Malaise au crématorium

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Frédo nous conviait, Maryse et moi, à son incinération. Il nous avait habitués à mieux. La dernière fois c’était pour son second mariage exactement, sous la croix et les pompes cirées avec mon ex, Véro qui l’avait traîné là, en juste noce comme on dit.

Un mouflet couvé hors sol dans une éprouvette leur pendait enfin au nez. Faut dire qu’ils s’en étaient donné du mal à se culbuter au thermomètre et au calendrier pour ne pas rater une ovulation, ces deux-là. Ce fut aux hormones pour que les ovaires mitraillent de l’ovule pendant que mon Frédo limait à la demande, que la formule a pris.

Perso, j’avais dit non à Véro dix ans plus tôt. Baiser oui, féconder non ! Pour moi ça n’enlevait rien à l’amour, mais pour elle ça le faisait pas. Après cinq ans de vie commune, on s’était séparé, elle en quête de son étalon, moi vers ma perle rare que je dénichais quelques mois plus tard et qui ne m’a plus quitté.

Lui promettant une ribambelle de marmots, c’est Frédo, mon meilleur ami, qui fut l’heureux élu de Véro. Faut dire que son press-book valait le jus, deux jumeaux et une fille en première noce. Mais Véro n’était pas bonne pondeuse.


Frédo quand il aimait, il comptait pas, le repas de mariage s’annonçait au Gigondas, des bouteilles qui devaient coûter chacune un bras. Il était fou de côtes-du-rhône, mon Frédo, sans doute plus que de Véro et moins que de la vie. C’est cette dernière qui l’avait quitté en premier.
La cérémonie de crémation se présentait grandiose sous la charpente massive et solennelle de la salle d’accueil. Elle s’ouvrait par une vaste baie vitrée sur une mare morte qui sentait la javel et qu’une pompe animait faute de grenouilles. Par bonheur le soleil brillait. Athée qu’il était, le Frédo, passe de faire le clown sous la croix pour sa Véro, mais le grand saut il le souhaitait sans Dieu . J’étais derrière mon ex-belle-mère qui hochait de la tête et faisait des signes de croix chaque fois qu’elle pensait du mal de son défunt gendre. Je ne pouvais pas m’empêcher d’imaginer que le Frédro lui balançait autant de bras d’honneur dans son cercueil. C’est là que j’ai commencé à le sentir monter, mon malaise…

Il avait tout préparé avant et tout y passa, Brassens et les seins de Margot, les chants paillards des chœurs carabins du Sud-ouest, pour finir par les anarchistes de Léo Ferré. Il ne l’était pas Frédo, anarchiste, mais son père oui. Un Pérez sec et sévère débarqué de la péninsule dans les années trente. Il avait fait chier les nazis jusqu’à Berlin en espérant que De Gaules dessoude Franco en remerciement. Tu parles d’une blague ! Ça souriait jaune quand même de-ci de-là sur les bancs… Et moi, derrière mon ex-belle-mère bigote et réac, j’en pleurais de joie, pardon Frédo, je crois même que j’ai levé le poing. Maryse m’a regardé d’un sale œil, il paraît que ça ne se fait pas au crématoire.

Ha, Maryse, la femme de ma vie, stérile, la chance de ma vie, pas bégueule et qui aimait le sexe. Au début c’était des feux d’artifice de sperme et des duos de cris voluptueux, aujourd’hui ce n’est plus qu’un pâle câlin une fois le mois. Elle et ses bouffées de chaleur, moi et mes bouffées de désir que je soulage à la main, nous vivons notre petite mort ainsi avant la vraie. A deux pas, il y avait Suzanne, la petite sœur à Frédo, belle à croquer à quarante ans, classe et sexy à cinquante. Les yeux amande de son frère et des seins encore à mater. Ça fait toujours plaisir à voir une beauté qui ne change pas. Ça fait toujours plaisir de voir la vie du bon côté quand elle a quitté un bon copain. Toujours son fier-à-bras de compagnon à ses côtés. Un con ! Qu’il disait le Frédo quand il parlait de son bof. Suzanne effacée, était la petite sœur à son grand frère. Il lui avait tout appris, les saveurs du vin, l’ivresse subtile d’un joint et à nager sauf l’amour bien sûr. La démerde, à ce sujet ne lui avait pas réussi, à la petite. Son premier fut le père de ses enfants, alors qu’avec sa silhouette, elle en aurait chaviré à la pelle des cœurs, la Suzanne.

C’était donc il y a dix ans au mariage de Frédo. Il m’avait invité pour faire la paix, pourtant il n’y avait pas eu de guerre. Mais il voulait son vieux copain et sa compagne à sa fête, histoire de marquer la roue qui tourne. Histoire de fêter le bébé à venir que je n’avais pas voulu avec sa future. Un grand mariage ! La famille de Véro avait du blé. Moi en costume. Si, si ! Maryse y tenait. Car quelque part, ce mariage était le nôtre par procuration, disait-elle. Un beau mariage que ce fut, que des costards, des robes longues et des escarpins escarpés à la sortie de l’église sous une pluie de riz à faire pâlir d’envie un petit Soudanais affamé. Suzanne était plus belle à quarante ans qu’à trente, c’est à cet âge-là que je l’avais vu pour la dernière fois à la sortie d’un ciné. Avant, je la voyais grandir, indiffèrent du haut de nos dix années d’écart. Faut dire que je l’avais souvent croisée gamine quand j’avais connu son frère à dix-huit ballets et qu’on tirait les quatre cents coups avec des filles qui en voulaient plus que nous. Normal, tout ça. C’est la vie.


