Dimitri

9 minutes de lecture

Dimitri reposa brutalement son verre de vodka Beluga, sur la tablette de son fauteuil en cuir pleine fleur d’une vachette qui avait brouté, durant sa courte vie, l’herbe verte moscovite.

Son portable sonnait et il l’attrapa rageusement. L’écran affichait “Sergueï”.

Il prit aussitôt la communication.

- Mr Povlov ? fit une voix hésitante.

- A ton avis ! répondit Dimitri énervé.

- On a un souci…

- J’te paye pour les résoudre. Accouche !

- Des gars sont venus sur vos parcelles dans la semaine et ont coupé une centaine d’arbres, on a…

- Fils de pute, coupa Dimitri enragé. Qui c’est !!!

- On pense que ce sont les hommes d’Andreï.

- Tu vas me buter ses salopards et donner leurs corps aux porcs, voit ça avec MK ! Il a l’habitude.

- Je sais, c’est pour ça que je vous appelle. MK n’est pas là.

- Il est où ce con !

- Il enterre un membre de sa famille.

- Qu’est-ce que j’en ai à foutre ! s’écria Dimitri. Appelle-le et qu’il se magne le cul pour régler le problème. J’le paye pas pour aller tirer un coup dans son trou perdu.

- C’est sa mère qui est morte.

Dimitri ne répondit pas tout de suite, il se calma modérément.

- Bon, manquait plus que ça… tu connais le principe ?

- Pour ?

- T’es con ou quoi !? Tu trouves ses enfoirés, tu leur coupes la tête et les mains et tu les donnes à Boris qui les fera dissoudre dans l’acide, ça c’est pour le côté pratique.

- Ah…

- Ça te pose un problème ?

- Non, monsieur…

- Le reste, tu le donnes à Mika qui le donnera à ses porcs.

- Oui monsieur…

- Mais, n’oublie pas que les porcs ne bouffent pas les os. T’iras les récupérer trois jours après dans la merde et tu les donneras à Boris qui en fera de la poudre avec les crânes et les phalanges pour la mélanger à de la farine animale pour ses vaches. Parait que ça stimule leurs glandes et elles font plus de lait. T’en donneras un peu à MK pour sa femme, elle devrait bientôt démouler son moutard.

- Mais, je suis pas sûr que ce soit vraiment les hommes d’Andreï.

- Tu commences à m’emmerder avec tes interrogations à la con. J’te paye toi et l’autre abruti pour régler les problèmes, pas pour venir me faire chier avec tes doutes. Si t’en es pas capable tu m’le dis et je vais demander à Boris d’arranger ça, tu saisis !

Dimitri coupa la communication rageusement sans attendre la réponse. D’un geste violent, il envoya valser son verre en cristal à l’autre bout de sa salle de projection privée où il s’éclata en mille morceaux contre le mur.

Il était seul dans l’imposante pièce située au sous-sol de sa villa d’architecte des bords de Seine. Il se leva de son siège d’un bond en pestant contre la terre entière et se dirigea vers l’ascenseur menant aux étages supérieurs.

Cela faisait des semaines et même des mois qu’il n’avait pas dormi normalement. Déjà que d’ordinaire, fallait pas trop l’emmerder mais là avec la fatigue accumulée, il pétait un plomb à la moindre surtension.

Que quelqu’un pénètre sur ses terres situées en Russie pour couper son bois, il ne le supportait pas. C’était grâce à ça qu’il avait fait fortune quelques années auparavant et il défendait ses possessions comme une lionne ses petits.

Dimitri avait du sang sur les mains et ne s’en cachait pas, c’était même sa marque de fabrique. Dans son business, il y avait beaucoup d’enfoirés prêts à prendre sa place et attenter à sa vie et à celle de sa famille. En faisant fortune dans les grumes, il s’était bâti un empire et avait engagé une véritable armée pour protéger ses biens et les siens.

Il entra dans l’ascenseur et enfonça d’un geste violent le bouton du rdc. La cabine s’ébranla lentement et Dimitri serra les poings, la colère coulait dans ses veines comme la lave sur les flancs du volcan.

Il sortit de la cabine comme une bombe et tomba sur Bertrand, son majordome en train de s’affairer comme il le pouvait en attendant que le maître de maison daigne aller se coucher, car il était déjà assez tard.

Dimitri n’avait aucun égard pour le bonhomme, pas la moindre considération, c’était juste un larbin presque un sous-homme. Comme d’ailleurs pour tout le reste de ses employés, hormis ses gardes du corps et encore.

