemble à une interrogation, et son visage vire au cramoisi.

— J'ai paniqué pour rien, je vous assure ! s'empresse-t-elle d'ajouter.

Elle veut à tout prix que Caroline et Niels la croient.

Il le faut.

Niels, les lèvres pincées, lui tend ses cartables sans un mot.

— Niels...

Les paroles qu'elle voudrait prononcer meurent sur ses lèvres. À la place, elle dit simplement :

— À demain.

Reste ! Remonte dans la voiture et rentre avec moi !

Niels aimerait la supplier. Au fond de lui, il sent que ce n'est pas pour rien que ce « À demain » est comme un poignard enfoncé dans son cœur. Quelque chose ne va pas dans cette famille. La peur qu'il a lue en Axelle quand elle est venue lui parler n'était pas anodine, et il perçoit la même en Azalée en cet instant.

Je voudrais tellement te protéger, Merveille.

— À demain...

Sa voix se brise et il étouffe un sanglot. Illuminée par l'éclairage de l'allée, Azalée lui sourit faiblement, regardant un point derrière lui pour ne pas le regarder sans pour autant visser son regard au sol. Elle tente de réprimer un frisson, en vain, puis se retourne et se dirige lentement vers le perron.

S'il te plaît, pars... implore son cerveau.

S'il te plaît, reste... Oblige-moi à aller avec toi... contre son cœur.

Elle sent les regards de Niels et Caroline sur son dos, et un nouveau frisson la parcourt.

Rapidement. Bien trop. Elle atteint le perron.

Elle soupire. Tend l'oreille. Soupire encore. Plonge la main dans sa poche. Trouve ses clefs. Ne les sort pas. Soupire encore. Fait semblant de chercher. Tend l'oreille encore. Soupire encore. Sort ses clefs. Les agite dans les airs. Sans se retourner. Pour dire au revoir. Tend l'oreille encore. Entend les pneus crisser sur le gravier. Soupire encore. De soulagement cette fois. Range ses clefs. Soupire encore. De résignation cette fois. Tourne le dos au perron. Part.

Ses membres sont gourds. La gare est encore loin. Trop loin. Et elle est épuisée. Trop épuisée. Pourtant, elle continue à marcher.

— M'man... Je l'sens pas... marmonne Niels en direction de sa mère. T'penses quoi d'tout ça ?

Il aimerait demander à Caroline de faire demi-tour, et il le lui demanderait, s'il ne s'agissait que d'eux deux. Mais l'important, dans toute cette histoire, c'est Azalée.

Caroline pose sa main sur la cuisse de Niels et la serre pour le réconforter.

— J'sais pas, poussin. On va comprendre l'fin mot d'l'histoire et tout arranger.

Niels ne répond rien. Il est trop sensible. Et s'il tente de parler, il sait qu'il éclatera en sanglots. Il a la larme facile. Ses amis le taquinaient souvent pour ça.

En silence, le cœur serré, Niels ferme les yeux puis serre le plaid de Wagner contre son visage et en respire l'odeur. L'odeur d'Azalée. Il inspire longuement, pour s'en imprégner. Depuis l'instant où elle est sortie de la Toyota, elle lui manque atrocement. Elle est sa première amie depuis qu'ils ont emménagé. Elle est spéciale. Il veut faire d'elle sa meilleure amie, sa confidente. Et tellement plus...
Il repense à ses lèvres si délicates si près de son oreille. Il repense aux si doux traits de son visage quand elle dormait. Il repense à son palpitant bondissant quand son téléphone a sonné et que « Chouquette » et la photo d'Azalée qu'il a prise sur son profil facebook se sont affichés.

Et comme ça, il finit par sombrer dans un sommeil agité. Tous ses songes lui montrent Azalée. Tantôt battue par Anaïs et sa bande. Tantôt tirée en laisse par Azora. Tantôt acceptant ses baisers passionnés à lui, le biesse de Niels, nigaud pas fichu de passer une journée de lycée sans punition, bagarre ou embrouille.

