Ad Laurentum

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« La Roche Tarpéienne est proche du Capitole. » (Proverbe latin)

« Sire, dit l'évêque, Théodoric arrive. »
Odoacre, abattu, s'était effondré sur sa chaise du palais de Ravenne, dont le faste n'avait pas été altéré par la chute de Rome. L'ancien chef skire, puis soldat de Rome, devenu roi d'Italie avec l'accord de Constantinople après avoir déposé le dernier empereur de Rome, n'était plus que l'ombre de lui même. Son appétit de conquêtes l'avait perdu. Quelques années auparavant en effet, il avait envahi la Dalmatie, se rapprochant de la Grèce et de l'Empire romain d'Orient. Et des hommes de l'empereur avaient découvert la correspondance qu'il avait exercée avec le général Illus, celui qui avait soutenu l'usurpateur Léontios contre Zénon, l'empereur d'Orient. Quelle erreur ! Zénon avait alors cessé de le soutenir, et avait envoyé un chef ostrogoth, Théodoric, pour le vaincre.

Tout avait pourtant si bien commencé ! Lui, Odoacre, avait mis fin au plus formidable empire que la terre n'ait jamais porté, un empire qui, depuis Romulus, dictait au monde entier sa volonté, et imprimait sa marque sur la face de la Terre. Il se rappela ce jour du 4 septembre 476, où, dans cette même ville de Ravenne, le jeune Romulus Augustule, tout tremblant, avait déposé à ses pieds les ornements impériaux, devant les Romains qui n'avaient pas combattu pour défendre leur empereur. Lui, Odoacre, triomphant, fut bon prince. Il laissa la vie sauve au jeune homme, et à cet instant il connut la jouissance que procure le pouvoir. Il avait déjà approché un tel plaisir quand, dans sa jeunesse, à la cour d'Attila, il voyait le chef des Huns décider royalement de la vie ou de la mort d'hommes, à l'époque où ses hordes dévastaient l'Europe, montés sur leurs rapides petits chevaux d'Asie, semant la mort et la terreur. Il s'était dit, pour la première fois, que cet homme qu'il admirait serait le maître du monde. Le vent de l'Histoire semblait souffler pour lui...

Et pourtant, Attila fut vaincu, après une bataille des plus sanglantes, sans doute le prix à payer pour briser un homme tel que lui. L'empire des Huns s'était effondré. Mais Odoacre, lui, était toujours là. Il s'était dit que peut-être, le sort et les dieux, après avoir abandonné Attila, lui seraient favorables. Et ses premiers succès semblèrent indiquer que ceux-ci l'avaient élu, comme ce qu'un vieil ermite lui avait dit un jour où, misérable, il lui avait demandé conseil. « Le temps viendra où tu distribueras généreusement d'immenses richesses » lui avait dit le saint homme.

Et en effet, victorieux contre les derniers soutiens de l'usurpateur Romulus Augustule, il écrasa Oreste et prit Ravenne, et fut proclamé roi par ses soldats. Quelque temps après, il entrait dans Rome l'éternelle qui, sans livrer bataille, se livra à lui, épouvantée. N'était-ce pas là un signe divin ? N'était-il pas choisi par le Destin ? Cette prise de Rome était son plus beau souvenir. Cette cité qui domina le monde, à présent lui tombait dans les bras. Seule la terreur que suscitait le chef barbare avait suffi. Sa chevauchée dans les rues de la plus grande ville du monde, son triomphe aux yeux de tous ! Il avait senti, à ce moment-là, les fantômes de Romulus, de César, d'Auguste, d'Hadrien et de Constantin l'applaudir, le féliciter, l'accueillir dans Rome comme l'un des leurs. Des siècles d'Histoire trouvaient en lui leur aboutissement. Il était l'oméga de Rome, tout comme Romulus en avait été l'alpha. Dans les années qui suivirent, Odoacre fut un roi sage. Il traqua les meurtriers de Julius Népos qui aurait dû être empereur, Julius et Ovida, et les fit exécuter. Le conquérant était devenu un justicier. Il n'était plus un simple soldat, il était un dieu. Oui, vraiment, quel plaisir de rendre ainsi justice ! Cela donnait non seulement un sentiment d'une incommensurable puissance, mais surtout blanchissait le Skire de tout péché, du moins en apparence. Celui qui rend la justice, n'est-il pas le Bien absolu ?


« Sire, il arrive ! » s'impatienta l'évêque Jean.

Odoacre se leva. Il jeta un regard circulaire dans cette pièce qui, pendant trois ans de siège, l'avait vu établir ses plans de bataille contre l'Ostrogoth, renforcer les défenses de la ville où, après trois défaites face à Théodoric, il avait dû se retrancher. Cette même ville qui avait vu le commencement de sa gloire allait voir sa perte. Car il n'en doutait pas, Théodoric ne se montrerait pas tendre avec son ennemi juré. L'évêque Jean, pour mettre fin à ce siège interminable, avait joué le médiateur. Théodoric avait accepté de régner conjointement avec lui. Mais Odoacre savait que le commanditaire de cette guerre, Zénon, à qui Théodoric obéissait (du moins en théorie), voulait sa mort. Mais il n'avait plus le choix. Ses hommes étaient épuisés. Ses armées, décimées. L'on se mourait de faim dans les rues de Ravenne, et le ressentiment populaire s'accroissait. Ravenne, la cité imprenable au milieu des marais, avait lancé un dernier baroud d'honneur contre l'Ostrogoth. Cette sortie en masse, soubresaut désespéré d'une cité à l'agonie, s'était soldée par un désastre.

