3 À cœurs ouverts

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— Ah oui, c'est pas du tout là ! Je te guide ?

Des étoiles d'espoir scintillent au fond des yeux d'Azalée, auxquelles Niels ne peut rester insensible. Tout, dans le regard de cette fille qu'il connaît à peine et qu'il a pourtant la sensation de côtoyer depuis toujours, lui rappelle Zachée !

Avec un air hagard mais un sourire sincère, il opine du chef : c'est l'occasion rêvée pour en savoir plus sur elle et s'en faire une alliée, maintenant qu'elle semble plus ouverte à la discussion.

— T'es tu en LV2 allemand aussi ? ose-t-il demander après un silence, ne sachant comment amorcer la conversation sans prendre le risque de la voir se refermer comme une huître.

Elle sourit timidement, et Niels voit un éclair furtif de tristesse passer dans ses magnifiques yeux azur qui lui donnent des envies d'océan. Azalée repense au jour où elle a fait le choix de sa seconde langue vivante : elle rêvait de prendre italien, choix qu'Azora s'est empressé de faire en la dissuadant par les pires menaces d'oser faire ce choix elle aussi. Son choix, si l'on peut appeler cela un choix, s'était alors porté sur l'allemand. Puis, en début d'année, elle avait eu la chance de pouvoir choisir une troisième langue vivante, et elle avait foncé sur l'italien comme une mouche sur un pot de miel, se disant qu'elle ne serait pas avec sa sœur... Elles n'étaient que deux à avoir choisi italien en troisième langue vivante, et elles avaient bataillé pour éviter que leur cours ne soit supprimé !

— Oui... bougonne-t-elle, ne sachant comment enchaîner.

— T'aimes tu ça ? T'es t'y douée ? Pourquoi c'te langue ?

— J'aime pas plus que ça, mais je travaille beaucoup et je suis excellente. Au final, l'allemand me sera utile professionnellement, alors c'était pas forcément un mauvais choix, même si je voulais italien. Ma charmante sœur Azora que tu as rencontré ce matin m'a menacée de m'égorger dans mon sommeil si je prenais italien... M'enfin, la vie me venge : je l'entends sans arrêt se plaindre de ses devoirs d'italien et de sa prof ! s'exclame-t-elle en terminant sa tirade par un éclat de rire gorgé de sarcasme.

— C'est honteux. J'comprends pas comment elle peut t'haïr autant, t'es si adorable et t'as l'air putain d'intelligente, et pis c'est ta sœur, bordel de marde ! Tu peux plus changer ? Maint'nant j'suis là, si elle te menace, j'lui dirai l'reste, moi ! P'teh ça m'énerve ça ! s'écrie t'il en tapant son poing droit au creux de sa paume gauche, faisant sursauter Azalée. Désolé... ajoute-t-il en se calmant pour la rassurer. J'voulais pas t'effrayer. J'te frapp'rai jamais. J'suis pas comme la bande de putes de...

— Eh, ma sœur n'est pas une pute, Niels !

— Ouais, pardon, c'pas c'que j'voulais dire !

— Oui pardon c'est sorti tout seul, c'est un réflexe de la défendre alors qu'elle ne le mérite pas. Mais c'est plus fort que moi, ça me fait souffrir d'entendre du mal d'elle. C'est une bonne personne, y a que moi qu'elle tue à petit feu. Elle est tellement adorable sinon ! Et puis en vérité, c'est pas grave si elle me hait, ça me donne raison de me haïr moi-même et ça donne raison aux autres de me haïr et de s'en prendre à moi toute la sainte journée ! Ça m'aide vraiment à supporter tout le dégoût que je ressens pour mon insignifiante et incapable petite personne...

Plus Azalée s'exprime, et plus Niels serre les dents et les mâchoires, les larmes aux yeux. Azalée semble comme sortir de transe lorsque son regard se pose sur son visage crispé.

