10 Nouvelles amitiés

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À travers les larmes qui embuent ses yeux comme à travers la pluie qui ruisselle contre la vitre du train, Azalée tente de distinguer les paysages qui défilent malgré l'obscurité. Mais ce qu'elle voit, ce sont les événements de la nuit et de la journée écoulées.

« Pourquoi la vie doit-elle être si cruelle avec moi ? » se demande-t-elle sombrement, sans colère mais avec dépit.

La nuit passée était aussi terrible que la journée était magique. Elle aurait voulu écourter la nuit autant qu'elle aurait voulu éterniser la journée. Aucun de ces deux vœux n'avait été exaucé, bien au contraire. La nuit n'avait jamais consenti à mourir pour faire poindre le jour malgré ses supplications. Les heures avaient passé, et passé, et passé... et passé encore ! Et enfin le jour, promesse de malheurs bien pires, s'était révélé salvateur. Le jour n'avait jamais consenti à faire fuir la nuit malgré ses supplications. Les heures avaient couru, couru, couru... et couru encore !

Et la nuit l'enveloppe à nouveau, alors qu'elle est là à pleurer, recroquevillée dans son siège.

Elle vient de passer la journée avec Papi Alain, Mamie Agapé, Tante Alicia, Igor et Adélie. Elle n'aurait pas pu imaginer plus beau cadeau. Quitter l'appartement de ses grands-parents s'est révélé un véritable crève-cœur. Tout ce beau petit monde qui a réussi à la faire s'évader de son quotidien lui manque déjà tellement. À une pléthore d'occasions, elle a essayé de demander de rester dormir sous leur toit, dans la chambre qu'elle occupait quand elle venait en vacances, mais la crainte de devoir s'expliquer l'a retenue à chaque tentative.

« Hors de question de créer des problèmes à maman et Azora, elles ne méritent pas ça ! » se répète-t-elle une fois de plus pour se conforter dans sa décision d'avoir gardé le silence et d'être repartie à la recherche d'un toit sur la tête et d'un lit.

Elle se fait violence pour ignorer encore et encore son téléphone qui vibre fortement contre ses fesses et qu'elle n'a pas consulté depuis qu'elle a menti éhontément en disant qu'elle avait dormi chez Niels. Elle est sûre que c'est Axelle car il n'y a qu'elle pour s'inquiéter pour elle au point de la noyer sous les textos et les appels depuis qu'elle a quitté la maison en courant. Mais même à elle, elle refuse de parler alors qu'elle ne se confie qu'à elle depuis des années.

Elle a dû faire le deuil non pas d'une, mais de deux sœurs, deux triplettes... et d'une mère... et de tous ses amis, en plus d'un père aux abonnés absents. Alizée est à Londres, et savoir la haine d'Azora pour Azalée la foudroierait sur place et la tuerait. Elles s'écrivent souvent : Azalée lui décrit une existence heureuse, absolument parfaite. Alizée est si fière d'elle ! Impossible de la décevoir ! Surtout pas avec un océan qui les sépare ! Quant à Axelle, elle peut voir tout ce qui se passe, à la maison comme au lycée, et même si Azalée voulait se taire et lui dissimuler la vérité, elle ne la laisserait pas faire !

Elle aime sa famille plus que tout, et c'est ce qui rend les choses si difficiles. Si seulement elle n'avait aucune attache nulle part, elle aurait « quitté » cette vie de misère depuis bien longtemps. Or, ce n'est pas le cas, loin de là, et se séparer de ses proches est la pire des tortures. C'est ce qu'elle doit faire pourtant. C'est la meilleure option. C'est la seule qu'il lui reste, d'ailleurs, maintenant qu'Azora a manipulé leur mère pour qu'elle pense vouloir l'expulser du domicile familial. Elle était tellement aux anges d'être parvenue à ses fins !

La voilà donc qui s'éloigne, pas seulement de l'appartement de ses grands-parents, mais aussi de la maison dans laquelle elle a toujours vécu, et pour aller vers l'inconnu et l'incertitude quant à l'avenir...

Son téléphone vibre une fois de plus dans la poche arrière droite de son jean. Elle soupire mais ne quitte pas les ombres du paysage des yeux et n'esquisse aucun mouvement pour s'en saisir. De ses doigts délicats aux articulations douloureuses, elle suit les chemins sinueux tracés par la pluie sur la vitre crasseuse. Elle sourit tristement.

