On ira tous au Paradis

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— Papa…

Les doigts d’Yves Fournier finissent par trouver la main d’Élise, sa fille. Il serre le plus fort qu’il peut.

— Ma chérie. Il faudra être courageuse.

Sa voix est rauque. Son ventre lui fait mal. Il souffre beaucoup.

Malgré sa peine, il regarde autour de lui. A-t-il déjà vu autant de gens agglutinés dans sa petite chambre ?

Les sanglots d’Élise ne sont plus du tout contenus. Ses épaules sont atteintes de spasmes, et son nez coule abondamment. Son mari se tient debout derrière elle. Il pose une main sur le dos de son épouse, puis vient finalement s’accroupir afin de l’entourer de ses bras. Des larmes naissent aux coins de ses yeux.

La valeur d’une personne, songe Yves, peut se jauger à son comportement lors des moments graves. Peut-être avait-il mal jugé cet homme. Peut-être aurait-il pu faire plus pour leur relation. Voilà un regret qu’il emportera dans sa tombe.

Le malade échange un regard avec sa sœur. Elle et lui ont toujours partagé une intimité unique. Yves est très heureux de profiter de sa compagnie une dernière fois. Elle lui sourit. Ses yeux sont rouges.

Deux amis de l’université, à peu près du même âge que lui. Leurs costumes sombres sont élimés. On les sent bien mal à l’aise. Cette agonie ne leur rappelle que trop bien celle qui les attend inévitablement. L’un d’entre eux tripote nerveusement un chapeau melon. Yves sourit. Il l’a toujours connu avec une de ces choses sur la tête, alors qu’ils ne lui vont pas du tout.

L’ami, celui sans couvre-chef, brise le silence.

 —  Alors comme ça tu vas pouvoir en avoir le cœur net ?

L’intéressé lui adresse un sourire et répond doucement.

— Les religions ont été toute ma vie, mais je la finirai athée, comme promis.

Tout d’un coup, une sensation de vague picotement sur ses pieds.

La sensation remonte inexorablement et ne laisse qu’une traînée d’engourdissement. Il se sent comme submergé par la fatigue.

— Si vous permettez, je crois que c’est l’heure… du petit somme.

Sa vision s’assombrit, les sons se font de plus en plus lointains…

* * * * *

— Que… hein ?

Sa voix est claire. Il ne souffre pas.

Il est mort.

Et pour la première fois de sa vie… il ne trouve rien d’intelligent à dire.

Complètement perdu, Yves regarde autour de lui. Des nuages à perte de vue. Il se tient lui-même sur un cumulus étiré prenant la forme d’un escalier.

Il laisse échapper un petit rire.

— Ça alors !

Tant de représentations de l’au-delà ont été théorisées, et la réalité ressemble à un Paradis de dessin animé… mais après tout, pourquoi pas !

Plein d’entrain, il se met à grimper les marches célestes. Émerveillé par la situation, Yves émaille ses pas de gloussements extatiques. Il monte l’escalier d’un pas léger. Si léger qu’il touche à peine le nuage de ses pieds.

Sa mâchoire se décroche lorsqu’il arrive tout en haut.

— Non… ce n’est pas vrai ?!

Un grand portail. Ses ornementations sont simples, et pourtant elles lui coupent le souffle par leur magnificence.

Il est fermé.

Devant l’entrée des cieux, trois personnes.

L’homme du milieu consulte un très gros livre en se grattant la barbe. Deux clés pendent à la ceinture ceignant sa toge. Il émane de lui une aura d’autorité et de sainteté.

Saint-Pierre !

À sa droite, une femme. Sa peau est ocre jaune et ses traits méditerranéens. La robe qu’elle porte ne laisse rien à l’imagination. Une plume vient décorer ses lourds cheveux noirs, et elle joue à lancer et rattraper une ankh, la croix égyptienne, l’air préoccupé.

Mâat !

À sa gauche, un homme maigre assis en tailleur, les paupières fermées. Il a la peau mate. Sa tignasse indisciplinée est sale. Il est vêtu d’un Kāṣāya, la robe des moines orientaux, couleur de poussière.

Siddhārtha Gautama… Bouddha !

Mâat arrête son manège, et saisit fermement l’ankh de ses deux mains. Elle fixe le défunt sans rien dire. Saint-Pierre a lui aussi remarqué la présence de Yves.