— Mais ce n'est pas le sujet ! Voilà la classe où on a allemand ! Tu veux attendre le reste de la récréation avec moi ? Tu pourras me parler de toi !

Niels acquiesce, malgré tout désappointé qu'elle fasse ainsi diversion. Il en arrive même à se dire qu'il aurait dû être malhonnête et faucher son journal intime, car de base, elle n'avait pas remarqué qu'il avait glissé de son sac. Il l'aurait lu pour comprendre sa douleur et la vivre avec elle, et il aurait noirci toutes les pages restantes des mots les plus magnifiques qui soient pour la combler de bonheur et lui redonner le sourire. Il aurait mis un jour, un mois, un an, un siècle, mais ce fichu carnet ne serait plus le récit de sa chute aux enfers mais celui de son ascension vers le paradis !

Pourquoi, immédiatement, se sent-il si proche d'elle ? Tout ce qu'il sait c'est qu'il est prêt à tout pour elle ! Sans le moindre doute ! Sans la moindre hésitation ! Absolument prêt à tout ! Il ne la connaît même pas, au fond ! Et pourtant, il la sait gentille, magnifique, tendre, intelligente, drôle... parfaite, tout simplement ! Pas pour le reste du monde, mais pour lui. Et ça lui suffit.

Depuis le départ, il rêve de son regard plongeant dans le sien, de sa peau contre la sienne, de ses lèvres soufflant à son oreille... Il veut la protéger de la pluie en la serrant contre lui pour l'abriter avec sa veste au-dessus de sa tête. Il veut replacer ses beaux cheveux châtains derrière ses oreilles lorsque le vent les décoiffe. Il veut la faire rire aux éclats. Il veut piocher dans ses frites pour la faire râler. Il veut la regarder durant des heures alors qu'elle étudie ou qu'elle lit. Il veut la féliciter pour chaque excellente note qu'elle obtiendra. Il veut passer chaque seconde à ses côtés !

— Tu... viens ? le questionne Azalée, soucieuse en remarquant que, l'air songeur, il est resté quelques pas en arrière.

Il opine du chef avec un sourire authentique. À défaut d'être plus que ça, il sent au creux de son cœur qu'elle est sa meilleure amie, et que désormais, ils n'auront plus aucun secret l'un pour l'autre. Sa sœur ne peut s'empêcher de la détester, lui, il l'aime, il ne peut pas faire autrement ! Leurs âmes s'attirent telles des aimants, et il est sûr qu'elle le sent, elle aussi !

Azalée s'assoit à sa table habituelle, au premier rang, à la table jouxtant le bureau du professeur. Elle sort rapidement ses affaires et ouvre son manuel à la page des exercices qu'ils avaient à faire. Niels la rejoint et extirpe une feuille vierge à grands carreaux froissée et humide et son stylo quatre couleurs de son sac. Azalée l'observe curieusement. Il redresse la tête, plonge ses yeux gris acier dans ses yeux azur et... semble s'arrêter de respirer, subjugué.

Guidé par un irrésistible besoin de sentir à nouveau la peau d'Azalée sous la sienne, comme lors du début de l'heure d'histoire, il passe ses doigts sur ses joues. Elle l'interroge du regard mais ne le rejette pas.

— T'as une peau si douce et magnifique, murmure-t-il en rougissant. J'ai envie de...

Il pose ses lèvres contre les siennes, effrayé qu'elle le repousse. Mais ce moment n'arrive jamais, alors il intensifie le baiser. Leurs langues se mêlent tandis que son cœur s'affole et qu'il a des papillons dans le ventre.

Doucement, elle passe ses mains dans ses cheveux blonds. Il réalise que tout ce temps, il fermait les yeux. Il se dit que, bon sang, il ne veut rien manquer de chaque détail de son visage.

Ils ouvrent les yeux au même instant, et c'est pour lui comme un signe, une preuve évidente et incontestable, que leurs âmes sont connectées et se connaissent certainement depuis de nombreuses vies.