Enfants, ses sœurs et elles choisissaient chacune une goutte d'eau pour faire la course de celle qui arriverait la première tout en bas de la fenêtre. Elles n'arrivaient jamais à savoir qui gagnait, car les gouttes se fondaient souvent les unes dans les autres pour ne faire qu'une.

Depuis qu'elle est montée dans ce train et s'est installée près de la fenêtre, en face d'un blondinet boutonneux qui semble avoir plus de pellicules que de cheveux et d'un brun obèse, elle n'ose pas bouger ou ne serait-ce que battre d'un cil. Leurs regards fixes et insistants sur elle tandis qu'ils murmurent la mettent mal à l'aise, et elle fait tout pour éviter le contact visuel avec eux.

Son téléphone vibre une énième fois contre ses fesses. Elle soupire en se levant, réajuste son pull gris souris en mohair et son épaisse écharpe jaune moutarde, et se dirige vers les toilettes. Elle a besoin de se rafraîchir : elle n'a jamais ignoré Axelle aussi longtemps, et ça lui fait mal de faire souffrir et s'inquiéter sa sœur si cruellement, mais elle ne se sent prête ni à l'écouter, ni à lui parler.

Ce n'est pas du sang qui circule dans ses veines, mais bien de la honte à l'état pur. Elle pensait avoir dépassé ce stade, avec Axelle, au su de toutes les humiliations et violences qu'elle l'a vue endurer à cause d'Anaïs, d'Azora et de la bande.

Quand elle retourne à sa place, le blond lui sourit timidement et le brun lui fait un clin d'œil. Elle rougit fortement, gênée, et, en se renfonçant dans son siège, enfouit son visage dans son pull. Elle ne sait pas comment réagir. Un véritable ouragan se déchaîne dans son esprit égaré. Elle ne comprend pas ce qu'elle ressent.

« Tu leur plais. N'importe quoi, t'as vu ta gueule ? Tu es laide et grosse, tu ne plairas jamais à personne. Ils sont polis, c'est tout. »

La chaleur inonde ses joues alors que, de temps en temps, elle sort les yeux de son pull pour les observer. Ils semblent toujours fascinés par elle, et même si elle voudrait rester insensible, ils lui font de l'effet et elle se sent flattée. Intriguée par l'intérêt qu'ils lui portent, le plus discrètement possible, tout en tendant l'oreille pour essayer d'écouter ce qu'ils disent, elle les détaille des pieds à la tête. Elle les trouve vraiment mignons, et ils lui semblent si gentils. En plus, elle a l'étrange sensation de les connaître.

« Étions-nous amis, avant ? » se demande-t-elle, les sourcils froncés.

Elle ne réalise pas immédiatement que, tout à ses pensées, elle a oublié d'être discrète et les dévisage désormais sans plus se cacher. Son visage, si c'est possible, rougit encore davantage tandis qu'elle ne peut retenir un gémissement.

Une fois de plus, elle tente de disparaître sous son pull, fermant les yeux très fort dans une tentative de se convaincre qu'elle a tout imaginé, qu'elle ne vient pas de se mettre la honte toute seule devant deux beaux jeunes hommes qui ne la laissent pas indifférente.

Contre toute attente, ainsi, elle finit par s'endormir, dans un serein épuisement causé par une nuit presque blanche et une journée merveilleusement mouvementée dans l'appartement de ses grands-parents. Elle se réveille en sursaut lorsque la longue main du brun se pose sur sa cuisse. Il est penché au-dessus d'elle, ses lèvres très proches de son oreille droite. Il esquisse un mouvement de recul, surpris par la brusquerie d'Azalée.

— Eh, doucement, range tes griffes, petite chatte ! J'allais juste te prévenir que nous sommes arrivés au terminus ! la rassure-t-il avec empressement.

« Oh. Mon. Dieu. « Petite chatte » ? C'est moi, « petite chatte » ? C'est une technique de drague ou il dit ça sans réfléchir ? » ne peut-elle s'empêcher de s'interroger, incrédule.

