4 - Le réfectoire

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En arrivant au réfectoire, ce jour-là, Maureen ne put réprimer un petit sifflement d’admiration. Elle savait que c’était une mauvaise manie à perdre au plus vite, car elle agaçait prodigieusement les adultes de son collège, mais sa bouche semblait indépendante et réagissait toujours avant que son cerveau ne l’en empêche, quand elle était impressionnée. Et c’était bien le cas, devant cette salle gigantesque et qui ne ressemblait en rien à une cantine. La jeune fille avait l’impression d’être entrée dans une cathédrale gothique, ou dans un château de la Renaissance : comme le reste du Labyrinthe, le réfectoire était un mélange architectural de plusieurs périodes, qui semblait être totalement aléatoire, mais qui était harmonieux dans son désordre. Sur les murs interminables, des tapisseries gigantesques représentaient des scènes de festin, des natures mortes de fruits, et des paysages bucoliques, entre lesquelles des vitraux colorés qui semblaient très anciens se dressaient. Les tables et les chaises où étaient déjà installés quelques élèves avaient toutes une forme et un style différents, achevant de donner à l’ensemble une allure incroyablement étrange.

Maureen avait suivi ses camarades de chambre dans un dédale d’escaliers et de couloirs ; elle se sentait incapable de refaire le trajet inverse, malgré son excellent sens de l’orientation. Il faut dire qu’elle avait davantage l’habitude de se retrouver sur des sentiers forestiers que dans un labyrinthe de couloirs. Coralie, Asha et Dorine étaient toutes plus âgées que Maureen : Coralie et Dorine étaient en terminale, tandis qu’Asha commençait sa première. Les jeunes filles étaient donc parfaitement à l’aise et servirent volontiers de guide à leur jeune camarade. Toutefois, en arrivant au réfectoire, elles allèrent retrouver d’autres élèves, et Maureen se retrouva seule, ce dont elle fut en réalité soulagée. Elle entreprit de chercher ses frères, qu’elle retrouva grâce à leur chevelure si particulière au milieu de cet océan de cheveux sombres. Briac discutait avec deux garçons, tandis qu’Arthur riait avec une grande brune. Il aperçut sa sœur et lui fit signe de s’installer avec eux. La brune regarda Maureen d’un air hostile, avant que son frère ne la lui présente.

Malgré son légendaire mauvais caractère, Arthur avait toujours été un garçon populaire, particulièrement auprès des filles, qui se pâmaient devant son air boudeur. L’exact opposé de Maureen en société, en somme, ce qui, contre toute attente, les avait toujours rapprochés. Le jeune homme prenait soin de toujours accorder une attention particulière à sa sœur, ce qui agaçait beaucoup ses admiratrices, incapables de comprendre pourquoi il s’embarrassait de la petite rouquine solitaire. Ce n’était pas parce que c’était sa sœur qu’elle méritait toutes ses attentions, surtout qu’elle ne faisait manifestement aucun effort pour s’intéresser aux autres ! Aucune n’avait toutefois osé avouer les pensées hostiles qui les traversaient toutes à la vue de Maureen, et elles avaient fini par s’habituer à la voir traîner près de son frère ou, pire, à le voir rechercher sa compagnie.

– Alors, t’es dans quelle chambre ?

– La 7, au premier étage, escalier vert.

La brune réagit aussitôt, d’un air intéressé :

– Oh, c’est toi la nouvelle coloc’ d’Asha ?

Arthur grimaça, tandis qu’elle éclata de rire.

– Tu ferais bien de t’en méfier, Arthur sait de quoi je parle…

La brune, dont Maureen n’avait pas retenu le prénom, s’attela à raconter une anecdote selon laquelle Asha avait battu Arthur à une compétition de ping-pong, et avait ainsi humilié celui qui se présentait comme « expert en tennis de table ». Il ne la supportait plus depuis. La brune était hilare, tandis qu’Arthur se renfrognait et arborait sa célèbre moue boudeuse qui charmait tout le monde, y compris sa camarade. Maureen n’avait écouté que d’une oreille. Elle interrompit la brune, qui tentait maladroitement de se racheter aux yeux de son frère :

– Comment on accède au jardin de derrière ?