Azalée, le teint rubicond, lui sourit timidement, le regard étincelant.

— Pourquoi tu me fixes comme ça ? J'ai quelque chose sur le nez ? demande-t-elle en se touchant le visage, les sourcils froncés.

Niels réalise alors que ce merveilleux baiser n'était que fantasme. Il ne sait pas pourquoi il a eu un tel coup de cœur pour Azalée, à croire qu'elle est spéciale... mais en quoi ? Il ne sait rien d'elle, ce qui lui fait un point commun avec toutes les autres personnes déambulant dans l'établissement, à l'exception de sa mère. C'est vrai quoi ! En quoi peut-elle bien se démarquer ? Qu'il ait envie de s'en faire une amie, ça oui, c'est compréhensible, et de loin ! Qu'il veuille la défendre encore plus, étant donné qu'il a toujours été le protecteur des plus faibles ou plus petits que lui, mais... un coup de cœur, vraiment ‽

— Je... c'est rien ! assure-t-il alors que son visage vire au rouge pivoine. Tu es mon amie, hein ? ajoute-t-il, l'air soucieux, en posant sa main sur celle d'Azalée.

— Je... je... je ne sais pas... Je crois, oui. On... On... On p... peut le devenir, Niels. On va apprendre à... à... se... connaître... répond-elle en fixant intensément leurs deux mains qui se touchent.

— Cool. Viens chez moi ce soir, ma belle ! On prendra l'goûter pis tout !

— Tu es sûr que ça ne pose pas de problème ? Tes parents, tu les mets pas au courant ?

— T'inquiète, j'mettrais ma mère au jus entre deux cours, et pis j'crois elle t'aime bien donc pas d'soucis.

— Atta', Atta', ta mère, c'est... je n'ai pas fait le rapprochement, mais elle remplace Monsieur Lange, non ? Mais comment tu peux dire qu'elle m'apprécie ? Je suis arrivée en retard et elle était déçue de moi...

— T'sais, c'est son premier jour, et elle doit marquer le coup tout d'suite pour être respectée, mais j'la connais par cœur, et j'peux t'dire qu'elle t'aime bien. Elle reste pas sur une première impression et ça m'étonnerait pas qu'elle cherche à savoir c'qu'il s'est passé aujourd'hui pour qu'elle ne voie pas l'irréprochable élève que celui qu'elle remplace lui a dépeint. J'suis très proche d'ma famille et on a pas d'secrets les uns pou' les aut', t'sais, explique-t-il en jouant avec les bouts des doigts d'Azalée.

— Et... ton père ?

— Il est en prison, mais il sera heureux de savoir que j'ai une nouvelle amie extraordinaire et tout simplement géniale. Alors du coup, tu viens chez moi ?

— Oui, d'accord. Je préviens ma mère !

Azalée retire à contrecœur sa main de celle de Niels et sort discrètement son vieux Nokia 3310 pour appeler sa mère en se grattant l'œil, un brin stressée.

— Surveille la porte, steup', souffle-t-elle à l'intention de Niels alors qu'elle entend la sonnerie d'attente du téléphone. Allô, maman ? Mais non, je n'ai rien fait de mal, at... Mais laisse-moi p... Allô ? Allô ? Fichtre !

Contrariée que sa mère lui ait raccroché au nez, Azalée décide d'appeler sa petite sœur, Axelle, qui répond à la première sonnerie.

— Ax', Dieu merci tu réponds ! Dis, je veux aller chez Niels, ce soir, mais maman m'a raccroché au nez alors est-ce que tu p... Merci, tu es un ange ! C'est bon, Niels, je viens chez toi ce soir !

— Trop génial ! s'exclame Niels et revenant vers Azalée pour lui taper dans la main, triomphant.

C'est le moment exact que choisit Heike Theissen, la professeure d'Allemand, pour entrer dans la classe.

