Le cri du fou

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Note aux lecteurs : J'ai déjà publié ce texte sous un ancien compte que je ne peux pas récupérer, n'ayant plus accès à mes anciens identifiants et adresse mail. Si vous pensez que c'est un peu de la triche (ou beaucoup, hou le vilain), je suis prêt à en écrire un nouveau tout neuf spécialement pour ce défi.

****

"On me dit schizophrène ;
Moi je freine cette idée,
Car si j'aime flâner sous les frênes,
Je ne suis pourtant pas fêlé."

Mon âme d'éternel enfant relit ces quatre vers que ma main a jetés sur le papier. Oui, c'est bien le mot juste, je les ai "jetés", comme on se débarrasse d'un nouveau-né un cheveu trop encombrant. Cela fait deux nuits qu'ils tournent et virevoltent dans mon esprit, refusant de me laisser en paix. Bourdonnant comme un essaim d'abeilles prêtes à piquer de leurs dards envenimés. Et deux nuits blanches, pour un psychotique, c'est le début d'un grand feu d'artifice. Je sens déjà que mon comportement m'échappe : depuis combien de temps suis-je penché sur ce que j'ai écrit, relisant, m'enlisant en me balançant d'avant en arrière et d'arrière en avant ? Une heure, deux heures ? Peut-être même davantage. L'avantage et l'inconvénient de la sidération obsessionnelle, c'est qu'elle efface les aiguilles de mon petit réveil. Lorsqu'elles ne sont pas gommées comme à présent, elles me torturent par leur lenteur. Celle des secondes, surtout. Son trot régulier me passe sur le corps comme mille sabots de cavaliers. Car en hôpital psychiatrique, l'ennui est roi, et ce monarque autoproclamé a tôt fait de vous guillotiner.

C'est pour échapper au couperet du désœuvrement que j'ai demandé le carnet. J'y écris, non pas tout ce qui me passe par la tête parce que c'est impossible - cela va trop vite et puis c'est trop extravagant - mais j'y couche au moins tout ce qui me semble important. De temps à autre, j'en lis des extraits choisis à ma psychiatre. Elle aussi court après le temps, si bien qu'elle semble en oublier la singularité de ses patients. La mesure est la même pour tous : cinq minutes de causerie chaque matin hormis le dimanche, les jours fériés et ceux de congés ; pas une de plus mais parfois encore moins, facturées le prix fort de la consultation spécialisée. La note est salée et on ne sait jamais si c'est du lard ou du cochon. C'est qu'ils ont, pour renforcer notre prison, tout un jargon compliqué. Schizophrénie, bipolarité, borderline et anorexie-boulimie, autant de diagnostics disposés en quartiers sur la grande roue que l'infortune fait tourner. "Et le grand gagnant est..."

Franchement, j'en ai assez de voir tous ces pauvres gens. Moi, moins je vois de malades, mieux je me porte. Pourtant, ensemble, on se comprend mieux que dans la société normalisée. "Surefficience elliptique" m'a encore dit ce matin mon ami, Ludo. Comme moi, il est psychotique. Je suppose que vous, vous ne le comprenez pas. C'est pourtant un grand trait de génie qu'il a décoché là. "Surefficience elliptique", mais bien sûr ! Comment n'y ai-je pas pensé avant ? Il faut que je le grave en dur dans mon carnet, même si je suis sûr de ne pas oublier ces mots de si tôt. Ils ont tellement plus de sens que ce que les spécialistes à l'esprit aseptique nous ont diagnostiqué.

"Schizophrénie", en grec antique, cela veut dire "esprit fendu". Dans la tête des gens ignorants mais sains, cette maladie recouvre le phénoménal phénomène des personnalités multiples. Ce que cela peut m'agacer : je ne suis pas douze bêtes de foire ! Tandis que "surefficience elliptique"... Voilà qui explique bien mieux mon état : je suis trop efficient dans un domaine intellectuel, ce vieux processus nommé Imagination ; de là naissent délires et hallucinations, et cela tourne en boucle, tout le temps, tous les jours et même jusque dans mes rêves saccadés la nuit. Pardon Ludo, pas en boucle mais en ellipse. Notre intelligence voilée ne saurait confondre ces deux géométries. Est-ce que ma confusion veut dire que, une fois de plus, je suis en train de dévier ? Je me sens comme cet ours polaire que la télé m'a montré, piégé par le réchauffement climatique qui accélère la fonte des glaces, dérivant sur son îlot de trois pas au carré, dérivant vers l'éternité.

