Eau de larmes

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Texte écrit il y a quelques mois pour un concours, mais qui correspondait bien au défi.

Sur base du tableau "Le Cri" de Munch.

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Mon regard est fixé sur l’urne tandis que ma main reste tendue en suspens. Je n’ai jamais osé la toucher. Je n’ai fait que la regarder depuis que l’on y a placé les cendres de Laïm.

Laïm. Mon fils. Mon fils adoré.

Un mois est passé depuis que je l’ai découvert mort. Un mois qui m’a paru le plus long de toute mon existence. Le deuil et l’acceptation sont deux choses distinctes. Le deuil, je l’ai fait. L’acceptation, non.

Je porte une main au pendentif à mon cou. Une minuscule fiole fermée par un bouchon scintillant. À l’intérieur se trouvent quelques cendres que j’ai demandé d’extraire de l’urne pour les placer là. Je n’ai jamais enlevé le pendentif depuis. Pour ne jamais quitter Laïm. Jamais.

Un sanglot éclate au fond de ma gorge et se meurt quand je le réprime. Pour la première fois, je m’avance vers l’urne et l’effleure de la main.

Alors, une bouffée d’un sentiment que je n’arrive pas à déterminer me parvient. L’urne est brûlante, comme si elle avait été chauffée à blanc. Je retire précipitamment mes doigts et quitte la pièce en courant.

Je pousse la porte qui mène au jardin de mon immense propriété et sors. Mes pas me mènent presque malgré moi sur le Ponton. C’est comme ça que je l’appelle. Il s’agit d’une espèce de caillebotis qui serpente jusqu’au centre du grand lac du jardin, bordé de rambardes de bois clair qui empêchent les maladroits de tomber.

Le mot qui décrivait le mieux Laïm est « rayonnant ». Il était grand, il était beau, il était heureux. Et surtout, une aura rayonnante se dégageait de son corps. Il avait beaucoup d’amis, et une petite amie.

J’arrive au bout du Ponton et m’arrête brusquement. Là, c’est là que je l’ai retrouvé. Dans ma tête les souvenirs affluent.

Son corps flottant à moitié sur l’eau. Ses yeux vides. Le manque de réaction quand je l’ai tiré sur le Ponton. L’innexpression de son visage quand j’ai crié son nom. Comment il était trempé. Comment j’ai essuyé d’un revers de manche les gouttes sur son visage, comme si c’était des larmes. Comment je n’ai jamais compris.

Alors, sans l’avoir prémédité, je me mets à hurler. À hurler à en perdre haleine. À hurler de colère et de désespoir. À hurler si fort que les oiseaux s’envolent des arbres. À hurler en mettant dans ce cri toute la vague de tristesse qui étouffe mon âme depuis un mois. Je pleure autant que je hurle. Je souffre autant que je crie. Et soudain je me sens à bout de forces et m’arrête.

Quelqu’un d’heureux jusqu’à sa dernière heure, quelqu’un qui jamais n’aurait songé au suicide. Quelqu’un qui savait parfaitement nager. Au début, je n’ai pas cru les médecins quand ils ont confirmé la mort par noyade. Je n’ai même pas cru à cette mort. C’était impossible.

Je m’appuie contre la rambarde et fixe l’eau. Les secondes passent, bientôt transformées en minutes. Lentement, doucement, le soleil se couche, et seul le clair de Lune éclaire le lac tandis que je reste là sans bouger. C’est alors qu’un mouvement étrange me fait sursauter.

Lentement, quelque chose s’élève au milieu du lac. Je recule précipitamment. D’autres silhouettes tournoient en s’élevant autour de la première. Un sentiment de panique monte en moi. Les silhouettes tourbillonnent de plus belle. Je distingue à présent leurs traits.

La plus proche est une jeune fille au visage magnifique, aux courbes harmonieuses. Ses lèvres s’entrouvrent un instant et le mot « Viens » se dessine dessus. Elle danse, m’invitant à la rejoindre. Autour d’elle les autres silhouettes en font autant. Toutes ont l’air à la fois composées d’eau et d’air, et scintillent tels des diamants. Cela n’a pas l’air réel, mais je sais au fond de moi que ça l’est, que je n’ai pas d’hallucinations.

Terrifié, je recule sur le Ponton. Les silhouettes tournent, encore et encore. J’aimerais prendre mes jambes à mon cou mais quelque chose m’en empêche. Et pour la première fois, pour la première fois depuis un mois, j’ai peur et je le sais. Ma respiration s’étouffe, mon cœur bat plus vite que jamais, je n’accepte pas ce que je vois : j’ai peur. Constatation immuable.

Puis soudain tout s’arrête. Tout s’arrête en moi quand je le distingue lui. Il est là, derrière, tournoyant avec les autres.

« Laïm », je parviens à dire d’une voix brisée mais forte.

Il ne réagit pas, et en moi éclate une bulle de compréhension. Je repense à ma volonté de ne jamais l’oublier. À ma volonté de ne jamais accepter. Et je comprends qu’il n’est pas tout à fait parti, que quelque chose le retient encore ici. Moi.

Une onde étrange me parcoure. J’avance en frissonnant sur le Ponton pour me rapprocher des silhouettes. Mais cette fois ce n’est plus de peur que je tremble.

Enfin, les yeux de la silhouette de Laïm croisent les miens, et j’esquisse alors un sourire.

- J’ai accepté, Laïm. J’ai accepté, je murmure dans un souffle.

Je le vois disparaître peu à peu et je monte sur la rambarde. Je ne suis pas suicidaire, ni dépressif. Je viens de comprendre, et je viens de prendre une décision. La décision d’un père qui aime son fils. La décision d’un père qui veut tourner une page. J’ai accepté sa mort, et accepté le fait que je ne pourrais vivre avec celle-ci sur la conscience.

Je jette un dernier coup d’œil aux silhouettes, qui me paraissent soudain tourmentées, puis je saute.

Je m’enfonce dans le lac et l’eau me parait être une caresse. Je savoure cet instant, tandis que je descends vers le fond. Et soudain je me rappelle.

Mes mains cherchent le pendentif. Le trouvent. Le serrent une dernière fois avant d’arracher la chaîne à mon cou.

J’observe la fiole toujours accroché à la chaîne qui s’éloigne de moi en ondulant dans l’eau, et je me dis que comme dernière image d’une vie, on ne saurait en trouver une plus douce.

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