Lui, au travail

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Le réveil sonne à six heures. D’un geste machinal je l’arrête et m’extirpe du lit. Je me prépare dans l’obscurité, flemme d’allumer. Dix minutes plus tard, je suis prêt au départ, le cookie piégé entre les dents et une chanson d’Élise trottant dans la tête.

La voiture démarre avec un doux ronronnement, la route défile sans problème. J’arrive au parking de ma station d’épuration et me gare en marche arrière à la lueur des lampadaires. L’air est frais, les nuages sont annonciateurs de pluie, de la joie en perspective.

J’entre dans nos locaux déjà en activité, salue l’un de mes gars sortant des vestiaires dans lesquels j’entre à mon tour. Exit la tenue décontracte, place aux chaussures de sécurité, gilet haute visibilité et casque. J’allume mon talkie ainsi que mon détecteur gaz et rejoins le reste de l’équipe en grande discussion dans les bureaux administratifs.

On me salue poliment, on discute de tout et de rien. Certains roulent leurs clopes, d’autres se racontent leurs anecdotes de soirée. J’en vois un qui essaye de capter mon attention, sûrement pour m’emmerder de bonne heure avec l’un des innombrables problèmes qui recouvrent mon bureau. Je veille à esquiver son regard en me rapprochant du doyen et de la jeunotte en vive discussion sur un sujet Ô combien important.

  • Qui qu’a préparé le café ?! tousse Arnaud.
  • C’est la stagiaire qui a tendance à le charger, s’invite Jim.
  • C’est plus du pétrole qu’du café !
  • Je suis pas stagiaire, d'abord. Et je serais pas venue dans cette station si j’avais su qu’il n’y aurait que des lopettes !
  • Fais gaffe à c’que tu dis si tu veux pas que j’te jette dans le débourbeur, ah !

Comme à son habitude, Arnaud se prend la tête avec mon apprentie. Ils me fatiguent avant même que la journée commence. On me jette des regards en coin, pour voir ma réaction. Suis-je responsabe, ou simple surveillant d'une bande de gamins ?

Arf.

  • N'appelez pas votre cheffe d’équipe comme ça. On a du boulot, tous en salle de réunion j’ai plusieurs points à aborder.

Le temps qu’ils se mettent en branle, je récupère la paperasse tendue par mon agent administratif que je feuillette rapidement. Des devis, quelques rapports et les plannings du mois à valider.

Avant de les rejoindre, je prends Jeanne à part dans mon bureau. Celle-ci tourne en rond en râlant tout ce qu’elle peut. Son énergie pourrait donner un sérieux coup de peps à l’équipe, ou faire l’effet d’une bombe. À moi de m’assurer que, de sa présence, découlent des actions positives.

  • Merci pour ton aide, je ne savais plus quoi faire avec ces têtes de nœuds.
  • Pour commencer, n’insulte pas tes collaborateurs.

Le ton est sec. Elle baisse la tête en regrettant ses mots, du moins je l’espère. Je poursuis, implacable. Si elle veut de la douceur, elle se trompe de filière.

  • Tu es ma cheffe d’équipe, évidemment que je te soutiens, même si parfois j’ai envie de te coller des baffes. La prochaine fois que tu es chargée de faire le café, bourre le moins, ça évitera des conflits inutiles.
  • Mais tu vois comment ils me parlent ?!
  • Écoute-moi au lieu de monter sur tes grands chevaux. Arrête de constamment essayer de leur rentrer dedans. Si tu veux gagner leur respect, Jeanne, tu t’y prends mal. À la fin de la réunion, tu ne vas pas aller à ton bureau checker tes mails, tu vas aller enfiler tes pompes, et nous allons ensemble les rejoindre pour les entretiens du process.

Je la sens qui cherche à contester, un regard noir clôt la conversation. Depuis son arrivée le mois dernier, j’essaye de lui faire comprendre que ce n’est pas une question de sexisme, mais d’âge et d’expérience. Elle doit apprendre que le respect se gagne.