Odoacre se revit sur les murs de la cité. Au loin, à la lueur déclinante du soleil couchant qui jetait ses feux sanglants sur le ciel et sur l'eau des marais, il voyait les hommes de Théodoric achevant les blessés. Tous ces corps étendus sur la terre ferme ou flottant dans les marécages qu'ils teignaient de rouge, ces épées brisées, ces boucliers fracassés, c'étaient ses hommes à lui, Odoacre. Le chef ostrogoth avait eu sa victoire. Le Destin avait changé de camp et se trouvait maintenant hors des murs de Ravenne.


« Sire, le pressa l'évêque, il est l'heure. »

Odoacre suivit le prélat. Dans le long couloir orné de statues de marbre de Toscane, ses derniers fidèles, la mine sombre, rendaient un dernier hommage à leur chef vaincu. Certains pleuraient. Mais lui gardait les yeux secs et la tête haute.

Odoacre vit alors sa femme, Sunigilda, son frère Hunulf, et son fils Thela. Le jeune garçon, terrorisé, lui rappela alors Romulus Augustule. C'était ce même air apeuré, craintif, qui n'attendait qu'une chiquenaude pour se soumettre. Son frère avait la mine sombre, et sa femme pleurait. Il serra Sunigilda dans ses bras une dernière fois, serra la main de son frère à la lui briser, puis se pencha vers le jeune Thela. Il prit dans ses deux puissantes mains la tête du jeune garçon, approcha sa bouche de l'oreille de son fils, et murmura :

« Sois sans crainte. Il ne t'arrivera rien. »

Mais lui-même n'y croyait pas. Puis il s'éloigna, et son frère lui emboîta le pas. Mais Odoacre l'arrêta.

« Non. » lui dit-il. Puis, lui désignant sa femme et son fils :

« Je te les confie. » Hunulf acquiesça.

Mais il saisissait tout ce que cette mission avait d'illusoire.


Sur la longue route surélevée qui menait à Ravenne à travers les marais, le roi ostrogoth arrivait, monté sur son plus beau cheval, portant le manteau de pourpre offert par Zénon, sa cuirasse resplendissant au soleil de Mars. Derrière lui chevauchaient ses lieutenants, hommes braves parmi les braves, mais aussi cyniques et brutaux que leur chef. Ensuite venait l'armée qui avait vaincu Odoacre, qui semblait être une hybridation hétéroclite entre les légions romaines des heures de gloire de l'Empire et les hordes barbares venues du nord. Théodoric ne cachait pas sa joie de voir cette cité, dernier bastion de son ennemi, lui ouvrir ses portes. Le jeune roi à la tête blonde et à la riche barbe caracolait en vainqueur à la tête de ses hommes qui n'avaient jamais cessé de croire en lui, pendant toutes les années de cette guerre à l'issue tout d'abord incertaine.

« Apportez-moi un cheval. Le blanc. » demanda Odoacre en voyant arriver au loin l'Ostrogoth.

Le roi se hissa sur son cheval pour accueillir son vainqueur. Autour de lui se massèrent ses hommes aux mines défaites. L'évêque Jean était également à ses côtés. Le pas des chevaux se rapprochait. Odoacre put alors distinguer l'insupportable sourire de satisfaction qui illuminait le visage de Théodoric. Celui-ci passa la porte, suivi de ses hommes, et se trouva bientôt en face du Skire. Celui-ci attendait une parole de la part de l'Ostrogoth. Mais elle ne vint pas. Ce fut lui qui lui adressa la parole.

« Salut à toi, ô Théodoric le Grand, roi des Ostrogoths.

— Salut, Odoacre. » dit simplement l'Ostrogoth avec un sourire.

Puis, il y eut un silence.

« Tu ne viens pas saluer ton vainqueur comme il se doit ? » demanda Théodoric.

Suprême humiliation ! Après que Théodoric ait refusé de le saluer comme l'on salue un roi, même un roi vaincu, Odoacre devait s'incliner devant lui. Le Skire pensa refuser, rester digne et ne pas céder à l'Ostrogoth. Mais il n'avait plus le choix. Et il ne valait pas mieux mécontenter l'homme qui tenait en ses mains sa propre vie, mais surtout – et c'était ce qui comptait le plus pour Odoacre – celle de sa famille.

Après un temps d'hésitation, il sauta de sa monture, et, gravement, jeta son épée aux pieds de Théodoric. Ou plutôt, aux pieds du cheval de Théodoric.