J'ai peur. Peur du temps, peur des gens, peur des choses, peur de moi-même surtout. Ne pas contrôler son cerveau, c'est comme s'embarquer sur un vol bon marché sans connaître la compagnie ni la destination. L'avion peut à tout instant se poser en région inhospitalière ou, pire encore, exploser dans les airs. "Nous traversons une zone de perturbation, veuillez accrocher vos ceintures." "SOS, Mayday, Mayday !" Et voilà, ça recommence ! Ne pas écouter les voix qui me poussent vers l'ours qui gronde. Mais ne pas écouter, c'est difficile lorsqu'on ne peut même pas se boucher les oreilles. Le son ne vient pas de mon tympan mais, plus vicieux encore, directement de l'émetteur-décodeur. Même si je me mutilais les oreilles, cela reviendrait du pareil au même. "L'ours a volé le miel des abeilles, l'essaim le poursuivra lui et tous ses frères." "Elles vont geler sur place." "Comme tes pensées, de la gelée royale." "Le roi a ordonné une nouvelle exécution." Je vois le sang, l’écartèlement, la pendaison. "Oh non, oh non, oh non, pas cette vision !"

Le cadavre de l'ours gît dans le coin de ma chambre. On dirait un grand tas de viande juste sorti du congélateur. "Congeler les vers du nouveau-né." L'impression de froid qui me pénètre m'épargne aussi, bonheur, le supplice de la puanteur. Mais la carcasse va quand même se dégrader, lentement mais sûrement, et je serai obligé de regarder. Un hoquet me soulève le cœur, je vais vomir. Me vider jusqu'à en mourir. Vite, j'appuie sur l'interrupteur d'urgence. Comme personne ne vient, ni le docteur House ni Doug Ross, je me rue sur la porte. Fermée à clef. Oh, les plombs ont donc bien sauté ! "Tu vas te noyer dans tes rejets émétiques, comme l'ours s'est noyé après une nage infinie et frénétique." "Il l'a bien cherché, le salaud !" "Allez, rincez-moi ça à grands seaux d'eau !" "Je suis le fils de Sodome." Mais c'est qu'en plus, ils se paient ma pomme ! Incapable de tarir le flot de mes pensées, je tambourine sur la porte à serrure.

Un quart d'heure passe, ce qui me semble une éternité - je n'ai plus mon réveil pour le vérifier. Dans ma gorge, le serpent se tortille. J'ai tout un zoo sous mes méninges qui vrillent. Des pas dans le couloir, non pas erratiques mais décidés, des pas d'infirmier.

  • C'est vous qui avez sonné ?

Evidemment abruti, je suis seul ici avec la carcasse dégelée - et mes voix éthérées. En fait de "oui", je m'écrie : "Je vais mourir !" Le verbe vomir est depuis longtemps passé à la trappe, dans la volée des plumes de l'oiseau que le ch'attrape. Je sens son petit cœur pressé palpiter dans ma bouche. Le mien a explosé, ne m'a laissé qu'un trou béant que mes propres vers explorent.

  • Doucement, vous vous paniquez tout seul.

Et comment donc ! Le cadavre n'est plus ours. Son visage, son visage... Mon visage... Ma mort.

Comme je ruais dans les brancards, l'infirmier a appelé des renforts. J'en ai maintenant quatre sur le dos, quatre comme ces vers qui grouillent partout sous ma peau. Il paraît que je suis blessé. A m'être obstiné à cogner comme un cinglé, j'ai les jointures du poing tout éraflées. Cela ne me fait pas mal ; seul, je ne l'aurais pas remarqué. Cette douleur est trop infime face à l'abîme où mon esprit s'est fracassé. Le corps mort, le corps mort... Mon corps. "C'est ça, rince-toi l’œil !" "Jetez le linceul !" "Les abeilles ont gagné." "La Reine pondra ses œufs dans ta chair." "Vive le Roi, le Roi a perdu la tête !" Je sens à peine le dard me percer la fesse, et je devine bien plus que je ne la vois l'ampoule d'Haldol. Rapidement, ma fureur ramollit. Je regarde à travers le trou de ma poitrine, vision floue qui lentement décline.

Réveillé dans la lueur blanche d'un autre après-midi. La carcasse a été emportée mais pas entière : reste une main, ma main qui se met à ramper vers le lit où je ne vais cesser de me contorsionner, en butte aux contentions dont on a jugé bon de me plomber. "Du plomb dans la cervelle." "Va chercher la carabine." Vouloir tirer sur des œufs d'abeilles, c'est le propre de ceux que la réalité a rejetés.

Lorsque les larves éclosent, mon propre cri implose.

Personne pour m'entendre gueuler.

"Mais si ! Moi, l'ours, je vais t'écou(r)ter !"

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