Chapitre 5 : La ruse de l'étau inversé

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Sous les yeux ténébreux de sa corneille, Faustinoos couchait boucles et fioritures sa lettre en papyrus. Une fois scellée, le rapace partira la délivrer mais ce travail d'orfèvre n'intéressait pas Ardolon.

« Quel intérêt y a-t-il à passer sa vie entouré de livres ? Sans entraînement, sans force pour survivre, vous dépendez simplement de la bonne volonté des autres.

- Mais qu'est-ce que la force pour toi ? Savoir se défendre ? Savoir vaincre les difficultés ? Savoir se tirer d'affaire ? »

Le rito connaissait Faustinoos et ses énigmes inopportunes. Il s'accorda une minute pour réfléchir puis répondit qu'une grande puissance permet de survivre.

« Si la puissance n'est qu'un moyen de survivre, s'assurer la bienfaisance de ses voisins ne témoigne-t-il pas d'un indice frappant de sa propre force ?

- Non. C'est juste de la dépendance. Et arrêtez avec vos fausses questions ! La force, c'est ce qui permet d'ordonner aux autres de faire ce que l'on souhaite.

- Pourtant, ce sont les autres hommes qui me donnent leur manger, tout comme c'est toi qui me protèges.

- En ce moment, ils essaient surtout de vous tuer et... »

Et si Faustinoos devait compter sur lui, Ardolon était contraint à le défendre... Comment pouvait-il alors se dire le plus fort ? Plus il décortiquait l'idée, plus il avait tort.

« Nous avons tous des obligations. Parfois c'est l'éthique qui gouverne nos actions, d'autres fois les conséquences nous dirigent car elles sont trop importantes ou la volonté de quelqu'un est trop impérieuse pour qu'on l'ignore. Tu sais comment j'appelle cette frontière entre toutes les contraintes de chacun ?

- Non, et je m'en moque pas mal...

- C'est le Respect qui, comme le vent, peut s'avérer surprenant de ses violentes traîtrises. Néanmoins, quelqu'un qui est capable d'en maîtriser ces infléchissements incertains sait faire un tremplin des contrevents.»

L'image du vieux sage parlait au piaf mais elle était trop abstraite. Faire un tremplin des contrevents ? Il savait bien qu'utiliser les vents nécessitait parfois de reculer pour mieux avancer toutefois Ardolon ne saisissait pas la vraie portée de l'allégorie.

« Je ne comprends pas, avoua-t-il non sans cacher sa honte.

- Alors pense à la nature et à tous ses êtres vivants. Ils doivent bien avoir leur propre force pour s'être permis de vivre aussi longtemps. »

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Le lendemain, Faustinoos était serein... Au point que son garde du corps commençait à craindre encore une ruse du vieil homme. Il se comportait avec un flegme inhabituel, même s'il continuait à discourir sur sa philosophie absurde. Absurde, peut-être pas : Ardolon acceptait certaines de ses idées saugrenues. Saugrenues ? Ou obscures ? S'il ne savait plus quelle était la part de folie et la part de génie dans les théories du sage, la curiosité qu'il avait attisée lui avait permis d'apprécier son métier.

Maintenant, sans se l'avouer, le piaf voulait en apprendre davantage. Il s'était même pris à réfléchir pendant son entraînement et à essayer la méditation "pour tuer l'inaction". Concentré sur l'instant présent, Ardolon soudain se leva. Il y avait quelqu'un.

Faustinoos accueilli sans broncher l'ordre de fuir au sous-sol. Il s'y trouvait une sortie que lui seul connaissait. Contre toute attente, son garde du corps ouvrit aussitôt la porte : il ne craignait pas d'être submergé... Mais à sa surprise la plus totale, il se retrouva face à Sparclige.

« Qui t'envoie, interrogea Ardolon.

- Personne, absolument personne répondit-il avec frénésie. »

Ardolon comprit que quelque chose n'allait pas. Il avait donné pour consigne à ses amis de trouver l'origine de la mise à mort du docteur érudit. N'avaient-ils aucune piste ? D'ailleurs, où était Valgor ?

« Mais nous devons l'éliminer. Ce n'est pas un guérisseur mais un fieffé menteur. Un manipulateur ! Cette mission a duré assez longtemps, finissons-en.

- Ce ne sera pas nécessaire. J'ai appris qu'il n'était pas une menace et...

- Tu ne comprends pas ! C'est ça, le menace. C'est ce qu'il a dit... Si tu continues à le servir je suis tenu de te capturer !

- Lâche tes armes, jeune piaf, ce combat n'est pas ce qu'il paraît.

- Désolé patron, on dirait bien qu'il vous a eu... Et j'ai une affaire à conclure ! »

Il avait osé ignorer son ordre... Est-ce qu'une force contraire l'avait fait retourner sa veste pour trahir son ami ?