— Niels, bébé.

Niels sourit, émerveillé alors que la voix d'Azalée vole jusqu'à lui. Enfin, elle accepte leurs sentiments réciproques.

— Prends ma main, dit-il, en tendant la main pour joindre le geste à la parole.

Souriant elle aussi, lentement, elle s'avance pour la saisir.

— Niels, bébé.

Sa bulle de rêve éclate. Il ouvre les yeux. Le visage de Caroline est penché au-dessus du sien.

Évidemment.

Il aurait dû s'en douter, jamais Azalée ne l'aurait laissé l'aimer. Pas si vite. Pas comme ça. Alors l'appeler « bébé »...

Diou ! C'que ch'uis biesse ! se morigène-t-il.

— On est arrivés, mon poussin.

Avec un sourire gorgé d'inquiétude, Caroline l'embrasse au niveau de la commissure des lèvres, sur la petite fossette que Niels a toujours eu et qu'elle adore tellement.

Niels tente d'étouffer sa déception. Il aime tellement Caroline, et il refuse de la blesser plus qu'il ne l'a déjà fait jusque-là en ne sachant pas taire ses émotions une fois de plus.

Il la serre fort contre lui.

— Merci... souffle-t-il, éternellement reconnaissant.

Malgré toutes ses erreurs, elle continue de l'aimer et d'être là pour lui, alors qu'il a détruit sa vie et brisé son cœur. À cause de lui, elle a déménagé et se retrouve loin de son âme-sœur, qui purge en prison une peine qu'il ne mérite pas parce qu'il est innocent. Il le sait, car le coupable, c'est lui. Et l'innocent, c'est son père.

Pour au moins la millionième fois de la journée, ses yeux le brûlent. Il pleure, encore.

— Oh, mon bébé... murmure-t-elle en passant ses mains dans ses cheveux. Je suis là. Rentrons à la maison mon trésor, tu pourras te confier à ta vieille mère, tente-t-elle un trait d'humour pour l'apaiser et lui montrer que tout va bien.

Il rit brièvement, pris par surprise, alors qu'elle met fin à leur étreinte. Il renifle bruyamment puis s'essuie le nez avec le dos de sa main. Il suit Caroline hors de la voiture, conscient de sa chance de l'avoir pour mère et de la malchance d'Azalée de ne pas avoir une femme comme Caroline pour mère elle-aussi.

Caroline fait assoir Niels dans le canapé du salon et entre dans la cuisine. Elle place une infusion de tisane à la cannelle dans une tasse, remplit la bouilloire d'eau et l'enclenche.

— Tu veux un café mon chéri ? demande-t-elle, trop fort, d'une voix aiguë et stridente.

— Oui m'man, merci ! répond Niels, tout aussi fort.

Elle met en route la cafetière et retourne dans le salon s'assoir à côté de Niels.

— Bébé... Parle-moi. Je suis tellement inquiète pour toi.

Niels soupire. Il aime tellement sa mère et il ne lui cache jamais rien. Ni à aucun autre membre de la famille. Mais les événements des dernières semaines ont semé la zizanie dans son esprit et il ne sait plus vraiment ce qu'il ressent ni pourquoi. Il voudrait tellement exprimer ce qu'il a sur le cœur, mais il l'ignore et est donc incapable de se confier à qui que ce soit.