Elle se tortille sur son siège, mal à l'aise, et, les mains sur les genoux, triture ses doigts, les yeux baissés. Personne ne la jamais appelée « petite chatte » et hormis Niels qui l'appelle « Chouquette » depuis la veille, on ne lui donne jamais de petits noms affectueux. Si les deux adolescents n'avaient pas eu l'air aussi choqués qu'une baleine hideuse comme elle puisse penser qu'on veuille la toucher, elle aurait hurlé et aurait bataillé. Dans une autre bouche, le surnom « petite chatte » aurait sonné vulgaire à ses oreilles et elle se serait sentie menacée, mais dans la sienne, elle a perçu une étrange innocence, un ton amical et doux, sans arrières pensées.

— Ça va, petite chatte ? s'inquiète le brun, lui faisant réaliser qu'elle n'a toujours rien dit et que sa respiration est encore haletante.

Elle ne sait plus où se mettre. Des papillons s'agitent dans son ventre quand elle sent sa voix suave vibrer au fond d'elle et, simultanément, elle se sent nauséeuse. Le blond aussi la trouble, avec son regard profond et son sourire timide qui la tourneboulent. L'air aussi soucieux que le brun, il se gratte entre les sourcils, faisant éclater l'une de ses pustules. Il grimace.

Incapable de parler, honteuse, elle hoche la tête. Ils continuent de la fixer quelques secondes : elle a l'impression de se liquéfier sous leurs regards. Sans se concerter, souriants, les deux garçons saisissent chacun l'un de ses sacs. Dans l'intention de protester, elle ose enfin les regarder. Elle se ravise. Ses mains sont moites alors qu'elle tapote ses paumes l'une contre l'autre, gênée.

Elle hésite alors qu'ils s'affairent, pleins d'assurance. Avec un soupir, elle se lève et, sous le faux prétexte de réajuster ses vêtements pour cacher son ventre, elle prend le temps de les observer plus attentivement. Ils semblent tellement sincères qu'elle ne comprend pas comment elle a pu se sentir mal à l'aise jusque-là en leur présence. Ils ne peuvent qu'être gentils avec de tels sourires, ça crève les yeux maintenant qu'elle est allée contre son premier instinct et ses préjugés !

— C'est quoi ton joli nom, petite chatte ? demande le brun en sautant du marchepied pour sortir du train.

— Azalée, répond-elle timidement, s'efforçant d'ignorer les fourmillement sous sa peau quand il l'appelle à nouveau « petite chatte ».

Elle lui emboîte le pas, suivie par le blond.

— Un prénom aussi mignon que celle qui le porte, la complimente le brun en se retournant si vivement qu'elle n'a pas le temps de s'arrêter et se cogne contre son torse, se faisant elle-même percuter par le blond. Moi c'est Léo, et mon grand timide de frère, c'est Tim, reprend-il. Tu vas où comme ça, petite chatte ? Tu vas rejoindre ton mec ? Une jolie fille comme toi a forcément un petit ami !

Azalée pique un fard, soulagée de la nuit qui les enveloppe et qui dissimule ses joues écarlates. Elle n'osait pas y croire mais...

Et une fois de plus, elle ne sait plus où elle en est, sur tous les plans. Ce Léo la trouve mignonne ET jolie, et à en juger par le hochement de tête approbateur de Tim, il n'est pas le seul. Il est sûr de lui et, même convaincu qu'elle est forcément en couple, il n'hésite pas à tenter de la séduire.

« Est-ce que je leur plais vraiment, ou ils sont justes gentils ? Ils sont juste gentils, sans doute... À qui je pourrais bien plaire ? Ce ne sont que des flatteries innocentes ! N'est-ce pas ? »

Ses pensées sont confuses et volent dans tous les sens alors qu'elle suit les deux garçons hors de la gare. Jusqu'à la veille, elle n'avait jamais eu à douter : elle est laide et grosse, point barre, tout le monde a toujours été d'accord là-dessus. Elle n'est bonne à rien, complétement inutile, une âme de trop sur cette terre, un point noir insignifiant dans la foule qui n'a rien à apporter à ce monde.

Elle ne peut pas s'empêcher de se sentir idiote d'avoir aimé qu'on la trouve belle alors qu'elle connaît la terrible vérité.

— Je n'ai pas de petit-ami, je vais loger à l'hôtel, marmonne-t-elle en désignant d'un signe de tête la façade de l'hôtel miteux en face de la gare, se sentant humiliée d'avouer une telle chose à deux inconnus à qui elle a envie de se confier tant elle est seule et livrée à elle-même.