— Hallo Azalée Fontaine, dit-elle par automatisme sans même lui lancer un regard, plongée dans la recherche de sa paire de lunettes à l'intérieur de son attaché-case.

Distraitement, elle bouscule Niels pour s'installer à son bureau. Sans un mot, il obéit à l'ordre silencieux d'Azalée de s'asseoir à côté d'elle sans se faire remarquer. Cette fois, c'est elle qui place délibérément sa main bien en vue sur la table, avec l'espoir aussi fou qu'incompréhensible à ses yeux qu'il la saisisse. Ce matin, le monde lui fait une farce, tout ceci n'est qu'une vaste supercherie visant à l'humilier une fois de plus, non ‽ Mais si c'est Niels son poison, pourquoi ne pas en profiter jusqu'au bout, après tout ‽ Et s'il s'avérait que tout était réel ? Elle n'a pas l'intention de tout gâcher en refusant d'y croire ! Autant y croire dur comme fer : soit elle vit un bonheur de quelques heures car tout était factice et elle retourne dans son quotidien de malheur, soit elle s'ouvre enfin la porte d'un bonheur durable avec un garçon beau à se damner, quoi qu'en pensent les autres !

Il comble toutes ses espérances sans même réfléchir, comme si c'était l'évidence même : sa main a parfaitement sa place sur celle d'Azalée, et jamais, au grand jamais, il ne l'imaginerait ailleurs. De sa main droite, aux anges, ne pouvant effacer le sourire radieux qu'elle a sur les lèvres, elle écrit la date du jour sur sa feuille tandis que les élèves entrent dans le plus grand désordre et le plus grand bruit dans la salle de classe sous les hurlements de leur professeure qui les menace d'une punition collective.

Le reste de l'heure, Niels le passe à dévorer Azalée des yeux tout en jouant avec les bouts de ses doigts alors que celle-ci note très studieusement tout ce qui se dit.

Il adore la manière dont elle plisse le nez lorsqu'elle n'est pas satisfaite d'elle-même ou qu'elle se trompe. Il adore la voir tirer la langue quand elle est concentrée sur ce qu'elle écrit. Il adore l'entendre se parler à elle-même quand elle fait ses exercices. En bref, il adore tout chez elle.

Elle est parfaite, tant physiquement que mentalement : il en est certain, elle est faite pour lui, même s'ils n'ont parlé que d'amitié, et qu'une fille aussi merveilleuse qu'elle n'aimera jamais un miséreux comme lui complètement nul dans toutes les matières...

— Tu viens ? On s'assoit ensemble en anglais ? demande Azalée, le visage rubicond, en regardant leurs mains qui se touchent toujours.

— J'y compte bien ! s'enthousiasme Niels en se levant prestement.

Il jette négligemment sa feuille froissée toujours vierge et son stylo quatre couleurs dans son cartable, qu'il place nonchalamment sur son épaule. Puis, sans qu'Azalée ne dise quoi que ce soit, il s'empare de son sac et le porte sur son autre épaule. Les élèves restants semblent abasourdis.

— Vous voulez un tirage en couleurs ou c'est comment ? ricane Niels en levant les yeux au ciel, exaspéré. Y sont tous aussi atrophiés du bulbe, Aza' ? demande-t-il sans s'occuper des regards courroucés qui les poursuivent tandis qu'ils sortent de la salle de classe.

Azalée a des papillons dans le ventre. Personne ne l'appelle Aza', et elle n'en ressent que plus profondément le lien absolu, unique et parfaitement insécable qui l'unit à Niels. À lui, si sûr de lui, si gentil, si magnifique, si parfait, si... si... si tout le contraire d'elle !