Ma montre indique sept heures, il est temps de se mettre au boulot, l’eau n’a que faire de nos problèmes. Nous rejoignons l’équipe et abordons les points d'exploitations.

La matinée me semble interminable. Je repense à hier soir, à cette tempête qui a secoué ma petite vie bien orchestrée. Je n’ai qu’une envie, la revoir.

Des vibrations quasi-incessantes dans ma poche me sortent de mes pensées. Mon téléphone n’arrête pas de sonner, on a besoin de moi sur tous les fronts, mais pour le moment, je suis occupé avec ma fougueuse apprentie. Qui sait, elle pourrait récupérer le poste à plein temps. Je la place entre des éclaboussures et moi, ça allège l’atmosphère et crée de la complicité avec les techniciens. Mes gars lui expliquent le fonctionnement de la station et les entretiens nécessaires. Ils parlent de leur métier avec fierté, comparant la station à un bébé qui rote, chie et crie.

Je les laisse ensemble et me mets à l’écart pour répondre à quelques appels urgents. Jeanne finit par revenir vers moi, le sourire aux lèvres et sa queue-de-cheval dégoulinante d’eau noire sous le casque de sécurité.

  • Désolée ! Il y a eu un retour de flotte.
  • Je vois ça. Va te doucher avant de tomber malade, puis tu renseigneras une fiche de situation dangereuse.
  • Pour m’être faite asperger d’eau ?
  • Tu sais ce qu’il y avait dedans ? On ne prend aucun risque.

Elle acquiesce et se dirige vers le vestiaire des femmes qu’elle occupe seule, lorsque je la hèle, pris d’une soudaine envie.

  • Au fait, je prends mon après-midi.
  • Quoi ?! Mais la réunion chantier ?! Qu’est-ce que je dis aux terrassiers pour le futur bassin ?

Ma cheffe d’équipe me dévisage avec terreur. Elle n’aime pas prendre de décisions sans mon aval. C’est le problème quand on est trop proche de ses équipes, après ils ne peuvent plus se passer de vous. Je force un sourire et écrase son casque sur sa tête, ce qui engendre un effet éponge plutôt répugnant.

  • J’ai confiance en toi. Tu assistes à toutes les réunions depuis ton arrivée, tu connais le sujet autant que moi, si ce n’est plus. Insiste sur la mise en sécurité, veille à ce qu’ils ne touchent pas à nos stocks de matériaux et ça roulera sans problème.

Elle veut contester, mais je m’éloigne déjà vers la base-vie. Je me change en vitesse, range mes affaires dans mon placard et reprends ma tenue de glandeur ; bermuda, chaussures de randonnée et un pull frappé du blason de Stargate, le tout alors que l’extérieur est battu par de violentes averses.

Misère de misère. L’eau coule à flots, normal avec l’automne qui s’installe, tenté-je de me rassurer. Beaucoup de travail en perspective, les pompes n’ont pas intérêt à tomber, ni les filtres à se remplir trop vite. Pour le moment, je place tout ça de côté et rentre chez moi. J’ignore quels sont les horaires d’une chanteuse de rock, mais je tiens à être présent si elle se décide à me rendre à nouveau visite.

Le chemin du retour passe comme un charme. Je rentre dans mon appartement, trempé, mais content. Après avoir enfilé des vêtements secs, je prépare mon repas en lançant diverses musiques des Blood Demons, le groupe phare du moment. Je garde un œil sur Élise, toujours au centre de l’attention.

La plupart de leurs chansons sont effrénées, même si certaines sont plus calmes. La dualité des ambiances me surprend, moi qui découvre cet univers. Toutes servent le récit d’une histoire d’anges et de démons. Les musiciens jouent le rôle des créatures infernales, Élise est la guerrière ailée prête à tout pour défendre les cieux.

Les clips donnent la désagréable impression que tout se ligue contre l’ange. L’histoire, la musique, les paroles… Les autres membres jouent-ils réellement le jeu lorsqu’ils lui hurlent dessus ? Car ma belle inconnue m’a l’air de souffrir, réellement.

J’ai envie de la revoir.

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