Elle tend les bras pour récupérer ses affaires, mais Léo recule en claquant la langue pour inciter Tim à faire de même.

— Hors de question que tu dormes dans ce truc pourri, petite chatte, ça craint, déclare-t-il, incisif. Moi et Tim on va à la grande fête d'anniversaire de notre cousin, viens avec nous ! Vaut mieux passer la nuit à faire la fête que dormir avec les rats, les cafards et les toxicos du coin !

Azalée lève les yeux au ciel, exaspérée. Un instant, elle songe à refuser, quitte à partir sans ses affaires, puis elle réalise qu'elle ne peut pas s'empêcher de les comparer à Niels. S'il est un ange tombé du ciel qui l'a invitée chez lui sans la connaître, pourquoi pas eux ? Elle avait accepté alors qu'elle ne le connait finalement pas plus que Léo et Tim, après tout...

— Ok, je viens, cède-t-elle avec un sourire.

— Parfait, petite chatte, murmure Léo en passant son bras autour de son cou pour l'attirer vers lui et l'embrasser sur la tempe. T'es trop adorable pour rester seule dans ce truc sordide. Moi et Tim on va prendre soin de toi jusqu'à demain matin.

Azalée sent son corps s'embraser et son cœur tambourine si fort qu'elle l'entend et le sent palpiter dans ses oreilles.

« Oh. Mon. Dieu. Qu'est-ce qu'il ont tous depuis hier, à s'intéresser à moi pour autre chose que pour me malmener ? Niels, Caroline, Jacob, Mamie Agapé et Papi Alain, Tante Alicia et Igor, Adélie, et maintenant Léo et Tim ? Qu'est-ce qui ne tourne pas rond ‽ » s'offusque-t-elle intérieurement alors que des milliers de papillons bruissent des ailes dans son estomac.

« Pourquoi faut-il que ce soit si bon, d'être choyée ? Demain, je retournerai à ma vie merdique et je ne reverrai plus jamais Tim et Léo, donc je ne dois pas m'habituer à eux et à leur gentillesse ! J'aurais déjà une chance inouïe si Niels m'adresse la parole demain, alors je ne vais pas davantage tenter le diable, morbleu ! »

Une fois de plus, ses pensées s'affolent, et elle ne réalise pas qu'elle a cessé de respirer dès que Léo l'a entourée de ses bras.

— Allons-y, dit Léo, sa main descendant au creux des reins d'Azalée pour y rester.

Elle ne dit rien, mais elle sent sa peau fourmiller à ce contact, sa nuque, ses joues et ses oreilles la brûlent. Elle doit ressembler à une aubergine... Elle grimace à cette image très peu flatteuse d'elle. Elle inspire longuement pour se reprendre alors que Léo, la tenant toujours contre elle, commence à les faire avancer.

Azalée tente de ne pas dévisager tour à tour Léo et Tim, qui marche à sa gauche, mais c'est plus fort qu'elle. Si elle devait les définir, elle dirait que si l'un est le jour, l'autre est la nuit. Et pourtant elle sent la connexion profonde qui le unit. Aucun doute, ils sont frères.

— Vous êtes frères de sang ? demande-t-elle avant de plaquer sa main sur ses lèvres en gémissant de gêne. Oh pardon, je suis navrée, je... Ça ne se demande pas, ça !

Brusquement, Léo se fige et l'immobilise. Elle retient son souffle en se demandant comment il va défouler sa colère sur elle.

Il éclate d'un rire tonitruant. Tim aussi. Elle ouvre de grands yeux ébahis.

— Ça alors, j'en suis tout ébaubie, souffle-t-elle pour elle-même.

« Pourquoi s'esclaffent-ils au lieu de laisser éclater leur fureur ? On m'a frappée pour bien moins que cette stupide question ! Alors je ne me trompe pas, ils sont comme Niels ? Ce sont de vrais gentils ? » s'étonne-t-elle.

— Famille recomposée, on n'a pas le même père ! explique brièvement Tim, qui ne s'exprime jamais. Viens, c'est là, ajoute-t-il en désignant de la tête une maison, à une centaine de mètres, tout en lui prenant la main.