Lorsqu'ils arrivent en cours d'anglais, Azalée, dont tout le désespoir du monde se lit sur le visage, tombe tête la première contre le mur à cause d'un croche-pied de sa sœur. Celle-ci ricane avec sadisme alors que Madame Lespine hurle sur Azalée et lui donne deux heures de retenue en la sermonnant quant au fait d'accuser ses camarades sans preuve. Niels, quant à lui, décide de ne pas réagir au reniflement de dédain du garçon brun qu'il dépasse, comme s'il ne méritait pas de respirer le même air, et se place en face d'Azalée. Il décide d'ignorer les provocations d'Azora et de sa bande pour se focaliser sur elle : d'une part, elles ne méritent pas son attention et s'intéresser à Azalée est le pire affront qu'on puisse leur faire, et d'autre part, il s'est bien assez, pour ne pas dire bien trop, fait remarquer jusqu'à présent ! Il ne peut pas s'attirer impunément les foudres de tous les élèves et de tous les professeurs dès son premier jour ! Et puis en plus, que penserait Azalée de lui ? Elle ne verrait en lui qu'un gamin capricieux et colérique, et ça, hors de question ! Surtout que c'est à mille lieues de qui il est dans son cœur ! Mais qui, de nos jours, gratte la surface pour aller véritablement au fond de l'être humain ? Personne ! Même lui, il doit se rappeler régulièrement de le faire ! C'est si facile de juger un livre à sa couverture et de se dire qu'effectivement, l'habit fait le moine : il a failli succomber à la tentation plus d'une fois ! Des milliards de fois ! Au moins !

Il se penche afin de ramasser les lunettes de travail d'Azalée tombées sur le sol pour les mettre dans la poche de son short encore humide, prend le visage de sa nouvelle amie entre ses mains, essuie ses larmes de ses pouces et, dans un souffle, lui demande de le laisser l'amener à l'infirmerie, sans se soucier des contestations de Madame Lespine, qu'il pousse involontairement contre la porte quand elle tente de faire barrage pour l'empêcher de partir sans son accord. Sans demander son avis à Azalée, il la porte sur son dos. Il erre dans les couloirs, perdu, avant de trouver l'entrée de l'infirmerie.

Un jeune homme se précipite pour lui ouvrir la porte vitrée avec de grands yeux éberlués.

— Qu'est-ce qu'elle a ?

— Faut l'allonger, voilà c'qu'elle a ! Elle est sonnée à cause de sa connasse de pute de sœur de mes couilles, p'tain ! Si j'la chope...

— Calmez-vous ! s'exclame l'homme alors que Niels fait tous les efforts du monde pour ne pas perdre le contrôle et tout casser autour de lui.

Le contact du visage d'Azalée contre sa nuque l'aide à lutter. Il prend une grande inspiration, assoit Azalée sur une chaise du petit couloir d'attente et, avec un sourire désolé, embrasse doucement sa joue gauche.

— Excuse-moi, souffle-t-il. J'attends, dans le calme, avec toi.

Il s'assoit sur la chaise voisine pour accompagner ses paroles. En réponse, dans un sanglot, elle blottit sa tête contre son épaule. À l'intérieur de sa boîte crânienne, tout vibre et elle est complètement déboussolée. Elle tente de garder les yeux fermés et de se concentrer sur l'odeur de Niels pour soulager sa douleur. Il la surveille avec inquiétude jusqu'à ce que l'infirmière puisse la voir.

Poursuivi par la peur qu'Azalée lui en veuille, malgré la honte de se taire et la fureur qu'il ressent à l'égard d'Azora et de sa bande, il garde résolument le silence. Il tente cependant d'entrer avec Azalée dans l'infirmerie, mais l'infirmière, avec douceur, trouve les mots parfaits pour le rassurer. Il insiste cependant pour qu'elle ait son numéro, qu'elle prend, attendrie.

Elle lui rédige un billet de retard pour le cours d'anglais, qu'il fourre négligemment dans sa poche. Puis, dans le couloir, il prend le temps d'écrire un SMS à sa mère.

