Le pouvoir de la conjugaison

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Par une nuit d'été lumineuse, éclairée par la pleine lune, Kévin, étudiant en troisème Segpa, avait senti comme un coup d'électricité lui perforer le crâne. Cela ne l'avait pas perturbé plus que cela, il avait continué sa partie de Fortnite avant d'aller se coucher une paire d'heures.
Au petit matin, c'est son réveil qui le sortit d'une torpeur inhabituelle. En frottant ses yeux, il remarqua quelque chose de singulier. Sous chaque objet qu'il voyait, s'affichaient des lettres indiquant orthographe et genre. Il en fut stupéfait. Il passa ses mains sur ses paupières un peu plus fortement mais rien à faire, c'était toujours là. Quelques minutes suffirent à tordre toutes ses croyances linguistiques.

- Ainsi c'est comme cela que s'orthographie "pain de mie" ? J'en suis fort surpris.

Kévin était sous le choc. Tout ce qu'il pensait vrai était remis en question. Il avait pour habitude d'écrire beaucoup, sur whatsapp, sur twitter, sur snap :

- cc sa va ?

- oklm jé u Stacy o tél, elle ai tros s1pa.

- Ui comme même c'ait pas facil.

- Malgré que je vais au coiffeur, j'ai les cheveu long !

Jamais il n'avait pensé que certains mots puissent s'écrire ainsi. C'était un pan entier de sa courte vie qui s'effondrait et, dans le même temps, une nouvelle existence qui s'offrait à lui, faite de culture, de connaissance et de savoir.

Sur le chemin du collège, il croisa son amie Dounia qui lui proposa de marcher ensemble.

- Wesh Kevin ! J'suis refaite, j'croivais j'allais y aller toute seule.

Un sentiment incroyable s'empara de Kévin. Il sentit une forme d'énergie lui parcourir l'échine et, sans trop comprendre comment, un rayon électrique s'échappa de son bras pour frapper la jeune fille en pleine tête.

- Tu croivais ? Tu croivais t'allais y aller ?

Dounia fut sonnée l'espace d'un instant. Ses jambes tremblèrent sous son poids. Elle remarqua les yeux rouges vifs à l'allure surnaturelle de son ami.

- Wallah Kévin, qu'est-ce tu fais ?

Comme possédé, le garçon rétorqua d'un ton agressif :

- Le verbe croiver n'est pas approuvé par l'académie française gente Dounia ! Et, entre croire et aller, il vous faut mettre une conjonction : que !

Dounia, courroucée, s'approcha et proféra quelques menaces :

- Wallah j'te jure c'est pas bien. J'vais t'niquer ta race. Si j'aurais su que tu serais un bouffon comme ça.

Le pouvoir de Kévin s'intensifia. Il se concentra et, les deux mains dirigées vers sa copine, lança un jet d'énergie surpuissant.

- Voilà pour vous petite analphabète écervelée ! Il n'est pas acceptable d'user ainsi de la langue française !

Dounia s'effondra sur le trottoir. Kévin s'élança vers elle pour s'enquérir de son état et l'aida à se relever. Son agressivité s'estompa.

- Excusez-moi Damoiselle Dounia, je ne sais quelle folie s'est emparée de moi.

Dounia ouvrit les yeux et l'observa quelques instants. Elle répondit d'une voix calme et douce :

- Allons mon cher Kévin, n'en parlons plus, je n'ai aucun courroux à votre égard. C'est incroyable ! Je m'exprime désormais dans un langage soutenu !

Un sourire s'esquissa sur le visage du collégien. Elle lui rendit. Tous deux reprirent le chemin du collège pour ne pas rater le début des cours. Lorsqu'ils arrivèrent, un surveillant les reluqua avec insistence. Ils n'y prêtèrent pas attention. Une fois dans l'enceinte de l'établissement, Kévin fut assailli de maux de têtes. Son esprit fut empli d'un brouhaha intense et cauchemardesque. Son ouïe avait une acuité inhabituelle et il entendait le moindre chuchotement. Devant eux, leur groupe de copains. Assis nonchalamment sur un banc, Samia, Jordan, Dylan, Inès et Jean-Charles s'écharpaient sur le dernier épisode de la villa des coeurs brisés.

- T'as vu la meuf comment c'est qu'elle est trop bonne ?

- Grave, j'la ken demain si j'avais d'la thune.

- Mais wesh, z'être trop cons, elle est trop moche. On diré c'est une sorcière wallah.

Kévin sentit sa main attirée vers le sol, il tourna les yeux pour voir Dounia s'affaler sur le macadam de la cour. Inanimée, le jeune fille se mit à baver de la mousse et fut prise de soubresauts épileptiques. Son sang ne fit qu'un tour. La rage s'insinua dans le moindre de ses muscles et, dans un accès de colère il hurla :

- Il suffit ! Allez-vous cesser d'érructer ainsi ?

Une aura apparut tout autour de son être, l'enveloppant d'un voile bleu ressemblant à du plasma, vibrant et pulsant au rythme de sa respiration. Ses pieds s'élevèrent de quelques centimètres au-dessus du sol. Tous les élèves de la cour stoppèrent leurs activités et braquèrent leurs regards sur lui.

- Que le pouvoir du Bescherelle s'empare de vous, ignares !

Des jets de lumière bleue quittèrent ses mains et se répandirent dans la cour, touchant chaque élève. Paniqués, ils se mirent à courir pour tenter de se cacher, mais peine perdue, à chaque fois que Kévin atteignait un adolescent, il tombait, projeté à plusieurs mètres par la force de l'impact.

En quelques minutes, plus aucun élève ne bougeait. La cour semblait tout droit sortie d'un rêve apocalyptique. Les corps des enfants s'étalaient ça et là sur le bitume. Kévin retomba au sol, essouflé mais ragaillardi. Au bout de quelques instants, chacun retrouva ses esprits. Surpris par ce qui venait de se passer, il se relevèrent prudemment tout en gardant un oeil sur Kévin. Ce dernier, d'une voix forte, s'adressa à eux :

- Je suis Super Bescherelle ! Ecoutez-moi avec attention ! Maintenant, votre responsabilité, avec moi, je vous le dis ce matin, je vous le dis avec beaucoup de gravité, et en même temps beaucoup de joie, beaucoup de fierté, c'est de faire vivre notre langue, notre vocabulaire. C’est un engagement efficace et juste pour le monde, c’est l’espérance à laquelle nous croyons, mais je ne veux pas le porter tout seul. Moi, je le porterai dans la durée, je le porterai jusqu’au bout, mais maintenant, votre responsabilité, c’est d’aller partout dans le monde, pour le porter, et pour gagner ! Ce que je veux, c’est que vous, partout, vous alliez diffuser la perfection grammaticale, la syntaxe appropriée, la conjugaison adéquate, parce que c’est notre projet ! Vive la langue de Molière et vive la littérature !


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