Léo acquiesce. Elle sent ses mains s'appuyer dans le creux de ses reins pour l'inviter à avancer. En temps normal, elle a horreur qu'on la touche. Mais ici, maintenant, avec eux, elle est bien, en sécurité. Pas autant qu'avec Niels, c'est sûr, mais ils prennent soin d'elle. Déjà dans le train, avant même qu'elle s'en rende compte. La manière dont ils la regardaient... Léo se penchant au-dessus d'elle pour la réveiller doucement... Leur façon de porter ses sacs sans même qu'elle ne songe à leur demander...

Tim somme à la porte.

« Pourquoi ne se rendent-ils pas compte que je vais leur faire honte ‽ » se demande-telle en tentant de discipliner ses cheveux et de rajuster à nouveau son pull, avant de resserrer son épaisse écharpe jaune moutarde autour de son cou pour ne laisser apparaître aucune parcelle de peau.

Elle ne mérite pas l'attention qu'ils lui portent. Ni leur bienveillance. Elle n'est pas à la hauteur.

La porte s'ouvre. Elle se fige, stupéfaite, en plissant les yeux, n'en croyant pas qui elle a sous les yeux.

— Clément ? C'est toi le... Tu...

Elle observe Clément, Tim et Léo tour à tour. Puis elle plonge son regard dans celui de Tim : son côté introverti la rassure.

— C'est Clément votre cousin ? demande-t-elle, perplexe, en désignant le grand brun musclé de la tête.

Clément ricane.

— Eh oui ! Le monde est petit Azalée. Je m'attendais pas à te voir chez moi. Ta sœur es là et elle criera mon nom au pieu toute la nuit, donc j'ai pas besoin de toi comme divertissement comme la dernière fois.

À l'allusion de la « dernière fois », le sang quitte subitement ses joues : elle ne sait pas si elle se sent davantage humiliée ou effrayée, les deux émotions se battant furieusement en elle. Elle rêverait d'avoir de la repartie en cet instant, mais rien ne lui vient : elle reste là, immobile et muette, à se morfondre d'être une sotte sans aucune jugeotte ni aucun amour-propre.

Léo s'apprête à parler, mais il est pris de court.

— Eh bébé, tu v... Azalée ‽

Azora, la main sur l'épaule de Clément, écarquille les yeux, surprise. Léo et Tim dévisagent Azalée, puis Azora, puis de nouveau Azalée, les sourcils froncés, dans l'incompréhension la plus totale, choqués de leur parfaite ressemblance.

— Vous êtes jumelles ‽ / T'as invité cette pute ‽ demandent simultanément Léo, Tim et Azora.

— Non, on est pas jumelles ! / Pourquoi veux-tu que j'invite ta pute de triplette ‽ s'exclament Azalée, Azora et Clément, créant une véritable cacophonie.

— Oubliez-vos merdes à la porte, exige Léo. Cousin, fais-les entrer et on fêtera ton anniversaire comme il se doit, vieux ! Mais viens t'en griller une avec moi deux minutes, j'ai à te parler.

Il se retourne vers Azalée, qui a la mine soucieuse et semble paniquer quand il retire sa main du creux de ses reins et commence à s'éloigner d'elle.

— À tout de suite, petite chatte. Amuse-toi bien avec Tim.

Il lui fait un clin d'œil et l'embrasse sur la joue puis part sans un mot, suivi de Clément, alors qu'elle s'empourpre, sous les regards haineux d'Azora.

Tim s'apprête à faire entrer Azalée, mais Azora attrape le bras de sa triplette et approche son visage du sien.

Elle lui murmure à l'oreille si bas que personne d'autre ne peut l'entendre. Azalée recule le visage de quelques centimètres pour mieux regarder Azora, incrédule. Il est clair qu'elle lutte contre les larmes et les sanglots : ses yeux sont vitreux et sa lèvre inférieure frémit. Elle devrait haïr Azora de tout son être, mais tout ce que ses yeux arrivent à transmettre, c'est tout l'amour qu'elle a pour elle, toute la douleur causée par la nom réciprocité de ses sentiments, toute l'incompréhension qui la remue.

— Éclate-toi ce soir ! s'exclame Azora.