Hey m'man ! T'est en court où dans la salle des profs ? Je suit à l'infirmerie avec Azalée (pour elle). Faus qu'on parle avant que je retourne en anglais.

Il n'a pas le temps de ranger son téléphone, car sa mère lui envoie un message immédiatement.

J'arrive. Bouge pas.

Il ne prend pas la peine de répondre. Il connaît sa mère jusqu'au bout des ongles. Elle ne va plus regarder son téléphone et va accourir à l'infirmerie en panique, même s'il a prévenu qu'il n'y est pas pour lui mais pour Azalée.

Et effectivement, elle fait vibrer la porte vitrée en l'ouvrant avec sauvagerie. Elle ignore royalement l'air réprobateur de l'homme à son comptoir et se précipite sur son fils.

— Ça va mon bébé ? Tu vas bien ? T'as rien ? s'angoisse-t-elle en l'examinant pour lui trouver des bleus ou des plaies.

— M'man, j'ai rien ! s'exclame-t-il en levant les yeux au ciel. J'ai juste porté Azalée jusqu'ici.

— Oh, elle est malade, la pauvre petite ? s'inquiète très sincèrement sa mère.

— Non, souffle-t-il pour qu'elle seule puisse l'entendre. Je l'ai invitée à la maison ce soir. M'man, faut qu'on l'aide, elle... C'est comme pour Zachée... On peut pas rester là à rien faire... J'sais pas comment m'y prendre... Elle... J'l'ai défendue c'matin, et à cause de moi ils l'ont frappée et...

Voyant son affolement, elle le serre fort contre elle, même s'il fait bien trois têtes de plus qu'elle.

— Oh mon bébé... Tu es parfait. Elle est comme chez elle à la maison. Je vais tenter d'en savoir plus auprès des autres professeurs, d'accord ? Toi, tu retournes en anglais. Je veux pas que tu aies des ennuis dès le pr...

— Bah, en fait, m'man...

— Laisse-moi d'viner... Trop tard ?

— Seize heures d'colle, mais c'tait pou' défendre Azalée m'man ! Pardonne-moi !

— Mon bébé, je ne t'en voudrai jamais d'avoir du cœur. Je suis fière de toi. Calme-toi mon cœur. On en reparlera à la maison, file en cours.

Elle l'embrasse longuement et desserre leur étreinte. Niels ne bouge pas, et une grande inquiétude se lit sur son visage alors que son regard se pose sur la porte close de l'infirmerie.

— Va... Je vais attendre ici jusqu'à mon prochain cours. Je t'envoie un SMS quand il y a du nouveau.

— Merci, m'man...

Les larmes aux yeux alors qu'il retourne en classe, il remercie le monde de lui avoir offert une mère aussi merveilleuse, qui ne lui hurle pas dessus alors qu'il n'a pas tenu sa promesse et qui, en plus de ça, est reconnaissante d'avoir un fils aussi extraordinaire. En cet instant, elle devrait être en train de travailler son prochain cours et de tout faire pour être tant acceptée par les élèves que par les autres professeurs, mais au lieu de ça, elle attend patiemment d'avoir des nouvelles d'une élève qu'elle n'a eu qu'une heure en classe pour le rassurer !

Il peine à retrouver la salle de classe, interrompant même une fois le mauvais cours. Il s'excuse platement en expliquant qu'il s'est perdu. Le jeune homme, adorable, réajuste ses lunettes en demi-lune et lui explique lentement le chemin. Il frappe calmement à la porte de la salle de classe. La voix de Madame Lespine lui ordonne d'entrer. Il s'excuse avec des mots inarticulés en lui tendant son billet de retard. Sans un mot, les lèvres pincées, elle lui désigne la table vide sur laquelle son sac et celui d'Azalée sont posés.

Il sursaute lorsque la sonnerie annonce la fin de l'heure et que Madame Lespine retient ses élèves pour leur donner leurs devoirs pour le prochain cours. Il n'a absolument pas suivi le cours, toutes ses pensées tournées vers l'infirmerie, et surtout, vers celle qui s'y trouve, Azalée, sa nouvelle amie...