Quand le croque-mort a pris la parole après les anarchistes et que j’ai baissé le poing sous les gros yeux de Maryse, j’ai baissé aussi les miens avec une envie de rire insupportable en ce lieu. Si ce con de corbeau l’avait bouclé vite, rien ne se serait passé . La vie se serait poursuivie comme avant, pépère. J’aurai attendu ma ménopause, enfin décontracté du gland comme aurait dit machin. Mais il a poursuivi, le corbillat.

— Nous allons à présent nous recueillir autour du cercueil pour rendre un dernier hommage à Freddy. Un ton de curé avec l’accent d’un mafieux corse, qu’il avait le funèbre. Et je l’ai vu sourire dedans sa boîte, le Freddy.

— Une boîte en carton ça fera plus écolo, aurait-il dit sur son lit de mort, lui qui n’avait jamais rien trié de sa vie.

Là c’en était trop et le rire qui ne pouvait pas sortir de ma bouche a giclé par le nez comme un éternuement retenu, énorme. Tout le monde s’est retourné, mon ex-belle-mère comme Véro, alors que Maryse, confuse, se recroquevillait en serrant la main du petit frère à Frédo. La cinquantaine un peu coincée, le frangin, c’était une boule.

Ça aurait pu passer comme un sanglot, car j’en pleurais aussi. La rigolade me sortait par les yeux et je la retenais. J’ai mis la main sur ma bouche et puis j’ai étouffé un :

— Le con ! Tendre, mais avec plein de postillons, de morves et de larmes, ce fut là une grande solitude. J’ai levé les yeux, penaud, et c’est ceux de Suzanne que j’ai croisés et j’y ai vu Frédo, sans blague ! C’est alors qu’elle a éclaté aussi, du coup j’étais moins seul.

— Pardonnez-moi, c’est les nerfs, que je disais. Pas du tout ! Que je pensais ! C’est Frédo, putain, c’est lui, il n’est pas parti ! Je suis sorti, Suzanne m’a rejoint et l’on s’est retrouvés dehors hilare. Dans le crématorium c’était pas croyable, un fou rire général avait gagné les proches, enfin ceux qui l’aimaient bien le défunt. Du moins assez pour savoir qu’il aurait aimé cette « poilade ». Le croque-mort dépité qui avait perdu les pédales a lancé les chants paillards par erreur au lieu du requiem de Lacrymal que Véro avait prévu pour poser sa touche personnelle. Raté, ce fut l’apnée pour beaucoup et quelques vieillards ont failli y laisser la peau.

Nous, avec Suzanne, on s’est éloignés pour pas gêner quand le SAMU est arrivé. Dans ses yeux remplis de larmes, je voyais ce qu’elle voyait.


Dix ans plus tôt au mariage, dans le parking, un coin sombre où je l’avais suivie.

— Tu te rappelles, m’a-t-elle dit soudain, alors que le SAMU sonnait de la sirène. — Oui, je t’ai dit, attention, ce chien va te sauter dessus. Un roquet échappé de je ne sais où et qui aboyait méchamment devant le resto. Tu fumais là, tu étais gaie et tu m’as répondu « Ah non ! Je préfère que ce soit toi qui me sautes ! » Elle a rougi…

— C’est cela, oui, tu avais bu et tu m’as répondu du tac au tac : « quand tu veux ! » J’ai filé dans le parking en courant. Tu m’as suivi… Elle se souvenait de tout. La Suzanne. Même que le chien s’était enfui, la queue entre les jambes. Pas la mienne…
Il y avait un parc devant le crématorium avec des bosquets discrets pour aller pleurer. Nous nous y sommes cachés et on s’est embrassés. Frédo était là aussi qui nous chuchotait à l’oreille :

— Vivez ! Et on n’était pas triste, non. Dans notre baiser on revivait la scène : Suzanne sur le capot d’une voiture, la robe remontée jusqu’à la poitrine et ses jambes serrées autour de ma taille qui accompagnaient mes assauts de hussard, le pantalon baissé sur mes chevilles. Elle a joui avant moi et puis elle m’a regardé, canaille :

— Et si je me sauvais là, toi entravé par ton falzar. Tu aurais l’air d’un pingouin à me courir derrière ! J’ai vu l’image. C’était bien la sœur de son frère. Et on a ri, mais ri… Si ri, que j’en ai joui. C’était la première fois que je trompais Maryse. Ce fut la dernière. Nous ne nous étions plus revus depuis.
Ces souvenirs communs ont fait éclater un nouveau délire joyeux comme si Frédo était toujours là et nous disait :

— Vivez, mais vivez ! Bon Dieu ! La communion avec le défunt, en somme. On est sortis discrets du bosquet. Personne n’a rien vu. Mais mon téléphone a tinté cent fois, plus tard.

— On se revoit pour achever mon deuil ? Qu’elle m’a dit Suzanne.

— Si c’est pour une bonne œuvre… Que je lui ai répondu.
Depuis, tous les soirs avant de m’endormir, quand ma moitié s’est retournée pour ronfler, je lui parle à Frédo.

— Tu n’es pas mort ! Je baise ta sœur ! Que je lui dis !

Une fois, il m’a répondu :

— C’est bien ! Maryse aussi ! avec mon frère ! Je me suis dit, c’est pas son genre les intellos, mais si c’est vrai, c’est la vie et elle est belle ainsi.

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