1 - Le Silence

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Dans quelques heures, Maureen allait entrer au lycée. A la fin de la nuit, exactement. Il faisait très chaud dans son lit-mezzanine, et elle se tournait dans tous les sens pour trouver un endroit frais, que son corps n'aurait pas encore chauffé. Elle ne parviendrait pas à s'endormir avant encore plusieurs heures, elle le savait, et elle savait aussi que le lendemain, elle porterait sur le visage la trace de sa lutte nocturne contre l'insomnie. Mais il lui était impossible de dormir, trop de choses tournaient dans sa tête.

Le lycée était loin de chez elle, suffisamment pour qu'elle ne puisse pas faire d'allers-retours chaque jour, et pour qu'elle y soit logée en tant que pensionnaire. Il faut dire que Maureen habitait dans ce que beaucoup appellent un "trou perdu", la "cambrousse", un endroit assez reculé, à l'orée d'une forêt. Les rares camarades qu'elle avait invités chez elle lui avaient bien fait comprendre qu'ils ne reviendraient pas de sitôt. Sans doute parce que le trajet était interminable, et que chez l’adolescente, il n'y avait pas le WiFi. Mais sûrement aussi parce que le soir, les lieux avaient quelque chose d'effrayant pour les citadins. La forêt qui entourait la maison était dense et ses habitants, nombreux, étaient plutôt bruyants le soir. Maureen, au contraire de ses camarades, s'était toujours trouvée apaisée, le soir, quand les animaux se réveillaient et se manifestaient dans l'obscurité.

Brusquement, Maureen réalisa qu'aucun bruit ne venait de la forêt ce soir; elle était silencieuse comme jamais. La jeune fille se dressa sur son lit et ouvrit de grands yeux dans la pénombre; elle tendit l'oreille, cherchant à percevoir des bruissements de feuille, un hululement nocturne ou n'importe quoi d'autre qui témoigne d'un signe de vie, mais rien, elle n'entendait rien que son propre souffle de plus en plus rapide. Elle se glissa le long de l'escalier de son lit, et se dirigea vers la fenêtre, d'où elle avait une belle vue de la forêt. Au dernier étage de la maison, le troisième, Maureen était seule: elle avait obtenu ce privilège en tant que seule fille de la famille, au milieu de quatre garçons.

Dehors, les arbres étaient enveloppés d'une lueur presque surnaturelle, produite par les étoiles, extrêmement brillantes en cette fin d'été. Rêveusement, Maureen laissa son regard se perdre dans la forêt. Malgré son silence inhabituel, le paysage était bien celui qu'elle avait l'habitude d'admirer chaque jour. Comment allait-elle supporter d'être éloignée de ce tableau quotidien? Dans son lycée, elle savait qu'il n'y avait pas de forêt, à peine un jardin un peu miteux et une cour bétonnée. Pour la centième fois, elle photographiait mentalement la vue, quand elle sursauta. Elle avait vu passer furtivement quelque chose. Impossible de savoir ce que c'était. Un animal, sûrement. Pourtant, elle n'en était pas convaincue. Elle n'aurait su dire pourquoi, mais elle sentait que c'était autre chose. Un de ses frères, peut-être? Elle savait qu'ils aimaient bien se promener le soir, mais à cette heure-ci, c'était peu probable. Elle fixa ses yeux sur les arbres, les obligeant à détailler chaque branche, cherchant à distinguer et à reconnaître chaque forme dans cette forêt qu'elle connaissait par cœur. A force de scruter la moindre feuille, Maureen eut l'impression d'avoir des crampes dans les yeux, et sentit qu'elle commençait à loucher. Elle se frotta les paupières plusieurs fois pour se soulager, et poussa un profond soupir.

Maureen ne pouvait plus se recoucher, à présent, elle voulait absolument savoir ce qui avait bougé sous ses yeux, dans la forêt silencieuse. Il lui fallait d'abord savoir si c'était un de ses frères. Elle sortit de sa chambre et descendit au deuxième étage, l'étage des mousquetaires, comme se qualifiaient ses frères, "l'étage des brigands, oui!", corrigeait Maureen. Sur la pointe des pieds, elle ouvrit d'abord la porte de la tanière d'Arthur; il était couché en travers de son lit, et sa respiration ne laissait aucun doute sur le fait qu'il dormait profondément.

- Pssst, Arthur! Tu dors?

Un grognement répondit à Maureen qu'elle ne pourrait pas le réveiller, à moins de trouver une véritable bonne raison pour le faire. Elle pressentait que prétexter un silence inhabituel de la forêt, et une vision furtive de quelque chose ne suffirait pas à calmer la colère d'Arthur, qui avait tendance à être de mauvaise humeur quand on le réveillait. Pourtant, elle s'approcha de lui, pour le regarder. Ses sourcils étaient froncés, et il avait un air boudeur; Maureen étouffa un petit rire de ravissement. Elle adorait le visage renfrogné de son frère, surtout parce qu'elle savait qu'il ne restait jamais longtemps fâché contre elle. Il avait tout juste dix mois de plus qu'elle, si bien qu'ils étaient presque jumeaux, et ils s'entendaient très bien. Arthur était souvent grognon, mais il était aussi hilarant, très intelligent, et extrêmement attentionné envers sa sœur, qu'il chérissait. Les autres n'avaient pas droit à la même indulgence que Maureen, c'est pourquoi elle ne craignait pas de le taquiner. Elle décida de le laisser dormir, lui aussi avait sa rentrée le lendemain, et une insomniaque suffisait dans la famille.

