L'attente

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Juste avant mon entrée au collège, j'ai été prise d'ennui. Les jeux ne m'intéressaient plus, et je restais des heures dans ma chambre devant le petit auto-radio bleu, allongée sur le ventre, les pieds en l'air. Je me plongeais dans le vide, emportée par la musique. Rien d'important ne se passait jamais, tout était calme, mou. J'aurais voulu que ça aille plus vite. J'aurais tout donné pour enfin être « grande ». Cette période de transition fût compliquée, encore une fois il fallait rester à sa place en sachant que je n'avais plus rien à y faire. Je me souviens de grands moments de rien, c'était mieux qu'autre chose, et puis à ce moment-là le rien était encore rien : je pouvais tout simplement me mettre en pause, laisser filer le temps et reprendre vie quand bon me semblait. J'attendais la suite.

Quand on n'est pas l'aîné d'une fratrie on passe beaucoup de temps à attendre, à anticiper. Toutes ces choses qui ne devraient pas exister avant un certain âge sont déjà dans le paysage, et elles sont inaccessibles, interdites. On ne peut les voir que de loin, arriver à quelqu'un d'autre, et se dire que bientôt ce sera notre tour. Bientôt ça ne veut rien dire quand on a dix ans. Il est étrange de s'en souvenir aujourd'hui, mais à l'époque le collège m'apparaissait comme un lieu extraordinaire, où l'on était enfin traité comme une personne à part entière, presque adulte. Rien que l'idée d'avoir un professeur spécialisé dans chaque matière me faisait fantasmer. Toute ma vie j'ai voulu faire partie des grands. L'un de mes seuls souvenirs d'avant le déménagement est cette ligne, tracée au milieu de la cour de récré, qui séparait les « grands » des autres. On n'était pas grand avant le CE1. J'ai déménagé à la fin du CP et je n'ai jamais franchi cette ligne. Je me postais souvent à la limite et j'observais ce monde qui n'était qu'à un pas, un pas infranchissable. Le schéma s'est reproduit à l'infini. À chaque fois que je me disais que j'allais enfin faire partie des « grands », catégorie supérieure à laquelle j'aspirais, cette ligne, désormais imaginaire, semblait s'éloigner un peu plus. Ma sœur serait toujours plus grande que moi.

Avant d'entrer au collège donc, j'enviais de loin ceux qui faisaient déjà parti des grands, sans deviner que d'autres strates se profilaient derrière, et que je n'aurais jamais fini d'attendre la suite. Les grands faisaient plein d'expériences nouvelles, ils parlaient de choses que je connaissais pas, et ils ne perdaient pas leur temps avec les petits. J'ai pour ma part tellement anticipé mes expériences qu'elles ne m'ont jamais paru si nouvelles que ça : j'avais déjà entendu tout ce qu'il y avait à découvrir, et m'en étais émerveillée des années auparavant mais en les vivant qu'à distance, et donc à moitié. L'attente parfois empêche la jouissance, en déformant la réalité au fil du temps ; le rêve prolongé retire la saveur des choses, et la première bouchée imaginée mille fois paraît fade. Rien que pour ça, le collège fut une immense déception. De plus, je me rendis compte avec effroi que je n'étais pas grande, je faisais même partie des bébés de l'établissement. On n'est grand que quand personne d'autre ne l'est plus que nous : au CM2, on est le maître de la cour de primaire, et on pense que ça durera toute la vie, jusqu'à ce qu'on découvre la 6ème. Il faudra ensuite attendre la 3ème pour retrouver ce sentiment de contrôle, qui disparaît encore l'année suivante, à l'arrivée au lycée. En terminale tous les espoirs sont enfin permis : le territoire du lycée est acquis, et à la sortie on sera vraiment grand, on sera adulte, plus de retour en arrière. Erreur ; à dix-huit ans on reste le plus jeune des adultes, et aucun des autres ne peut nous prendre au sérieux. Encore aujourd'hui, la ligne recule : à chaque fois que j'ai l'impression de maîtriser enfin quelque chose, il faut s'atteler à du nouveau, qui n'avait jamais pointé le bout de son nez avant, mais qui est maintenant indispensable.

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