8/10 — Brad

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Plusieurs anges étient passés, mais Victor n’avait pas ajouté le moindre mot. Il avait avalé sa bière à une vitesse incroyable, surtout pour quelqu’un qui la trouvait trop amère et trop forte.

— Tu as toujours eu une bonne descente, commentai-je, cherchant à adoucir l’ambiance (puisqu’il était impossible, chimiquement parlant, d’adoucir sa bière).

— Et tu as toujours eu le don pour me le rappeler, cracha-t-il avec mépris. Tu radotes, mon vieux !

— Pourquoi tu t'énerves à ce point ? lançai-je comme un pavé dans la mare, sans crainte des éclaboussures.

— Pourquoi ? Non mais, tu te fous de moi ! Ça fait un an qu’on ne se parle plus ! Un an ! Tu as quitté ma sœur sans t’expliquer. L’as abandonnée sans t’en soucier. Tu as brisé une partie de sa vie et de ses rêves ! J’ai eu tant de mal à la sortir de là ! Et, maintenant, tu me demandes ce qui m’énerve à ce point ? Si ta bière ne coûtait pas la peau des fesses, je te l’aurais balancée à la gueule !

Pas de doute, une bière dans la gueule, ça aurait éclaboussé. Je me sentais toutefois capable d’arranger la situation, malgré les risques que j'allais prendre.

— Tu as raison, Victor. Ce que j’ai fait est impardonnable. Et puis, en effet, ma bière coûte trop chère pour que tu me la jettes à la gueule. Je suis content, toutefois, de voir que tu as conservé un certain esprit "comptable". Vraiment content…

— Je me moque de tes sarcasmes, Brad, vomit-il à nouveau. Alors, qu’as-tu à me dire à propos de Jade ?

Je n’en croyais pas mes oreilles ! À cet instant, j’eus l’impression d’avoir gagné la guerre de Sécession. D’avoir conquis la Prusse. Mieux, j’étais devenu Empereur De Rome ! Jules César peut se targuer d’avoir envahi la Gaule, Napoléon, l’Espagne, mais moi — et moi seul —, j’avais convaincu le Grand Victor de m’écouter lui parler de sa sœur. J’avais contenu sa colère toute puissante. Amen !

Peut-être un autre titre pour une autre histoire : une éclaircie dans la brume.

Je lui servis illico une nouvelle bière — la Stout — pour trinquer à mon couronnem… à ce succès ! En outre, j’étais certain qu’il l’apprécierait davantage.

— Elle est plus forte en alcool, mais bien plus douce en goût. Tu vas l’adorer, annonçai-je, enthousiaste.

— Jade ! hurla-t-il. Tu voulais me parler de Jade, nom de Dieu ! Je m’en fous de ta bière !

J’avais crié victoire trop tôt, apparemment, mais je ne perdais pas espoir.

— Je m’inquiète pour elle, avouai-je. J’aimerais vérifier qu'elle va bien.

— Tout va parfaitement bien, Brad. Je peux disposer ?

L’alcool me montait à la tête, et dans ces cas-là, je perds vite patience — au moins aussi vite que je perds l’équilibre.

— Tout ne va pas bien pour elle, Victor. Tu viens de me le dire et je ne suis pas sourd !

Je trébuchai en parlant et renversai mon verre vide.

— Tu n’es pas sourd mais tu es soul, à ce que je vois, grogna Victor. Tu as bu avant que j’arrive ici ? Tu ne serais pas devenu alcoolique, au moins ?

— Jade ! répétai-je, on parlait de Jade, je te rappelle !

La conversation avait tourné au vinaigre et le vinaigre avait lui-même tourné. La soirée s’annonçait plus longue que prévue.

— Je veux la voir ! criai-je sans m’écouter parler. J’ai peur pour elle. J’ai peur de lui avoir involontairement fait du mal. Sans m’en douter. Sans m’en apercevoir. Plus j'y pense et plus j'ai peur. Et plus j'ai peur, plus j'y pense ! C'est interminable. Je n'en peux plus ! J’ai une voix dans ma tête qui me dit qu’il faut absolument que je la revois. Et cette voix dans ma tête me fait vraiment mal à la tête. Tu comprends ça, Victor, où tu préfères continuer à faire la forte tête ?

Une fois de plus, il avait raison. J’étais culotté.

Et soul.

Il se leva pour s’approcher de la bibliothèque où trônait fièrement son dernier roman un soir sous la pluie. Il le prit, le contempla comme s’il ne l’avait jamais eu en mains. Drôle de façon de considérer la chose puisqu’il l'avait créé de A à Z.

— Tu aurais au moins pu le déballer, histoire de…, déglutit-il.

— Je le ferai, promis, mentis-je.

Il me le tendit, gardant un doigt rivé sur son pseudonyme : Victor Loiseau — je le trouvais si poétiquement pathétique.

— Sais-tu pourquoi j’ai choisi ce surnom, Brad ? m'interrogea-t-il.

Je sentis le piège arriver mais ne pus m’en détourner.

— Absolument pas, répondis-je sincèrement (une fois n’est pas coutume).

— Tout simplement parce tu l'as choisi pour moi. Tu ne t’en souviens pas ? »

Je lançai intérieurement une recherche active sur le souvenir d’une telle idée. Sans succès. J’espérai qu’il s’agisse d’une erreur. Malheureusement, Victor se trompe rarement.

— Tu étais soul, comme maintenant, et je t’avais avoué vouloir tenter cette expérience : devenir écrivain. C’était pour moi la délivrance la plus difficile mais la plus importante de mon existence. Et toi, avec ton humour à toi, tu as décidé de fouiller méticuleusement ma maison à la recherche d’un texte, d’une page arrachée ou oubliée, certain que tu trouverais quelque chose. Je n'ai jamais su si tu te moquais de moi ou cela t'intéressait réellement.

— Je m’en souviens, lançai-je après avoir immédiatement recouvré mes esprits. L’oiseau… c’était le poème que j’avais trouvé dans ta poubelle, ce jour-là ! Fier comme un oiseau, ou haut comme un oiseau, un truc comme ça !

— Un truc comme ça, oui, marmonna-t-il. Et tu m’as dit "vas-y, lance-toi !", cette fois-là. Nous n’en avons plus jamais reparlé mais tu m’as conforté dans ce choix et ça m’a fait tellement de bien. Finalement, quand je vois que tu n’as même pas ouvert ce roman… »

Il devenait égocentrique avec le temps, le Grand Victor ! Je n’avais pas que ça à faire, après tout ! On s'éloignait un peu trop du sujet et je n'aimais pas ça.

— Désolé, le consolai-je. Si c’est important pour toi, je rattraperai cette erreur. Et pour Jade… ?

— Malgré toute la déception que j'éprouve à ton égard, j’ai l’impression que je te dois au moins ça. J’essaierai de la convaincre, mais si tu lui fais plus de mal que tu lui en as déjà fait…

— Ne t’inquiète pas ! l’interrompis-je, euphorique. Je veux simplement lui poser deux ou trois questions pour m’assurer que tout va bien pour elle. Ensuite, je ne vous dérangerai plus… »

J’avais gagné cette bataille, mais la route était encore longue.

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