— Ah ! Euh…

Il regarde un instant son livre en plissant les yeux, puis continue.

— Bienvenue au royaume des cieux, Yves Fournier. Cette existence terrestre est terminée, et nous allons décider du sort de ton âme.

Le ton était plat, presque monotone.

— Je.. Mais alors.. Euh seigneur ? Monsieur ? Comment dois-je vous appeler ?

Le Saint lève la tête de son livre, agacé par l’interruption.

— Appelle-moi Pierre.

— Bien sûr… on ne peut atteindre la sainteté sans cette humilité, sans s’être débarrassé de sa vanité, et les titres en font partie !

— …euh oui exactement. Alors alors alors, Yves Fournier….

Pierre feuillette les pages de son registre d’avant en arrière en grommelant.

— Ah ! Yves Fournier, né en 1951, mort à soixante-dix-huit ans d’un cancer du pancréas… Bon. Ta meilleure action… Tu as permis l’accès à l’université à une dizaine d’enfants d’un quartier défavorisé. C’est bien.

— Merci.

— Ta pire action… Relation extraconjugale ayant duré trois ans. C’est moins bien.

— C’était… C’était une période difficile dans ma vie. Et j’ai tout avoué à Christine ! On a travaillé dur sur notre mariage. On a réussi à s’en sortir !

— Oui oui oui. Pas la peine de transpirer autant, Yves. C’est pas top, mais tu n’as brûlé aucun village.

« Pas top » ?

— Je… en effet, Pierre.

— Bien. Maintenant je vais te poser des questions, merci de choisir tes réponses avec soin.

— C’est tout pour les actions ?

— C’est tout. J’ai regardé et on est bon. La suite…

— Excusez-moi, mais… pourquoi la déesse de la justice de l’Égypte antique et le Bouddha sont là ?

— Ils m’assistent.

— Mais alors, aucune religion n’avait vraiment raison, au final …?

Soupir de Sain- pardon, de Pierre. Il se masse l’arrête du nez avant de répondre.

— Aucune n’avait raison, et toutes avaient un grain de vérité. Ça te va ?

— Aucune. Aucune et toutes à la fois… La vérité n’est peut-être simple que dans le monde physique, après tout. L’expression de la réalité ne ressemble peut-être à rien de connu pour moi.

— Euh.. Yves. Les questions.

— Oh ! Pardon. Désolé. D’accord. Je suis tout excité, c’est un peu le moment le plus important de ma carrière. J’étais théologien, vous voyez. Religions comparées.

Le Juge Suprême des Âmes jette à Yves un regard torve, puis lui montre son livre et répond :

— Je sais.

Le nouveau mort décide de se taire. Ce n’est peut-être pas le moment de courir sur le haricot du bras droit du Christ.

— Donc…

Avant de poursuivre, Pierre s’assure d’un coup d’œil que Yves n’ait plus de remarque à faire.

Rien ? Bien.

— Nous allons passer à quelques questions, afin de mieux connaître ton âme. Première question : cinq chiots ou deux voitures. Lequel a le plus de valeur ?

— Euh… les chiots ?

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils sont vivants ! Ça vaut plus qu’un objet.

— D’accord. Et entre cinq chiots et un milliard de dollars ?

— Euh…

— Merci.

— Mais je n’ai pas répondu !

— L’hésitation était une réponse en soi. Continuons.

Yves déglutit, Pierre reprend.

— Merci de répondre à ces assertions par « complètement d’accord », « plutôt d’accord », « plutôt pas d’accord » et « pas du tout d’accord ».

— Pas de réponse neutre ?

— Rien n’est neutre dans la vie.

— Oh.

— Un crime devrait être puni en infligeant une douleur égale.

— Pas du tout d’accord.

— Le libre arbitre est le test final de la valeur de l’âme.

— Euh… plutôt d’accord ?

— Un ami vous offre un portefeuille en cuir de veau nouveau-né. C’est un beau cadeau.

— Pas du tout d’accord !

— Vous avez un jeune fils. Un jour, il vous montre sa collection de papillons, ainsi que le bocal dont il se sert pour les asphyxier. C’est très perturbant.

— Plutôt d’accord.

— La tomate, bien qu’étant un fruit, ne devrait jamais être consommée au dessert.