— Attendez ! Madame Lespine !

— Monsieur Laforêt ! répond-elle sèchement. Que voulez-vous ?

— Je vous présente mes excuses. Ma camarade souffrait et je n'ai pas réfléchi. Ce n'était pas intentionnel de vous pousser.

Le visage de la vieille femme s'adoucit, et elle lui sourit.

— Votre mère nous avez prévenus que vous étiez comme ça. C'est bien de secourir les autres, Monsieur Laforêt, mais faites attention à vous. Il y a une bonne façon de s'y prendre, et une mauvaise. Celle-là n'était pas mauvaise, mais elle était maladroite et irréfléchie. Elle aurait pu vous attirer de gros ennuis. Avec un autre professeur, qui sait où cela aurait mené, pensez-y.

— Merci, Madame Lespine. Encore toutes mes excuses. Vos conseils me sont précieux, Diou  !

Avant de chercher la cafétéria pour le repas de midi, Niels vérifie discrètement son téléphone : rien, aucune nouvelle, ni de l'infirmière, ni de sa mère. Il décide de faire un détour.

Lorsqu'il arrive dans le petit couloir, qu'il a l'impression de mieux connaître que le reste de l'établissement, sa mère discute avec l'infirmière, et, parfaitement silencieuse, Azalée se tient un peu en retrait. Il se précipite vers elle et la prend dans ses bras, comme sa mère l'a fait avec lui moins d'une heure plus tôt, pour lui demander comment elle va. Elle lui explique à l'oreille qu'elle a dormi car elle était sonnée mais qu'elle va mieux, puis elle le supplie de demander à sa mère d'arrêter de parler à l'infirmière comme une maman poule.

— M'man, on devrait gentiment laisser M'dame aller manger, comme nous. Tu pourras la voir plus tard.

— Ouais... Comment tu te sens, ma belle ? demande-t-elle à Azalée avec douceur. Tu es sûre que tu ne veux pas appeler tes parents et rentrer chez toi ? Tu es toute pâlotte ! Tu as des vertiges ? Tu as envie de vomir ? Tu peux marcher toute seule, pitchoune ?

— M'man, tu lui fais peur. J'vais bien m'occuper d'elle. Merci M'dame d'vous être occupé d'elle. Aza', accroche-toi à mon cou, j'vais t'porter. Et proteste pas, ajoute-t-il, autoritaire, en voyant le regard qu'elle lui lance.

Elle cède en levant les yeux au ciel et obéit. Il la porte sur son dos alors que sa mère les couve tendrement du regard et que l'infirmière les observe curieusement. Sur son dos, elle se sent libre et légère, elle qui a tendance à se voir comme un boulet qui se traîne, avec ses kilos en trop qui lui ont valu des surnoms tels que « La boulotte » ou « Gros tas » ou, comble de tous, « Azaléléphant ». Sans trop savoir pourquoi, elle a envie de sourire quand elle entend les murmures étonnés sur leur passage. Elle a envie de se foutre de tout, et elle a le sentiment qu'aucune cruauté ne peut l'atteindre en plein cœur tant qu'elle est avec lui. Elle est l'immondice que personne ne veut toucher, mais elle est l'immondice que personne ne veut toucher que le magnifique Niels porte dans son cœur et place sous sa protection divine. Personne ne le connaît, mais elle sait qu'il sera apprécié de tous, il ne peut en être autrement !

— Tu peux me reposer maintenant, Niels, souffle-t-elle à son oreille alors qu'il peine à se frayer un chemin dans la cafétéria bondée de monde. Et puis je peux porter mon sac, ne t'en fais pas. Tu vas te faire mal au dos à t'obstiner comme ça. Je suis plus lourde que toi, je parie ! Et puis tout le monde nous fixe étrangement, ça me met mal à l'aise...