— M'man, j'veux tout t'dire, j't'y jure. Mais j'suis à l'ouest. Parfois j'me lève d'bonne heure su' l'piton comme si qu'papa était pas en prison et qu'j'avais pas été viré en détruisant ta carrière. Pis d'autre' fois, je... Pis là v'là t'y pas qu'j'rencontre Azalée ! Et j'me dis qu'ma vie est parfaite et qu'j'suis ingrat. J'vous aime trop fort mais tell'ment mal qu'j'vous fais douiller. C'pas une vie, ça. Papa est en taule pour un truc qu'moi j'l'ai fait, toi t'as quitté un bien meilleur poste qu'ici très bien payé pa'c'qu'j'ai fait l'biesse d'nigaud d'pteh d'ostie d'con d'grand dadais. Zachée est en HP pa'c'qu'j'étais pas là pou' l'empêcher d'tenter d'se tuer. Jacob est l'oublié d'la famille pa'c'qu'tu t'occupes H24 d'moi tant tu t'inquiètes... À part fout' la marde j'sers à rien ! Mais là, j'ai une chance d'êt' què'qu'un d'bien. C'pas un hasard si c'est mon froc qu'elle a failli baisser en tombant. C'était un signe de Dieu pou' qu'j'prenne soin d'elle ! Les aut' au bahu pensent qu'j'ai un grain d'lui parler mais j'veux qu'y voient tous la lumière qu'irradie d'elle et qui m'éblouit dès qu'j'la r'ga'd'. Elle est si délicate, attentionnée, gentille, intelligente, drôle, talentueuse... Sa splendeur n'a d'égale qu'la haine qu'les aut' lui vouent. J'suis sûr qu'j'peux faire qu'ils l'aiment, et qu'elle s'aime, car c'pa qu'elle est sa pire ennemie mais elle est sa pire ennemie ! Sinon pou'quoi qu'sa sœur s'rait v'nue essayer d'me parler ? T'sais, elle est si parfaite ! Elle défend sa triplette et déteste qu'on parle mal d'elle malgré toutes les salop'ries qu'elle lui fait et toutes les fois qu'elle la frappe et l'insulte ! R'ga'd' !

Les mains tremblantes d'émotions diverses difficilement contenues, il déverrouille son téléphone, monte le son au maximum, va sur la publication Facebook d'Azora sur le profil d'Azalée et lance la vidéo qu'il n'avait pas encore eu l'occasion de montrer à Caroline.

Celle-ci plaque sa main contre sa bouche et écarquille les yeux, sous le choc. Lorsque la vidéo prend fin, son visage est ravagé par les larmes et son mascara a laissé de longues traînées bleues sur ses joues. Niels, qui a envie de vomir à cause de cette vidéo, prend sur lui pour ne rien dissimuler à sa mère. Il lui montre les commentaires insultants et humiliants sous la publication, mais aussi sur les photos d'Azalée, et la façon dont elle s'est renommée elle-même Azalée Léphant.

— Bébé... On va être là pour elle. Ensemble. On va la noyer sous les compliments et les sourires sincères. On va ouvrir les yeux de ceux qui s'en prennent à elle. Mais bébé, pas par la colère, la violence et la haine. On vaut mieux que ça. On va être intelligents. Te battre avec tes camarades de classe ne rajoute que du malheur sur le malheur, amour.

Niels pâlit, honteux. Il aurait dû annoncer lui-même à sa mère qu'il s'était battu, mais il a oublié, et elle a dû l'apprendre par Mademoiselle Brunnen. Il imagine la déception sur son visage en apprenant la nouvelle et il se sent mal.

— M'man, ch'uis dés'lé... J'ai pas réfléchi... C'est c'connard d'Théo qu'a jamais appris à respecter les femmes ! Y pense qu'avec sa queue ! Il a dit qu'il allait...

Avec de grands yeux paniqués, Niels s'interrompt : il est très proche de sa mère, mais jamais il ne lui a parlé des fantasmes pervers que des camarades ont en pensant à elle. Le silence s'installe, troublé par le bruit de la bouilloire. Caroline va dans la cuisine et revient avec sa tisane et le café de Niels.

— Qu'il allait quoi ? demande doucement Caroline en tendant sa tasse à Niels.

Niels vire à l'écarlate, soupire, puis finit par répondre, car les mensonges et non-dits n'ont jamais eu leur place dans cette famille.