Et au fond d'elle, Azalée entend la menace « tant qu'il est temps... ». Mais elle fait tout pour ne rien en montrer. Elle serre les mains d'Azora dans les siennes, sourit avec indulgence, plonge ses prunelles azur dans les siennes et répond :

— Merci du fond du cœur, Azora. Amuse-toi comme une folle aussi !

Puis elle se penche vers elle pour lui murmurer à l'oreille. C'est au tour d'Azora d'être décontenancée. Elle lâche enfin le bras d'Azalée, comme si le contact peau à peau l'avait brûlée. C'est cet instant que choisit Tim pour revenir avec deux verres. Il en tend un à Azalée avec un sourire timide puis boit une gorgée du sien. Elle l'imite et grimace : l'alcool lui brûle la gorge, elle n'a pas l'habitude.

— Vous vous ressemblez grave, c'est ta sœur normale ? Je veux dire...

— C'est ma triplette. Mais on est très différentes. Regarde-la et... regarde-moi... D'ailleurs tu as su me distinguer d'elle quand tu es revenu, si c'est pas une preuve...

Il ne répond rien et reprend une longue gorgée de son verre. Une fois de plus, elle décide de l'imiter. Cette fois, cependant, elle ne grimace pas. Aucun d'eux n'ose bouger et se lier aux autres, faire la fête. Tim s'éclaircit la gorge pour parler, mais l'un de ses amis arrive derrière lui et lui tape l'épaule, détournant son attention d'Azalée.

Elle passe d'un pied sur l'autre, mal à l'aise. Elle n'est pas à sa place. Elle reconnait une multitude de visages de son lycée, et elle sent le caramel gluant de leur jugement lui coller la peau. Elle a la bouche pâteuse et a l'impression que sa tête bourdonne. La panique est toute proche, elle la perçoit, à l'affût, tapie dans l'ombre.

— Eh, petite chatte ! Ça va ? Où est Tim ? Pourquoi il t'a laissée toute seule ? s'enquiert Léo, qui est de retour.

Pour toute réponse, Azalée hausse les épaules.

— Dansons. Quand il reviendra, je vais le tuer, en attendant profitons.

Ce n'est pas une demande, c'est une exigence. Et à nouveau, Azalée s'empourpre alors qu'elle saisit la main qu'il lui tend. Il la mène dans un immense salon où la musique joue si fort qu'Azalée est bien incapable d'en reconnaître le titre. Autour d'eux, certains dansent collés-serrés, d'autres sautent sur place. Il y a tellement d'agitation qu'Azalée ne sait même plus ce qu'elle voit.

Pour lui parler, Léo s'approche tellement d'elle que leurs nez se touchent. Elle voit ses lèvres bouger, mais elle est incapable de l'entendre. Elle fronce les sourcils puis plisse le nez. Il rit, et elle sent son souffle contre sa bouche.

Il passe ses mains dans son dos et la colle contre son torse. Sans réfléchir, elle blottit son visage dans son cou. Elle se sent comme dans un nid douillet contre son énorme ventre et au creux de ses larges bras. Des souvenirs remontent à la surface, et elle revoit Charlotte enfant, quand elle était obèse. Elle se rappelle à quel point elle adorait se serrer contre elle, une amie si chère à son cœur, elle se rappelle la chaleur de chaque étreinte enveloppée par ce petit corps en surcharge pondérale extrême. Et elle comprend : elle avait oublié ce que c'est que d'enlacer un ami, car elle ne sait plus ce qu'est un ami, elle n'en a plus depuis si longtemps.

Elle passe ses mains autour du cou de Léo en espérant qu'il la serre plus fort contre elle. En deux jours, elle s'est fait trois amis. C'est trois de plus que ceux qu'elle s'est faits en plus de cinq ans. Elle ressent presque la même sécurité, la même chaleur, le même bien-être qu'avec Niels. Presque...

Elle ne veut pas penser à ce presque. Après tout ce qu'Azora lui a soufflé à l'oreille, et tout ce qu'elle lui a répondu, elle ne veut pas juste un presque, elle veut la perfection dans les bras de Léo.

Et la perfection, lors de cette soirée, elle se l'offrira, c'est décidé. Ce soir, si elle choisit d'être ivre, c'est de bonheur, et de rien d'autre. À peine quarante-huit heures plus tôt, elle n'aurait jamais pu s'imaginer avoir Niels pour ami, puis Léo et Tim, et encore moins être invitée à une fête... chez Clément, son camarade de classe, le petite-ami de sa mer-vei-lleuse triplette Azora, qui la déteste, elle et ce qu'elle représente, par amour pour sa moitié !