- Vous me réveillerez à neuf heures, Bertrand, balança Dimitri comme on parlerait à son clébard.

- Bien, monsieur, répondit Bertrand d’un ton suranné. Monsieur pensera à prendre son traitement pour dormir.

Dimitri ne lui répondit pas directement mais grommela en russe quelques insanités bien salaces à son encontre. Le majordome ne pipant mot, ne s’offusqua pas mais, il n’était pas complètement con non plus. Issu des grandes écoles du savoir-vivre à la française, il resta digne mais n’en pensa pas moins.

- Et vous irez couper le courant en bas, brailla Dimitri tout en s’engageant dans le couloir menant à ses appartements privés, et j’ai pété un verre !

- Bien monsieur, répondit poliment Bertrand l’agaçant encore plus avec ce ton doucereux et mielleux qui l’énervait tant.

Dimitri affichait la cinquantaine bien marquée, les cheveux grisonnant, les yeux petits, noirs et calculateurs. Il n’était pas très grand mais avait une bonne charpente osseuse et une forte carrure. Son visage n’était pas laid mais, ses traits épais et quelques cicatrices n’étaient pas des plus engageants.

Il entra dans ses quartiers privés et claqua brutalement la porte derrière lui. Il se dirigea directement vers sa chambre à coucher tout en maugréant et ferma la lourde d’un coup de pied bien maîtrisé.

Il retira sa robe de chambre qu’il balança sur un sofa et se dirigea vers une commode louis XIV, ou un truc du genre. De toute façon, il s’en foutait royalement et c’était tout ce qu’il y avait de royal en cet instant.

Il ouvrit délicatement le tiroir supérieur du meuble et en retira une boite rouge assez volumineuse. Il la posa sur la commode et ouvrit le couvercle après avoir entré un code sur la serrure électronique. La boite contenait plus d’une centaine de petites fioles au bouchon bleu bien calées dans leur alvéole en mousse respective, certaines étaient vides.

Dimitri passa son index parfaitement manucuré sur les fioles d’une main légèrement tremblante. Il en sortit une de son logement et regarda le liquide blanchâtre qu’elle contenait. Celui-ci présentait une certaine viscosité et la lumière semblait se reflétait sur d’infimes paillettes en suspension dans le liquide.

Dimitri hésita un instant puis remit la fiole à sa place, referma le couvercle qui se verrouilla automatiquement et glissa la boite dans le tiroir. Il referma celui-ci avec autant de délicatesse qu’on remonte le drap sur sa belle après une nuit mouvementée.

Il se posa sur le bord de son lit, attrapa ses somnifères et les avala avec un grand verre d’eau à disposition. Bertrand, le larbin de service, le bon toutou à sa mémère était passé par là.

Il s’allongea sur le dos et attendit patiemment que les cachets fassent leurs effets. Morphée allait le prendre dans ses bras mais, la garce l’attendait de pied ferme et il le savait.

Un quart d’heure plus tard, Dimitri avait activé la corne de brume. La déesse du sommeil l’avait chopé au vol et maintenant elle le tenait.

***

Il volait tel un rapace dans le ciel d'un bleu azur sans le moindre nuage. En bas, des étendues boisées défilaient à grande vitesse sous lui, il n'en voyait que la canopée mais il savait en reconnaître certaines essences. Il n’était pas féru en la matière mais c’était un peu son gagne-pain même s’il voyait plus les arbres comme un empilement de papier-monnaie. Puis, lentement, très lentement, il vira sur la gauche et entama une descente circulaire juste au-dessus d'une clairière qui commençait à se dessiner.

Il se posa délicatement dans l'herbe haute et verdoyante, il sentait sous ses pieds nus le sol encore moite de la rosée matinale, du moins c’est ce qu’il imagina dans son rêve. Il se dirigea vers la lisière de la forêt, près d'un grand et majestueux chêne sans doute plusieurs fois centenaires, il le visualisa immédiatement en planches bien coupées et prêtes pour l’export. Puis, son regard fut attiré par une tache blanche au pied de l'arbre. Il s'en approcha lentement et son cœur commença à se serrer. Il savait inconsciemment ce qui allait se passer mais ne pouvait y échapper.