— Bah t'sais, t'es ostie d'tabarnak d'trop belle et... beaucoup d'garçons d'l'établissement voudraient t'faire plein d'choses... C'est t'y pas qu'y parlait d'toi comme d'une pute qu'il allait coincer dans un coin avec ses potes pour s'amuser donc j'ai vrillé...

— Je suis vraiment désolée, trésor... Tu n'as pas à défendre ta vieille mère, et encore moins avec tes poings, d'accord ? Occupe-toi de ta scolarité et de te faire des amis. Je vais m'occuper de ça, mon poussin. Ne t'en fais pas. Mais s'il te plaît, ne te bats plus : la violence ne résout rien.

Tout en parlant, Caroline touille sa tisane. Alors que Niels promet de ne plus s'emporter, elle souffle dessus puis en boit une gorgée. Elle grimace : l'infusion est brûlante.

— Va dormir, amour, la nuit porte conseil. On reparlera de tout ça à tête reposée. Fais de beaux rêves.

Niels termine son café d'une traite, embrasse tendrement sa mère au niveau de la commissure des lèvres, où elle a exactement la même fossette que lui, lui souhaite bonne nuit et monte les escaliers d'un pas lent.

Caroline pose sa tisane sur la table basse le temps qu'elle refroidisse. Elle récupère son attaché-case dans le vestibule pour en sortir sa tablette et ses copies à corriger et se rinstalle dans le canapé. En attendant que l'appareil s'allume, elle pianote son front de ses ongles vernis impeccables.

Elle ouvre les cours qu'elle a méticuleusement préparés pour ses élèves et prend la première copie de la pile qu'elle a posée sur la table basse. Elle commence à lire le travail de l'élève, mais elle ne parvient pas à rester concentrée, entendant en boucle les confidences de Niels dans son esprit.

Elle pousse un profond soupire puis se connecte sur facebook.

— B'Diou d'marde, c'tait quoi, d'jà ? marmonne-t-elle pour elle-même. Rah, j'sais plus...

Son regard s'illumine : elle a une idée. Avec un petit sourire, elle se rend sur le profil de Niels et parcourt la liste de ses amis. Enfin, elle trouve « Azalée Léphant ». Lire ce nom d'utilisateur la désole, mais elle clique. Hormis ses photos de profil anciennes et actuelles, Caroline n'a accès à rien sur le mur d'Azalée. Elle hésite à cliquer sur « ajouter ». Finalement, elle ose.

Elle a remarqué que les paramètres d'Azalée ne permettent pas de voir qui elle a dans ses amis. En outre, elle est très moderne dans ses façons de faire en tant que professeure, et cela lui a d'ailleurs souvent valu des ennuis dans son travail, mais les répercussions sur sa carrière ne lui ont jamais fait peur. Elle a plus à cœur l'intérêt de ses élèves que celui de l'académie.

Une longue partie de la nuit, tenue éveillée par des tasses d'infusions de tisane à la chaîne, Caroline met en point d'honneur à commenter toutes les publications d'Azalée. « Tu dessines très bien », « Sublime peinture », « Tu es très belle sur cette photo », « Très joli croquis de paysage »... Malgré la tristesse qui l'enveloppe face au tsunami de haine qui déferle dans les commentaires, elle sourit tendrement en voyant qu'Azalée a photographié le 22/20 qu'elle a eu en allemand la semaine passée. « Glückwunsch ! », écrit-elle en repensant avec nostalgie à ses quelques années passées en Allemagne à la naissance de Niels.

Puis elle observe l'interminable pile de copies qui l'attend sur la table basse et soupire.

— Allons-y !

De son côté, pourtant bien au chaud au fond de son lit, Axelle est incapable de trouver le sommeil. Elle se sent tellement mal de ne pas avoir réussi à parler à Niels. Elle avait l'impression de trahir Azalée, tout en sachant pertinemment qu'elle agissait pour son bien. À cause de son inaptitude à l'action, sa grande sœur est quelque part dehors, à survivre dans le froid glacial de la saison.