— Que… pardon ?

— Merci.

Les épaules de Pierre se soulèvent, puis retombent dans un long et profond soupir.

— J’en ai assez entendu.

Mâat s’avance, et s’adresse à Pierre.

— Alors ? Tu en penses quoi ?

L’homme tourne la tête et lance un regard préoccupé à la déesse de la justice.

— Tu avais raison.

La voix d’Yves se fait chevrotante.

— Excusez-moi… Il y a un problème ?

Pierre reporte son attention sur le défunt en fronçant les sourcils. Il l’avait complètement oublié.

— Mh ? Ah non non, ton âme est pure, tu peux entrer.

— …Juste comme ça ?

— Juste comme ça.

Comme tirées par du fil invisible, les épaules de Yves se redressent. Son cœur est si gros dans sa poitrine ! Il va retrouver Christine. Il pourra peut-être discuter avec ses philosophes favoris ! Spinoza, Nietzsche… Nietzsche a-t-il été accepté au Paradis ?

Les deux portes s’ouvrent de manière fluide, sans un bruit, laissant voir un horizon baigné de lumière. Pour la dernière fois, Yves s’adresse à Pierre.

— Merci.

L’intéressé lui répond par un signe de tête avant de reprendre sa conversation avec sa divine collègue. Saint-Pierre et Mâat se taillant le bout de gras… Quelle rigolade !

Il ouvre les bras et s’abandonne dans la lumière divine…

* * * * *

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— Et merde.

L’homme à la voix de Saint-Pierre retira son casque de réalité virtuelle et saisit la tasse de café qu’il avait posé sur le bureau devant lui. Il avait une quarantaine d’années, son pantalon était usé et sa chemise mal repassée. C’était un ensemble qui allait à la perfection avec sa barbe de cinq jours et les quelques poils blonds autour de sa calvitie prononcée.

— Docteur Colbung ? Alors ?

C’était la voix de Mâat. Tailleur impeccable. Cheveux noirs ramenés dans un chignon, yeux en amande parfaitement maquillés. Elle avait enlevé son casque et regardait son collègue, anxieuse.

— Je pense qu’on a une percée de conscience généralisée. Va falloir tout couper, Nicole.

— Ce n’est pas possible, je dois tester encore 24 types de papiers toilette pour demain !

— Tu initialiseras une simulation neuve et tu recommenceras tout depuis le début.

Il regarda la jeune femme par-dessus ses lunettes avec un air sévère avant de reprendre.

— Et cette fois sans bidouiller le fichier de configuration.

L’homme rangea les casques de réalité virtuelle dans une sacoche et se leva. Il s’étira brièvement et poursuivit.

— C’est l’heure. Fin de la journée.

Nicole Wang suivit son collègue sans un mot. Ils sortirent de l’open space pour rejoindre dans le couloir l’ascenseur.

Lorsque les portes de ce dernier se refermèrent, l’homme reprit.

— T’es nouvelle, donc je ne vais pas te dénoncer au CPS, mais ne recommence jamais ça. Quand même, tu sembles avoir plus de cinq ans. Tu sais forcément que c’est comme ça que Stuttgart a commencé.

La jeune femme se mordit la lèvre. Si le Comité de Protection contre les Singularités avait vent de ses agissements, elle risquait gros.

— Vous pensez que cette percée de conscience aurait pu provoquer un autre incident ?

— Tu sais bien que la vitesse de propagation est exponentielle. Heureusement que tu es venue me voir, je ne suis pas sûr que ça aurait tenu un jour de plus. Tu as vu les réponses émotionnelles de ce type ?!

Le reste de la descente se fit dans un silence émaillé des bruits mécaniques de l’ascenseur.

Ce n’est qu’à l’arrivée au niveau du parking souterrain que Wang sortit de son mutisme.

— Docteur Colbung ?

L’intéressé, qui venait de sortir la clé de sa voiture de sa poche, se retourna en soupirant.

— Ouais ?

— Qu’allez-vous faire du monde que j’utilisais ?

L’homme regarda sa montre.

— Le serveur vient de finir sa destruction.

— Déjà ?!

— On ne prend pas de risque avec les débuts de singularité. Ce sont les règles de la boîte.

Devant l’air effaré de sa collègue, Colbung haussa les épaules.

— Je ne fais qu’obéir aux ordres.

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