La tache blanche était le reflet d'un voile de tulle de mariée masquant une forme imprécise posée sur le sol. Dimitri tendit la main et tira le tissu vers lui brutalement. Il se trouva face à une forme humaine recroquevillée sur le sol et lui tournant le dos. Elle était vêtue d'une robe blanche immaculée. Sa chevelure blonde et abondante courrait sur ses épaules nues. Dimitri, la gorge serrée, posa délicatement sa main sur cette épaule nue et la forme tourna son visage dans sa direction. C'était sa fille, Ludwina, décédée depuis un an. Ses beaux yeux bleus firent aussitôt place à un regard d'une noirceur effrayante, en fait ses orbites se vidèrent littéralement. Dimitri recula d'un pas. Elle n'ouvrit pas la bouche mais un puissant hurlement abominable et assourdissant déchira les tympans de Dimitri. La forme se releva, son visage vira au bleu électrique, sa bouche s'ouvrit lentement et du sang en jaillit inondant ses lèvres, son menton et sa robe immaculée. Son visage se tordit de douleur, ses traits devinrent abominables. Dimitri recula encore et tendit ses mains en avant comme pour se protéger. Ses doigts heurtèrent une surface vitreuse, presque invisible et glacée le séparant de l’abomination. La créature qu'il avait en face de lui maintenant ne ressemblait plus à sa fille, elle était absolument cauchemardesque. Dimitri tomba en arrière et en tentant de se relever il découvrit sur l'herbe grasse un bristol avec une inscription. Il s'en saisit au moment même où l'immonde créature dans un bruit de verre cassée se jetait sur lui, il eut juste le temps d'en mémoriser le texte.

Dimitri se redressa d'un bond dans son lit. Il alluma frénétiquement la lumière, il était en sueur, les mains tremblantes et le cœur tapant à tout rompre contre sa poitrine. Non, ses maudites pilules n'avaient pas été en mesure d'enrayer ce maudit cauchemar récurrent. Il savait que le reste de sa nuit serait compliqué, que l'esprit de sa fille ou de cette abominable créature allait rôder autour de lui pour le dévorer ou le posséder. Il s'allongea à nouveau et laissa la lumière allumée comme pour se protéger des infernales ombres tapies dans l'obscurité.

La nuit se déroula comme d’habitude, fait de sommeil non récupérateur en moment d’intense panique. Dimitri n’était pas du genre froussard bien au contraire mais là, il devait se battre contre une chose insaisissable qui lui tournait autour. Il pouvait la sentir tapie dans l’ombre, il sentait son souffle dans sa nuque et parfois même des contacts sur sa peau alors qu’il était parfaitement éveillé. Il avait son puissant Makarov à portée de main, dissimulé sous l’oreiller laissé vide, suite au décès de sa femme, de son lit king size. Mais, cette arme ne lui était d’aucun secours. Il traita la chose maléfique de toutes les insanités les plus vulgaires qu’il put trouver aussi bien en russe qu’en français. Cela le soulageait quelques peu mais la chose continuait à rôder attendant le moment propice pour passer à l’action. Mais, il sentait aussi la présence de sa fille et des fois même son parfum s’exhalait dans sa chambre. Parfois, des larmes de douleurs, d’impuissance et de colère roulaient sur ses joues. La monstruosité n’était pas seule, sa fille adorée Ludwina était elle aussi présente et cela il ne pouvait le supporter, son cœur de père saignait . Un jour, pris par un délire de rage inassouvie, il vida son chargeur au hasard dans sa chambre, bousillant quelques toiles de maîtres, des objets d’art et des meubles hors de prix. Son domestique s’était précipité dans sa chambre en peignoir et la chevelure ébouriffée. C’était la première fois que Dimitri le voyait ainsi affublé et il faillit se prendre une bastos en pleine tronche. Il poussa un hurlement à faire sursauter un mort avant de refermer la lourde porte de la chambre qui encaissa une balle sans sourciller. Dimitri flinguait à-tout-va, empli de rage et sous l’emprise des médocs, rien ne le retenait, il vida trois chargeurs ivre de colère et d’impuissance contre la chose. C’est à peine s’il se souvenait de l’incident le lendemain matin, du moins il ne voulait absolument pas en parler avec son domestique. Les murs et autres babioles hors de prix en étaient les témoins muets.

Il s’excusa mollement auprès de son employé mais lui conjura de ne plus jamais foutre les pieds dans sa chambre en pleine nuit, il finit sa phrase en grommelant en russe, sûrement un tas de jurons.

La messe était dite, de toute façon le larbin ne comprenait pas un mot de russe ou si peu, hormis vodka.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Hervé RVL ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0