Elle a tenu tête à sa sœur, malgré les horreurs qu'elle lui a dites, et elle est restée ! Et la voilà qui danse blottie contre ce charmeur de Léo qu'elle ne connaissait pas il y a quelques heures !

« Bon sang, je suis si bien dans ses bras ! Quel ami extra je viens de me faire, je n'en reviens pas ! » s'enthousiasme-t-elle, véritablement aux anges.

Quand Tim, tout timide, lui demande de lui accorder une danse, elle rougit, en passant d'un frère à l'autre. Si Léo danse bien, avec assurance, la maladresse tatouée de timidité de Tim quand il la serre contre elle la touche tout autant, et elle se sent autant en sécurité et couvée de bienveillance et d'attention que dans les bras de Léo. Son torse, bien que maigre en comparaison de celui de Léo, est tout aussi chaud et accueillant.

Contrairement à Léo, Tim n'essaye pas d'entamer la conversation quand il la fait danser. Il la regarde dans les yeux avec une intensité qui la bouleverse. Le silence est éloquent, leurs iris parlent pour eux.

Plus rien n'existe autour d'eux. Il n'y a pas de fête d'anniversaire, pas de musique à s'en vriller les tympans. Il y a Azalée. Il y a Tim. Il y a Azalée et Tim.

« J'ai des amis. Trois. Purée. D'amis. Seigneur, pincez-moi. » se répète-t-elle encore et encore.

Depuis plus de cinq ans, elle n'espérait plus. Elle n'osait plus espérer. Et comme un premier rayon de soleil discret après une tempête, les sourires et les gentillesses de-ci de-là de Niels puis de Léo et Tim étaient venus l'éclairer, elle, lui montrant un chemin vers le bonheur dont elle avait toujours ignoré l'existence.

— Je suis si comblée de vous avoir rencontrés tous les deux.

Elle se mordille la lèvre inférieure : elle n'avait pas prévu de dire ça à haute voix. Tim fronce les sourcils et elle éclate de rire, rassurée. Avec la musique qui bat son plein, il n'a rien entendu !

Sans se soucier de la chanson animée qui ne correspond pas à la douceur et à la lenteur de ses mouvements, Tim serre davantage Azalée contre lui. Son souffle chaud vient chatouiller son cou et elle frémit, n'osant plus bouger au respirer, pas même battre d'un cil.

« Est-ce qu'il va... »

Mais non. Il ne l'embrasse pas. Elle ne saurait dire si elle est soulagée ou déçue. Finalement, il n'y a rien d'équivoque dans les comportements de Tim, c'est son cerveau à elle qui s'emballe pour un rien. Ils sont amis. Et elle bénit le ciel pour ça.

Quand il pose ses mains sur sa taille, il la regarde droit dans les yeux en souriant timidement. Elle lui renvoie le même sourire. Aussi étrange qu'elle trouve cela, en cet instant, à nouveau, le manque de confiance de Tim la fait se sentir bien et en sécurité.

Elle se demande pourquoi. Après tout, il est piètre danseur et elle n'est pas certaine de préserver ses pieds intacts à l'issue de cette danse. Mais ils sont hors du monde, et contrairement à son isolement quotidien, c'est agréable. Il n'y a qu'eux d'eux et leur amitié naissante. Pas de Clément. Pas d'Azora. Personne d'autre qu'eux deux.

« Tes yeux sont à se damner ! »

Elle rêverait de le lui dire. Elle s'est perdue dans son regard. Il n'a jamais été aussi bon de se perdre quelque part.

Mais elle n'ose pas, de peur de souiller ce moment parfait.

Qu'importe le nombre de fois où il lui écrase les orteils, elle continue de lui sourire et ne rompt jamais le contact visuel, bénissant les dieux de lui avoir offert trois amis aussi merveilleux.

Un repas et un film avec Niels. Une danse avec Léo puis une autre avec Tim, dans une soirée dans laquelle elle n'aurait jamais dû se trouver... Elle n'en demandait pas tant !

Tout est si parfait.

Trop parfait pour durer.

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