Il l'ignore et traverse la cafétéria jusqu'à la table la plus isolée qu'il a pu trouver. Il la pose délicatement sur une chaise et lui ordonne de ne pas bouger. Il revient quelques minutes plus tard avec deux plateaux remplis à souhait.

— J'sais pas c'que t'aimes ou pas, du coup j'ai pris d'tout, explique-t-il en s'asseyant en face d'elle.

Puis il la regarde manger et ne la quitte plus des yeux jusqu'à la fin du repas, lui posant tout un tas de questions sur elle.

— Parle-moi d'toi, Aza'.

— J'ai trois sœurs, dont l'une est dans un internat Londonien. Elle ne voulait pas être une bête de foire car on est triplettes. Axelle est la plus jeune mais elle est très mature et...

— Parle-moi d'toi, vraiment. T'éludes en parlant d'tes proches. C'est toi qui m'intéresses, Aza', pas ta famille. C'que t'aimes, c'que t'aimes pas, qui t'es, tout c'qui t'concerne. C'toi mon amie, pas les aut'.

Azalée sent une forte chaleur lui irradier le visage et les oreilles alors qu'elle prend une teinte rubiconde qui la met mal à l'aise. Elle baisse la tête sur son assiette et enfourne une énorme boulette de viande pour avoir le temps de réfléchir pendant qu'elle mâche. Niels, loin d'être dupe, attend patiemment en mangeant une ration de frites.

— Hey toi ! T'as jamais vu quelqu'un bouffer ? Ouais toi ! Bah alors occupe-toi d'ton assiette au lieu d'la r'garder comme une bête de foire, esti ! s'insurge-t-il contre une lycéenne qui fixe Azalée avec l'air répugné et choqué.

Les autres élèves qui agissaient comme elle se sentent eux-aussi visés et baissent la tête sur leurs assiettes, certains honteux, d'autres apeurés d'autres trop surpris pour réagir autrement.

— T'occupes pas d'eux, t'es magnifique, ajoute-t-il à l'intention d'Azalée, qui referme son gilet jusqu'au col, met sa capuche et tire sur son tee-shirt au maximum, honteuse de manger à la cafétéria alors qu'elle est rondelette. T'es même pas en surpoids, c'est quoi leur problème, à ces blaireaux, sérieux... rumine-t-il plus pour lui-même que dans l'attente d'une réponse.

— Je peins, dit simplement Azalée, déterminée à s'ouvrir à lui pour faire diversion en lui parlant d'elle comme il l'a demandé mais ne sachant pas par où commencer. Je gribouille et je ne suis pas douée du tout, mais je me sens bien quand je fais ça, explique-t-elle en lui tendant, d'une main fébrile, l'une de ses dernières créations, qu'elle sortait soigneusement de sa farde pendant qu'elle expliquait sa passion.

Niels reste bouche bée : il a l'impression que c'est lui qui s'est pris la tête dans le mur plus tôt dans la matinée. Cette fille dit n'avoir aucun talent, mais elle vient de lui offrir un aller simple pour le paradis ! Il entre véritablement dans la toile, tant le paysage qui s'y trouve lui semble réel et haut en couleurs. Au premier plan, trois petites filles identiques sourient de toutes leurs dents avec, derrière elles, une pleine luxuriante et, plus loin, des montagnes enneigées. Il reconnaît les yeux azur et, en cet instant, il rêverait de rencontrer l'Azalée enfant pour qu'elle ne se départisse jamais de son sourire dans le futur, pour que l'Azalée du présent soit comblée de bonheur et n'aie jamais connu le même enfer sur Terre que Zachée. Les larmes menacent de couler, mais il ne peut pas se résoudre à détacher son regard de cette magnifique peinture.

— Ne redis jamais que tu n'es pas douée du tout, la supplie-t-il dans un souffle quasi imperceptible.

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