L'éclair qui pourfendit la noirceur du ciel n'était qu'un faible écho à la colère qui tempétait en son cœur. Une odeur humide augurait qu'une pluie recouvrirait bientôt la douceur de la nuit. Discuter était inutile. Car rien de ce qu'aurait pu dire Ardolon ne pouvait faire changer d'avis son comparse, son confrère, son frère.

Non... Son ennemi. Le piaf qui avait été son ami était sous l'emprise d'une certitude incompréhensible et il aurait donné cher pour savoir ce qu'il avait vécu, ces dernières semaines.

« Alors je vais te pilonner du bon sens... À l'ancienne ! »

Comme pris d'une furie subite, Sparclige le prit de vitesse. Deux dagues filèrent vers Ardolon qui les esquiva tout en dégainant son arc. Il encocha une flèche cependant qu'un éclair fendit le firmament : parmi les étoiles, Sparclige s'apprêtait à tirer lui aussi. Pendant un instant, l'ombre de son ami eut des allures d'hallucination mais son trait finit par partir. Ardolon réussit à avoir la même trajectoire et toucha la flèche de la sienne.

Mais contrairement à son opposant, Ardolon était sur la terre ferme. Il encocha plus rapidement et visa sur la droite de son camarade. En lui faisant peur, peut-être qu'il s'enfuirait ou abandonnerait le combat. La nouvelle flèche partit tandis qu'un éclair cria à nouveau dans les airs, désorientant son mouvement.

Non... Son ami, touché, était à l'origine de ce cri sordide. Sa silhouette bouleversa Ardolon car en son front était fichu une flèche. Sa flèche.

« Sparclige !! »

Deux pas plus tard, un autre bruit sourd tonna derrière lui. C'était impossible... Un intrus aurait-il pu se faufiler sans bruit dans le refuge de Faustinoos ? Aucun ennemi n'aurait évité les pièges qu'il avait disposés ; au pire, il les aurait entendus... À moins que... !

Avec horreur, Ardolon se précipita à l'intérieur, puis descendit vers l'érudit qu'il s'était promis de défendre. La pièce qui l'en séparait était munie d'ouvertures et derrière une vitre il devinait la silhouette furtive qu'il craignait le plus.

Lorsqu'il entra dans le sous-sol, Ardolon surprit Valgor qui leva sa garde une fraction de seconde. Assez pour que la lame de Faustinoos le pourfendit ; pas assez pour l'empêcher de contre-attaquer et planter une dague dans la gorge du philosophe.

« Nooooooon !!! »

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Pétrifié par l'ineffable spectacle qu'il vivait, Ardolon remarqua le cadavre de son maître glisser face à son compagnon.

Choqué, ébahi et stupéfait, il se vit les approcher comme dans un rêve.

Paralysé par l'irrépressible panique, d'effroyable iris le fixèrent.

Pris de vertige, il recueillit les paroles inaudible de Valgor ; incapable d'en saisir le sens.

À l'agonie, Valgor eut pour ultime geste de lui remettre les lettres en papyrus.

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Là où le calme se fait rare, la sagesse s'installe dès que repart la clameur. Alors que la Halte du Verbourg se tournait pour d'autres horizons, Ardolon avait retrouvé un semblant de raison. Même s'il était meurtri et délaissé dans une incompréhension pénible, affligeante et lancinante, il s'en était tiré en vie. Obnubilé à l'idée d'en savoir plus, il s'enivra dans les écrits anarchiques du défunt médecin.

Mais jamais il ne comprendrait le dessein pervers de son défunt maître.

L'érudit avait lui-même placé un contrat sur sa tête dans l'espoir qu'un élève digne de ses enseignements le défendrait. Le candidat devait être puissant mais encore sensible à ses dogmes, sans quoi il n'hésitait pas à occire le disciple indocile. D'ailleurs, il avait déjà fait plusieurs victimes, entreposés dans une pièce fermée à clef, au sous-sol...

Puis il avait appris que trois ritos espéraient le tromper. Par des nombreuses lettres, il avait mené les deux autres piafs par le bout du nez, tandis qu'il recevait des messages lui informant de leurs tourments. En se faisant passer pour un manipulateur, Faustinoos voulait monter ces enquiquineurs contre son nouvel élève.

Il comptait en effet sur ses leçons absconses pour inciter Ardolon à confronter ses deux demeurés d'amis, en attendant de comprendre des préceptes aussi attrayants que vagues. Mais il lui restait trop peu de temps à vivre, et tellement à enseigner, que Faustinoos se résolut à se suicider sa cause.

La flammèche qu'il avait allumée chez son élève serait décuplée par sa détresse d'en savoir plus, de comprendre pourquoi il avait survécu. Son désir de connaître la vérité deviendrait telle qu'il en ferait le but même de sa vie et qu'il approfondirait les postulats de son maître qu'il n'avait pas eu le temps de lui transmettre.

S'il ne fondait pas lui-même sa religion, il escomptait qu'Ardolon la répandrait.

Telle était la ruse de Faustinoos, la ruse de l'étau inversé.

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