Elle avait tenté de raisonner leur mère pour qu'Azalée puisse revenir, mais tous ses efforts avaient été réduits à néant par Azora. Elle qui s'entendait avec tout le monde et ne haussait jamais la voix s'était emportée contre Azora et lui avait assuré que jamais elle ne lui pardonnerait toute la souffrance qu'elle causait à Azalée. Encore maintenant, elle se sent monstrueuse d'avoir crié et cette pensée la rend nauséeuse.

Pire encore, elle a harcelé Azalée d'appels et de SMS inquiets auxquels elle n'a toujours aucune réponse. Elle ose tout juste cligner des yeux, le regard obstinément fixé sur l'écran de son téléphone, de peur de ne pas voir des notifications lui annonçant des messages ou appels d'Azalée.

Les yeux embués de larmes, elle serre contre son cœur le cadre que lui avait offert Azalée pour son anniversaire deux mois plus tôt. Toute la famille était en vacances chez Mamie Agapé et Papi Alain. Adélie et Axelle avaient fait des pieds et des mains pour cette photo de famille. Azora avait tout fait pour qu'Azalée ne figure pas sur la photographie. Oncles, tantes, cousins, grands-parents... tous étaient immortalisés dans cet instant de joie intense. Tous sauf Azalée. Dans la soirée, Azalée, qui faisait toujours attention aux autres, avait pris Axelle à part car elle avait vu sa tristesse. Elle avait su trouver les mots pour la consoler, et avait ainsi créé un moment tout aussi précieux, qui n'appartenait qu'à elles deux, qu'elle avait lui aussi rendu éternel en le photographiant sur le téléphone d'Axelle. Au dos du cadre, en lettres d'or, de son écriture soignée et sublime, Azalée avait écrit :

« Cette photo est inestimable, car nous sommes tous dessus (moi aussi, par l'existence même de cette photo) et elle transpire d'amour. L'amour que vous vous portez et qui nous éblouit par vos sourires et les étoiles dans vos yeux. L'amour que je vous porte aussi. Je débordais d'amour pour vous quand j'ai immortalisé l'instant. Chéris à jamais ce moment. Je t'aime tellement fort et pour l'éternité. Heureux anniversaire, Axelle. Azalée, ta grande sœur quoi qu'il advienne. »

Chaque fois qu'elle admirait ce cadre unique qu'Azalée avait mis tant de cœur à fabriquer, Axelle ressentait la présence de sa grande sœur à ses côtés. Elle comprenait ce qu'elle voulait dire quand elle disait qu'elle était elle aussi sur la photographie. Dès qu'elle s'en séparait, tout perdait sens : les mots d'Azalée devenaient pour Axelle aussi clairs que du javanais et son cœur se déchirait. Azora trouvait toujours un moyen d'isoler Azalée, au point de donner l'impression qu'elle ne faisait pas partie de la famille. Les oncles, tantes, cousins, cousines et grands-parents, qui ne les voyaient pas au quotidien, n'avait pas pleinement conscience de la situation. Leur mère, en revanche, cautionnait le comportement d'Azora envers Azalée en connaissance de cause. Alizée était à Londres et ne savait rien de tout cela. Quant à leur père, puisqu'il n'était pas présent pour constater les faits de lui-même et que tout le monde amoindrissait le calvaire que subissait Azalée, il pensait qu'Axelle dramatisait. Même Azalée avait menti sur la gravité du contexte familial.

Sur l'instant, Axelle s'était sentie trahie par tout le monde, et plus particulièrement par Azalée. Elle avait voulu s'énerver contre Azalée pour la faire réagir et sortir le bec de l'eau, mais elle s'était noyée dans l'océan de désolation des magnifiques yeux azur de celle-ci. En larmes, elle avait enfoui son visage dans son cou et avait répété, encore et encore, comme une litanie :

— Je t'aime, Azalée.

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