« Très bien, dit Théodoric. Je n'ai pas voulu t'humilier davantage en t'évitant la cérémonie officielle. Car nous nous devons d'être bons amis, puisque nous allons partager le trône, n'est-ce-pas ? »

Odoacre ne répondit pas. Les paroles de Théodoric sonnaient tellement faux que c'en était insupportable.

Les heures qui suivirent furent extrêmement pénibles pour Odoacre qui vit les Ostrogoths investir Ravenne. Ils apportaient des vivres pour les Ravennates et Théodoric devint très populaire, il se pavanait de par la ville alors qu'Odoacre, seul dans son palais, regardait cette ville sur laquelle il n'avait plus aucun pouvoir.


Le lendemain, un serviteur lui apporta un mot de Théodoric, adressé à « Odoacer rex ». Celui-ci l'invitait à un banquet de paix à la villa appelée « Ad Laurentum » (Au bosquet de lauriers). Odoacre ne pouvait refuser. Et une lueur d'espoir commença à poindre. Théodoric allait-il réellement tenir sa promesse ? Allait-il le reconnaître comme roi devant tous, comme l'adresse du billet le laissait supposer ? Il fallait tout de même rester prudent. Sa femme, son frère et son fils ne seraient pas présents, ainsi en décida le Skire. Mais il s'empressa d'accepter l'invitation de Théodoric.

Le soir venu, Odoacre se rendit au Bosquet de Lauriers avec ses lieutenants. Le nom était évocateur. Théodoric allait-il fêter ses propres lauriers dans une ultime humiliation pour le roi Skire, ou partager ces derniers avec son ennemi, et sceller par ce banquet leur réconciliation ? Il le saurait bien vite. Le banquet avait été dressé dans les jardins, car il faisait très doux ce soir-là. Une longue table avait été installée parmi les lauriers roses, sous le grand chêne vert qui déployait sa ramure au-dessus des convives.

L'arrivée d'Odoacre fut remarquée, Théodoric alla à sa rencontre et le salua chaleureusement.

« Mais où est ton frère ? Est-il souffrant ? demanda Théodoric.

— Mon frère s'excuse de ne pouvoir venir, ainsi que ma femme et mon fils, répondit Odoacre en souriant.

— Sont-ils au courant de ce banquet ? Savent-ils que je les ai personnellement invités ? Je vais les faire quérir. »

Odoacre voulut protester, mais décida de se taire. L'absence de sa famille était du plus mauvais effet, et il était bon, sans doute, qu'elle soit présente.

Hunulf ne tarda pas à arriver, et son visage familier éclairé par les torches rassura Odoacre, un peu tendu par la présence de tant d'étrangers. Sunigilda et le jeune Thela l'accompagnaient.

« Asseyez-vous, amis, prenez place ! » disait Théodoric avec un sourire mielleux.

Odoacre fut placé à droite de Théodoric, et Sunigilda à sa gauche. Hunulf et Thela furent installés un peu plus loin. Le banquet commença, avec une profusion de viandes et de vins que Ravenne, après ces années de siège, n'avait plus vue depuis longtemps. Les visages réjouis des convives, les Italiens comme les Ostrogoths, leurs yeux brillants, leurs visages rouges et la graisse luisante qui dégoulinait sur leurs barbes, la musique, les danses, les feux lancés par les torches, l'alcool à foison, tout cela fit quelque peu tourner la tête à Odoacre. Il vit alors son voisin, l'Ostrogoth, se pencher vers lui, et lui demander si tout allait bien. Odoacre le remercia.

L'Ostrogoth se leva, et brandissant son gobelet rempli d'un petit vin toscan, il s'écria :

« Mes amis !... »

Tout le monde se tut.

Et tout à coup, des hommes armés surgirent de l'ombre du jardin, et, saisissant les hommes d'Odoacre par les cheveux, les égorgèrent. Le sang giclait sur la nappe blanche, et des cris de terreur et de surprise jaillissaient de tous côtés.

Odoacre se leva, mais Théodoric lui allongea un coup de poing en pleine figure qui le fit tomber à la renverse. Hébété, il vit sa femme entraînée par un Ostrogoth à l'aspect brutal, tandis qu'un second s'emparait de son fils. Il vit aussi Hunulf se jeter à leur secours.

Mais Théodoric attrapa le Skire et, le saisissant à la gorge, le plaqua contre un mur.

« Adieu, roi d'Italie ! » lui dit-il en ricanant, alors qu'il lui enfonçait un poignard dans l'estomac.

Ses yeux alors se troublèrent. Il vit la grimaçante figure de Théodoric en face de lui se déformer, apparaître presque diabolique. Ses dents jaunes et carnassières étaient rendues visibles par des lèvres excessivement retroussées, tandis que les flammes des torches se reflétaient dans ses pupilles. Le sang d'Odoacre se mit à couler à flots le long du poignard et colora la main meurtrière de l'Ostrogoth. Odoacre sentit à ce instant qu'avec ce sang qui s'échappait, il perdait sa gloire et sa puissance, et que celle-ci échoyait à son assassin.

Lui, Odoacre, pour qui tout avait pourtant si bien commencé...

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