Maureen passa ensuite la tête par la porte de ses deux plus jeunes frères, Matthew et James. Comme d'habitude, James avait rejoint Matthew dans son lit, et les deux garçons dormaient enlacés, leurs boucles blondes s'emmêlant sur l'oreiller. Les petits frères de Maureen étaient, eux, véritablement jumeaux, et se ressemblaient extraordinairement. Seuls les membres de la famille étaient capables de les distinguer. Toutefois, si la ressemblance physique était parfaite, leurs caractères différaient. James était très vif, joyeux et expansif, tandis que Matthew était très calme, doux et observateur. Cela ne les empêchait pas d'être proches, à tel point qu'ils ne supportaient pas d'être séparés l'un de l'autre, tant ils s'aimaient. La jeune fille sourit et referma doucement la porte.

Il ne restait plus que Briac, le grand, le sage, l'aîné de la fratrie. Maureen n'eut pas besoin de vérifier s'il était dans sa chambre: de la lumière passait sous sa porte, et elle l'entendait chantonner, comme cela lui arrivait souvent quand il était anxieux. Il entrait en Terminale demain, et savait que l'année allait être difficile. Briac était un garçon absolument brillant, Maureen n'avait aucune inquiétude pour lui, mais il avait la même tendance qu'elle à toujours envisager le pire, pour ne pas être surpris ou déçu. Sa soeur n'osa pas frapper à la porte pour lui parler de ses inquiétudes. Briac était très protecteur envers ses frères et encore davantage envers Maureen, et elle savait qu'il allait probablement lui faire la leçon parce qu'elle ne dormait pas. Elle détestait quand il prenait son ton de grand sage, et elle ne manquait pas de le provoquer et de se disputer avec lui quand il lui venait l'idée de la sermonner. Elle savait, au fond, qu'il avait souvent raison, mais c'était plus fort qu'elle.

Maureen descendit encore un étage. Au premier, elle passa sur la pointe des pieds près de la chambre de son père, dont la porte était ouverte. Le cliquetis du clavier accompagné du grincement caractéristique de la chaise du bureau lui indiquèrent qu’il ne dormait pas non plus, et qu'il était encore en train de travailler. Tomas Anderson était professeur de littérature à l'Université et passait beaucoup de temps à lire, à étudier, à préparer des cours, et à penser. Pour l'heure, l'occupation de son père arrangeait Maureen, puisque lorsqu'il était absorbé par son travail, il n'entendait ni ne voyait rien de ce qui l'entourait, quand bien même un tremblement de terre aurait eu lieu. Elle dévala lestement les marches jusqu'au rez-de-chaussée, et se dirigea vers la porte-fenêtre du salon. Au passage, elle enfila ses chaussons et endossa un gilet qui traînait, abandonné sur le canapé.

Le silence était beaucoup plus impressionnant, dehors. Maureen avança dans le jardin en jachère et s'arrêta à l'entrée de la forêt. La lumière des astres était nettement moins prononcée au pied des arbres, dont les cimes immenses se rejoignaient et formaient une sombre canopée. L'absence totale de bruit, l'obscurité presque totale et la chaleur caniculaire de cette nuit rendaient l'atmosphère pesante. En aspirant une grande bouffée d'air, la jeune fille se rendit compte qu'elle avait retenu sa respiration jusque-là. Résolument, elle fit trois pas vers la forêt mais s'arrêta subitement: cette fois, elle en était sûre, elle avait vu passer quelque chose entre les arbres. Au même instant, elle frissonna, tandis qu'elle entendit, tout près d'elle, un murmure presque imperceptible. Son oreille, affûtée par le silence total, parvint à discerner deux mots: "Maureen" et "force".

Maureen réprima un cri tandis qu'aussitôt, le son de la vie revint dans la forêt; les feuilles se remirent à bruisser, les chouettes à hululer, et les mulots, à courir dans les fourrés. Maureen fit demi-tour et se précipita en courant dans la maison. Elle referma vivement la porte-fenêtre et monta quatre à quatre les escaliers jusqu'à sa chambre. Elle se glissa dans son coin favori, sous la mezzanine, où elle pouvait s'isoler avec un rideau, alluma une lampe de poche et s'affala sur son pouf. En reprenant sa respiration, elle tenta de se raisonner: c'était probablement le manque de sommeil et l'angoisse d'affronter un nouvel établissement, loin de chez elle, qui lui faisaient avoir des hallucinations. Elle avait toujours eu beaucoup d'imagination, un don hérité de sa mère irlandaise, selon son père, mais jamais au point de véritablement voir ou entendre des choses issues de ses rêveries. Pourtant, ce murmure résonnait encore à ses oreilles, et elle ne pouvait s'empêcher de remarquer que les bruits quotidiens de la forêt étaient revenus à présent.

Elle regarda sa montre: 3h45 du matin. Il fallait absolument dormir, si elle ne voulait pas avoir des cernes monstrueuses pour son entrée au lycée. Maureen remonta sur son lit, essayant de chasser les pensées tourbillonnantes de son esprit. En enfonçant la tête sur l'oreiller, elle aperçut, posé juste à côté de sa tête, un trèfle à trois feuilles

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