– On ne peut pas. Il est réservé à la proviseure. Mais à côté du lycée, y’a un parc sympa, et on …

– Mais si on veut y accéder quand même, on passe par où ? – la coupa-t-elle.

Arthur arrêta sa petite comédie et darda son regard intelligent sur sa sœur. Quand elle parlait comme ça, il s’en méfiait.

– Pourquoi tu insistes ? Inès t’a dit que c’est réservé à la proviseure.

Maureen ne répondit rien. Elle n’avait pas l’intention de parler de quoi que ce soit d’important devant la brune, Inès, ou n’importe qui d’autre. Mais elle comptait bien trouver comment se rendre dans le jardin. Depuis que la femme inconnue l’avait fixée du regard ce matin-là, Maureen se sentait irrépressiblement attirée par ce lieu. La femme avait fait demi-tour et était retournée calmement dans le bâtiment attenant, laissant penser à Maureen que c’était la proviseure. Elle ne parvenait pas à s’expliquer pourquoi cette dernière avait eu une attitude aussi étrange, pas plus qu’elle ne comprenait ce qui la poussait à aller à sa rencontre, mais elle en éprouvait profondément le besoin. Ce n’était pas dans son tempérament ; elle était habituellement très discrète pour compenser le fait qu’elle semblait magnétiquement attirer les ennuis. Il apparut qu’à présent, l’attirance était réciproque.

De retour dans le hall, Maureen hésita à remonter dans sa chambre ; elle avait aperçu Coralie et Dorine monter l’escalier, et elle avait envie de solitude. Elle se rappela fort à propos la petite porte sculptée de la bibliothèque et la chercha des yeux, mais tout semblait avoir changé de place, avec le mouvement de la rentrée, et elle passa un long moment à tourner en rond. Dans son dos, une voix l’interpella :

– Alors comme ça, t’es la sœur d’Arthur ? Fou comme vous ne vous ressemblez pas !

Asha la regardait d’un air sérieux ; elle s’approcha d’elle, et désigna ses cheveux de l’index.

– En fait, c’est surtout vos cheveux qui sont différents. C’est rare, les cheveux roux, comme les tiens ! Ils sont vraiment très très … roux !

Maureen se raidit ; elle chercha une réplique, mais elle ne voulait pas être trop agressive. Ce n’était pas évident de trouver le bon équilibre entre la victime et la furie. D’expérience, elle savait qu’il fallait réagir, mais elle n’ignorait pas non plus que lorsque l’on se rebellait trop vite, le retour de bâton pouvait être plus fort. Elle avait déjà essayé de répondre, au collège, elle avait tenté le faux air assuré, la réplique cinglante, l’agressivité débordante, mais le résultat avait été sensiblement le même, quelle que soit sa stratégie : une gradation dans l’attaque de l’agresseur. La stratégie de la fuite était finalement celle qui fonctionnait le mieux, et celle qu’elle aurait dû envisager ; mais une colère nouvelle s’empara de son corps, qui la surprit elle-même, et elle ouvrit la bouche pour répliquer quand elle nota un sourire discret sur le visage de son agresseuse présumée.

– C’est tellement beau ! J’aimerais tellement en avoir, moi aussi ! Mais je suis indienne depuis mille ans au moins, alors je peux toujours rêver !

Asha éclata d’un rire franc, mais nota que sa nouvelle colocataire ne réagit pas.

– Pardon, des fois, je suis trop directe…, lui lança-t-elle avant d’emprunter les escaliers verts.

Encore frémissante des émotions contraires qui l’avaient traversée, Maureen ferma les yeux. L’espace d’un instant, elle eut le sentiment que tout le bourdonnement de la ruche qu’était devenu le Labyrinthe s’était tu, et elle crut entendre prononcer son nom à son oreille. Elle ouvrit subitement les yeux pour regarder autour d’elle.

Devant elle, elle trouva la porte sculptée.

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